11/07/2018 reporterre.net  7 min #143506

Ils aiment tellement les abeilles qu'ils ne prennent pas leur miel

Les abeilles disparaissent en France, victimes des pesticides, d'un parasite ou encore du frelon asiatique. Pourtant, certaines pratiques apicoles pourraient les affaiblir. Certains le pensent, et on développé des techniques alternatives.

  • Le Val-d'Ocre (Yonne), reportage

Nous sommes dans l'Yonne, dans la petite commune du Val-d'Ocre. Dans leur jardin augmenté du terrain d'une ancienne ferme, Céline Locqueville et Alain Richard ont établi une sorte d'utopie autour de la nature sauvage et des abeilles. Autour de leur maison, les herbes hautes le disputent aux plantes mellifères. Ici, une petite mare. Là, des constructions en ferraille soudée et des maisonnettes aux murs en bois cordé édifiées par Alain, spécialiste en écoconstruction. Céline, elle, est une ancienne paysagiste qui recommande aujourd'hui de laisser le plus possible les plantes pousser d'elles-même, sans les tondre ni les couper. C'est ce qu'elle appelle « les jardins mal rasés ». Elle organise des stages de vannerie, de cuisine avec des herbes et plantes sauvages ou encore de fabrication de ruches tressées. Car les abeilles tiennent un rôle central dans la vie du couple. Dans leur jardin, ils ont installé pas moins de cinq ruches de différentes formes et tailles. D'ailleurs, c'est ainsi que ce petit paradis s'appelle : les Petites Ruches.

Mais attention : ici, pas question de récolter du miel. Contrairement aux ruches de production qui contiennent déjà des rayons de cire à remplir, les ruchettes faites à la main par Alain et Céline sont vides et laissées à la disposition des abeilles. Selon les cas, le couple récupère des colonies sauvages trop proches d'un lieu fréquenté par les humains, ou attend simplement que l'une d'elle élise domicile dans la ruchette. C'est ce qui s'est passé pour la première d'entre elles, sur la terrasse de la maison. Assise non loin de l'entrée de la ruche, Céline Locqueville raconte, rêveuse : « Je l'avais installé ici il y a huit ans, pour montrer ce qu'est qu'une ruche vide. Et puis un jour, en plein stage, un essaim est venu et s'y est installé. C'était très impressionnant... Je me suis demandé s'il était raisonnable d'avoir des abeilles si près, juste à l'entrée de la maison. Mais, en fait, ça ne pose aucun problème : comme elles ne sont jamais dérangées, elles ne sont pas agressives. » Car les ruches de Céline et Alain ne sont jamais ouvertes, ni pour recueillir du miel ni pour prodiguer des soins à leurs occupantes.

« Une seule chose à demander aux apiculteurs modernes : interdire l'insémination artificielle des reines »

Et c'est bien cela, l'idée défendue aux Petites Ruches : si on laisse les abeilles tranquilles, elles ne s'en porteront que mieux. C'est le principe de ce qu'on appelle les « ruches de biodiversité ». Autrement dit, installer dans son jardin des sortes de nichoirs à abeilles comme pour les oiseaux, non pour recueillir du miel mais pour offrir un abri à une colonie et profiter accessoirement de ses qualités de pollinisatrice. L'idée est que la manière la plus efficace de lutter contre les difficultés que rencontrent les abeilles aujourd'hui (pesticides, parasites comme le varroa, prédateurs comme le frelon asiatique) est de les laisser trouver seules la réponse à ces nouveaux défis. « On a tous un rôle à jouer dans la préservation des abeilles, affirme Céline Locqueville. Cela ne relève pas de la seule responsabilité des pouvoirs publics, de l'industrie, de l'agriculture. On peut tous agir, par exemple en installant des ruchettes vides dans son jardin. Et plus on sera nombreux à le faire, mieux ce sera. »


Céline Locqueville et Alain Richard à côté de l'une de leurs ruches.

