30/01/2017 kaizen-magazine.com  7 min #124221

A Saillans, dans la Drôme les habitants prennent le pouvoir

C'est une première en France : aux municipales de mars 2014, dans ce village, une liste citoyenne s'est présentée et a remporté les élections. Depuis, la mairie fonctionne de façon innovante suivant un système - pensé par les habitants - à la fois collégial et participatif.


Les habitants de Saillans sont à l'image de la Drôme, l'une des dernières rivières torrentielles sauvages d'Europe, qui irrigue leur ravissant village adossé au Vercors : ingouvernables ! Lors des municipales de mars 2014, ils ont présenté une liste collégiale et participative : Autrement pour Saillans... tous ensemble. Et la vague démocratique a déferlé : ces citoyens, tous novices en politique, ont remporté les élections dès le premier tour, avec 56,77 % des voix, pour un taux de participation de 78,97 % (sur 1 070 inscrits). « Saillans est une commune contestataire. C'est dans ses gênes. D'ailleurs, depuis 1945, pas un maire n'a été réélu. » Six mois après sa défaite, François Pégon, maire congédié par ses administrés, confie son amertume à la terrasse ensoleillée d'un café, face au prieuré restauré sous son mandat : « La démocratie participative est un miroir aux alouettes. Voir ce groupuscule qui se dit apolitique prendre la commune, alors qu'il y a une forte idéologie derrière, que je qualifierais d'altermondialiste et d'anticapitaliste, me fait craindre que Saillans ne périclite. La politique est une affaire de professionnels, de techniciens. En plus, ils ont été élus, non pas sur un programme, mais sur une méthode... »

Un fonctionnement innovant


Cette méthode, n'en déplaise au politicien - François Pégon est également conseiller général, sous l'étiquette MoDem -, fait appel à l'intelligence collective. Derrière l'imposante porte de la mairie de cette commune, loin de rencontrer des « gauchistes subversifs » (sic), on fait connaissance avec des anciens du village et des néoruraux à la conscience en éveil. Autant de femmes et d'hommes qui ont su se mettre en lien les uns avec les autres dans une quête commune de changement de gouvernance. Parmi eux, Sabine Girard, ingénieur agronome de profession et mère de famille de trois enfants. Aujourd'hui élue à l'environnement et à l'énergie, la jeune femme de témoigne : « Si la démocratie représentative marchait, on ne se serait pas présentés. » Avant de décortiquer, avec un enthousiasme communicatif, le fonctionnement innovant de la nouvelle équipe municipale : « Nous sommes partis du schéma classique pour analyser ce qui n'allait pas. Deux écueils sont apparus. Dans le système traditionnel, c'est comme si on donnait les pleins pouvoirs au maire. Et, hormis le jour des élections, une fois tous les six ans, les administrés ne peuvent jamais prendre part aux affaires de la commune. D'autant qu'on ne les tient informés qu'une fois les décisions actées. Nous avons alors mis en place un système de gouvernance collégiale. De plus, nous avons inversé la pyramide pour placer les habitants au sommet, au centre du processus démocratique. »

