11/07/2018 monde-diplomatique.fr  9 min #143524

« Ce sont les entreprises qui créent l'emploi », par Frédéric Lordon (Le Monde diplomatique, septembre 2016)

« Ce sont les entreprises qui créent l'emploi »

Depuis le début des années 1980, le terme de « patron » a peu à peu disparu des discours, au profit de l'expression « créateur de richesse » qui, il est vrai, correspond mieux au statut de héros modernes accordé aux entrepreneurs. L'idée selon laquelle « ce sont les entreprises qui créent l'emploi » suggère en effet que le bien-être collectif dépend en grande partie d'eux. Mais une telle croyance est-elle fondée ?

par Frédéric Lordon

Installation dans une usine en grève, banlieue parisienne, juin 1936.
© Coll. Philippe Doublet / Adoc-photos.

C'est sans doute la phrase la plus répétée de tout le discours économique médiatique et politique, la mieux bénie par le sens commun : « Ce sont les entreprises qui créent l'emploi. »

Affiche du film « Ressources humaines », de Laurent Cantet, 1999.
DR.

N'est-ce pas le patron qui décide d'un recrutement supplémentaire ? Le pire dans cette histoire, c'est que les principaux intéressés, ceux que la tenue de ce discours favorise le plus évidemment, savent eux-mêmes, mais d'une connaissance à la fois honteuse et inavouable, que cet énoncé est faux ! Les plus empotés ont parfois la maladresse de vendre la mèche ! Ainsi Jean-François Roubaud, alors président de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME), en janvier 2014, lors de l'élaboration du pacte de responsabilité. La question en discussion est celle des contreparties aux 50 milliards de ristournes fiscales : le patronat s'engage-t-il sur un volume global de créations d'emplois ? Évidemment, refus complet, mais assorti d'un argument : « Encore faut-il que les carnets de commandes se remplissent... »

Et voilà le roi nu : le souverain créateur d'emplois ne crée rien du tout. Il n'ouvre de nouveaux postes à pourvoir que s'il fait face à un volume présent ou futur de commandes qui le justifie. Mais jusqu'à plus ample informé, les entreprises ne font pas elles-mêmes leurs perspectives de chiffre d'affaires sinon ça se saurait, et la vie d'entrepreneur serait particulièrement simple.

Extrait de l'album d'André Franquin « Lagaffe mérite des baffes », 1979.
© Franquin, Gaston Lagaffe, tome 17, éditions Dupuis, all rights reserved /  dupuis.com www.dupuis.com

En première approximation, les entreprises enregistrent passivement un certain flux de commandes, dont les déterminations leur sont extérieures, et le convertissent en emplois nécessaires étant donné les tendances internes de la  productivité. On pourrait objecter que l'entreprise dispose au contraire d'un pouvoir propre d'attirer à elle plus de clients, soit en développant l'innovation, soit en réduisant ses coûts en vendant de meilleurs produits moins cher. Au niveau microéconomique, c'est incontestable. À ceci près que, à court terme, le jeu est finalement à somme nulle : les clients qui viendront à elle auront été soustraits à ses concurrents. Elle ouvrira en conséquence davantage de postes, mais les concurrents en ouvriront moins. Le jeu de la concurrence ne fait qu'opérer des redistributions sous contrainte du  revenu disponible global à dépenser dans l'économie.

Accorder aux entreprises des allègements de charges ou d'impôts n'a conduit qu'à une hausse du chômage
Le chômage de masse, une « opportunité » formidable ? Relayée par ce supplément de « Libération », l'émission animée par Yves Montand se chargeait d'expliquer dès 1984 la nécessité de renoncer aux archaïques conquêtes syndicales pour enfin épouser la « solution libérale ».

Au total, et au travers de toutes les réfractions sectorielles et concurrentielles, les entreprises ne font qu'opérer localement la conversion en emplois du volume d'activité déterminé par le processus global de la conjoncture. À l'opposé de l'imagerie du chef d'entreprise héroïque démiurge, la conjoncture d'ensemble est donc ce processus sans sujet qui est le vrai « créateur » de l'emploi. Cette confusion idéologiquement intéressée des causes aura donc conduit à la constance dans l'erreur depuis trente ans de politiques économiques qui aident le mauvais « agent créateur » : les entreprises, au lieu de la conjoncture. Soit : accorder aux entreprises des allègements de charges ou d'impôts qui sont de pures aubaines pendant que la politique macroéconomique s'enferme dans le carcan des règles européennes. Étonnons-nous que le  chômage n'ait pas cessé de croître...

Mais n'y a-t-il pas quand même un sens à donner à l'énoncé « Les entreprises créent l'emploi » ? Oui, à condition de considérer en effet « les entreprises » non pas séparément mais comme totalité. Les décisions d'investissement qu'elles prennent toutes ensemble constituent, agrégées, une sorte de pari macroéconomique sur l'avenir aux propriétés fortement autoréalisatrices. Car ces décisions d'investissement sont des décisions de dépense qui vont donner une impulsion à la conjoncture générale et valider ex post les paris, c'est-à-dire les anticipations de demande, formés ex ante. Malheureusement, cette coordination des anticipations et des paris d'investissement par lesquels en effet les entreprises vont faire, mais toutes ensemble, leur propre conjoncture, cette coordination est hautement improbable. C'est que nous célébrons un merveilleux système qui se définit précisément par le fait que les agents individuels y prennent leurs décisions en toute indépendance et sans se coordonner avec les autres : le  marché !

Frédéric Lordon

Économiste et philosophe, directeur de recherche au CNRS. Auteur d'On achève bien les Grecs. Chroniques de l'Euro 2015, Les Liens qui libèrent, 2015.

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