Mais Céline Locqueville va plus loin encore. Pour elle, la principale cause de disparition des abeilles est la manière de pratiquer l'apiculture aujourd'hui. Elle explique : « Dans une ruche de production, il y a au mieux des rayons en cire déjà imprimés, au pire des galettes de plastique. Ça devient une sorte d'usine à miel complètement artificielle. Et cela coupe le cycle de la vie d'une abeille, qui doit naturellement d'abord s'occuper des petits, puis produire de la cire et seulement ensuite aller butiner. »

Elle critique une autre pratique courante : le fait de prendre tout le miel produit par la colonie et de nourrir les abeilles au sucre, qui ne contient pas tous les éléments nécessaires à ces insectes comme la propolis et le pollen. Également néfaste, empêcher la colonie d'essaimer, c'est-à-dire de laisser la reine partir pour fonder une nouvelle colonie ailleurs en laissant de jeunes reines sur place. Enfin, elle réprouve l'insémination artificielle des reines par des mâles étalons connus pour donner des abeilles très productives en miel et peu agressives. « Si je n'avais qu'une seule chose à demander aux apiculteurs modernes, ce serait ça : interdire l'insémination artificielle des reines, ajoute Céline Locqueville. C'est une source terrible d'appauvrissement biologique car, dans la nature, la jeune reine va s'envoler hors de sa ruche pour s'accoupler avec 10 à 40 mâles différents. Pour moi, cette perte de diversité génétique est la principale cause de disparition des abeilles. »

Et si le miel devenait un produit de luxe ?

Les pratiques de l'apiculture moderne seraient-elles responsables de la disparition des abeilles ? Non, selon Gilles Lanio de l'Unaf (Union nationale des apiculteurs français). « Ce n'est pas une question de pratique, c'est une question d'environnement saturé en pesticides. Les abeilles n'ont plus de défense immunitaire, elles sont à la merci d'un petit rhume. Si on les laisse tranquilles, si on fait des sentiments, c'est fini, la colonie est morte. Les abeilles sont aujourd'hui sous perfusion. » Le porte-parole de l'Unaf en veut pour preuve qu'en apiculture bio comme conventionnelle, les pertes sont à peu de choses près les mêmes. Pour lui, revenir à des pratiques traditionnelles voire laisser ainsi les abeilles à elles-mêmes reviendrait donc à les condamner.

Quand on lui décrit l'exemple des Petites Ruches, et la vitalité des occupantes des ruchettes nichoirs jamais ouvertes qu'Alain et Céline ont disséminées dans leur jardin, Gilles Lanio ne semble pas impressionné. « Ils sont probablement dans une zone sans pesticides. Je les mets au défi de faire vivre leurs colonies dans des régions comme la Beauce, où le colza et le tournesol sont traités abondamment. C'est comme le fait de ne pas arroser ses plantes : ça va marcher une fois sur deux, selon les régions. » Il n'est pourtant pas hostile aux « ruches de biodiversité ». « C'est bien, ce qu'ils font, mais c'est une pratique marginale. Si on part sur cette stratégie, on ne va sauver qu'une très petite partie des abeilles. Ce n'est pas ce qui va sauver la profession et une partie de l'alimentation. »


Un modèle de ruche cévenole.

Est-il alors impossible de pratiquer une apiculture respectueuse des insectes qu'on élève ? Une solution serait peut-être d'utiliser un autre type de ruche, dont on peut extraire quelques kilos de miel sans déranger les ouvrières. C'est à cela que le retraité des chemins de fer et amoureux des abeilles Jacques Choquet a décidé de se consacrer. « Je suis parti vers le modèle des ruches cévenoles, avec un cadre en haut qu'on peut prélever sans ouvrir totalement », décrit-il. Dans les ruches de Jacques, la partie inférieure est en bois, comme un tronc d'arbre creux, qu'il décore de motifs en marqueterie. La partie supérieure est une sorte de couvercle en vannerie qu'on peut soulever pour prélever le cadre rempli de miel. Pourtant, là encore, pas question de prendre la production des abeilles si elles n'en ont pas suffisamment pour elles. « Je soulève les ruches pour évaluer la quantité de miel selon leur poids, explique Jacques Choquet. S'il y en a suffisamment, je prélève le cadre. L'année dernière, sur huit ruches, j'ai récolté 1,5 kilo de miel. L'année d'avant, c'était 12 kilos. Ça varie beaucoup selon la météo... Si je sens qu'une de mes ruches est fragilisée car trop légère, je leur donne des rayons avec du miel. »

Mais Jacques est retraité, et il ne pratique pas son activité pour en vivre. D'ailleurs, cela serait impossible avec une aussi faible récolte. Sauf peut-être si le miel devenait un produit de luxe, et les ruches des éléments de décoration artisanaux... C'est l'idée qu'évoque Céline Locqueville : « Ce serait un miel de très grande qualité, qui pourrait se vendre 100 € le kilo. Il y a aussi la cire qu'on peut récupérer. Celui qui voudrait faire un commerce de ruches pourrait éventuellement faire ça. »

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