Une énergie fédératrice

Il faut dire qu'à Saillans, le terrain est fertile en mobilisations citoyennes : la commune compte près de 40 associations, dont  Pays de Saillans vivant, pour 1 199 habitants. Cette association a vu le jour en janvier 2011, suite à la décision du maire, prise sans concertation, d'implanter un supermarché à la sortie du village. Un projet resté dans les cartons face aux pétitions et aux manifestations des Saillansons, soucieux de préserver les petits commerces du centre. Autre sujet qui a cristallisé leur mécontentement : l'abattage de trois arbres centenaires à la couronne ombreuse. Là encore, une décision imposée d'en haut. Portés par cette énergie fédératrice, les adhérents de l'association ont organisé, en novembre 2013, une réunion publique suivant les méthodes de l'éducation populaire. Répartis en groupes thématiques (vivre ensemble, stationnement, environnement, etc.), les participants étaient invités à établir un diagnostic de leur commune et à proposer des idées. 120 personnes firent le déplacement. Isabelle Raffner en garde un souvenir vibrant : « Je me suis dit : "Enfin un projet qui m'interpelle et me correspond !" Alors que la politique m'était un monde inconnu, j'allais pouvoir m'investir dans la vie de la cité pour le bien général. Cela m'a rassurée sur la nature humaine. » Depuis, cette professeur des écoles a été élue et est chargée de l'enfance, de la jeunesse et de l'éducation. Pour Fernand Karagiannis, membre de l'association Pays de Saillans vivant, « cette réunion a été l'élément déclencheur. Nous avons rassemblé, non pas contre un homme, mais contre une façon de gouverner. De même, nous avons rassemblé, non pas autour d'un programme politique imposé, mais pour que les habitants se prennent en main sur l'avenir de leur commune et construisent, ensemble, une pratique alternative de gouvernance. » La deuxième réunion de réflexion collective a fédéré 250 personnes. D'autres suivirent, avec le même succès. « Dans la rue, les cafés, au marché, tout Saillans parlait politique. L'émulation était incroyable », se souvient Sabine Girard. Tant et si bien que, les élections municipales approchant, une liste fut constituée, avec 22 candidats pour 15 places. Les dés étaient jetés !

Réinventer la gouvernance


Puisqu'il fallait légalement une tête de liste, le groupe a désigné celui qui, parmi les 22 candidats, avait le plus de disponibilités. C'est ainsi que, le 23 mars, Vincent Beillard, veilleur de nuit dans une maison d'accueil spécialisée, est devenu le nouveau maire. Du moins, l'un des nouveaux maires, suivant le principe de collégialité ! À ses yeux, « Saillans est un laboratoire dans lequel on tente de réinventer la gouvernance. À la différence des professionnels de la politique, qui finissent par se couper de la base et se livrent à des jeux de pouvoir, nous réinterrogeons, entre élus et avec les habitants, les normes, les institutions, toutes ces choses qui leur paraissent acquises. » Sa première adjointe, Annie Morin, retraitée de l'enseignement, lui fait écho : « Gouverner autrement revient à s'appuyer sur les compétences du village. Les gens ont des idées et sont dans la réalité de la vie. Il suffit d'oser. Alors on se rend compte que l'on a, chacun d'entre nous, un savoir à partager. » L'omniscience n'existant pas, l'équipe, à l'instar des élus de France, suit des formations, notamment dispensées par l' Association des maires de France, et consacrées, par exemple, à la gestion de la commune (dotée d'un budget de près d'un million d'euros).

« On attend de voir. »

Le collectif s'appuie également sur la secrétaire générale de la mairie, Caroline Postaire, qui a pris ses fonctions début septembre : « J'ai postulé, car ce fonctionnement collégial m'intéressait. Grâce au travail en équipe, on est moins dans le clivage agents-élus. Mais j'avoue que c'est assez déroutant, quand on a des habitudes de travail différentes. Concernant le reste, j'attends de voir : un mandat de six ans, c'est court. Le chronomètre est enclenché. Or, les démarches administratives sont lourdes et de nombreuses règles sont incontournables. Pour construire un bâtiment, on ne va pas faire appel aux Maçons du cœur ! Quant au budget, du fait du resserrement des recettes, il n'est pas extensible. » Cette agent territoriale exprime un sentiment partagé par beaucoup d'autres, au village et au-delà. Comme elle, ils « attendent de voir ». Durant les six mois de mise en route, l'équipe a reçu une cinquantaine de curieux venus de toute la France : journalistes, chercheurs, élus... En ces temps de profonde crise démocratique, l'expérience suscite un réel espoir d'une autre gouvernance.

Texte : Aude Raux

Photos : Éléonore de Frahan

Extrait de la rubrique Changeons de gouvernance de Kaizen 18.

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