20/07/2018 les-crises.fr  11 min #143874

Les dangers du culte du chef, par Chris Hedges

Source :  Truthdig, Chris Hedges, 06-05-2018

Mr. Fish / Truthdig

Aucun leader, aussi talentueux et visionnaire soit-il, ne défie efficacement le pouvoir sans une base organisée et disciplinée. Le mouvement des droits civiques n'était pas plus incarné par Martin Luther King Jr. que le mouvement socialiste ne l'était par Eugene V. Debs.  Ella Baker, leader du mouvement pour les droits civiques, l'a compris : c'est le mouvement des droits civiques qui a créé Martin Luther King, et non King qui a créé le mouvement des droits civiques. Nous devons tenter de construire de nouveaux mouvements radicaux qui ne dépendent ni de subventions, ni d'une plateforme médiatique, ni du Parti démocrate, et qui ne soient pas centrés sur le culte du chef. Sinon, nous resterons impuissants. Aucun leader, quel que soit son charisme ou son courage, ne nous sauvera. Nous devons nous sauver nous-mêmes.

« Vous ne m'avez pas vue à la télévision, vous n'avez pas vu de reportages sur moi », a dit Baker, qui est décédée en 1986. « Le genre de rôle que j'ai essayé de jouer était de ramasser des morceaux ou d'assembler des morceaux dont j'espérais que l'organisation pourrait émerger. Ma théorie est que les gens forts n'ont pas besoin de leaders forts ».

Toutes nos organisations radicales et populaires, y compris les syndicats et la presse, ont été décimées ou détruites. Si nous voulons réussir à opposer le pouvoir au pouvoir, nous devons rejeter le culte de la personnalité, la conscience mortelle du Moi - qui séduit beaucoup de monde - y compris à gauche, pour construire de petits édifices auto-porteurs. Nous devons comprendre qu'il ne s'agit pas de nous. Il s'agit de notre voisin. Nous ne devons pas être paralysés par le désespoir. Notre travail est de nommer et d'affronter le Mal. Toutes les grandes croisades pour la justice durent plus d'une vie. Nous ne sommes pas évalués à l'aune de ce que nous réalisons, mais à celle de la passion et de l'honnêteté avec laquelle nous nous battons. Quand nous aurons compris tout ça, nous aurons une chance de contrecarrer le pouvoir des entreprises et de protéger un écosystème qui se dégrade rapidement.

Qu'est-ce que cela signifie ?

Cela signifie prendre du recul pour bâtir à l'échelle locale des collectifs et des réseaux relationnels qui, pendant des mois, voire des années, resteront ignorés de la culture majoritaire. Cela signifie qu'il faut commencer là où sont les gens. Cela signifie écouter. Cela signifie s'affirmer en tant que membre d'une communauté, prêt à faire des sacrifices personnels pour le bien-être des autres. Cela signifie abandonner certaines prétentions, être humble et souvent agir dans l'anonymat. Cela signifie, comme l'a dit  Cornel West, ne pas devenir « ontologiquement accro à la caméra ». Cela signifie, continue West, rejeter « l'obsession de soi comme une sorte de grand don messianique au monde ».

Pour s'organiser, il est essentiel de conduire des programmes d'éducation populaire qui enseignent aux gens, par le dialogue, les mécanismes de la puissance des entreprises privées et la nature de l'oppression subie. On ne peut pas combattre ce que l'on ne comprend pas. Les changements politiques efficaces, comme le savait Baker, ne sont pas le fruit de démarches essentiellement politiques. Ils sont fondés sur la solidarité humaine, la confiance mutuelle et la prise de conscience d'une situation. Comme  Harriet Tubman l'a dit : « J'ai sauvé beaucoup d'esclaves, mais j'aurais pu en sauver mille autres si les esclaves avaient su qu'ils étaient esclaves ». L'attaque du patronat contre l'éducation et le journalisme fait partie d'un effort concerté pour nous empêcher de comprendre le pouvoir des entreprises ainsi que les idéologies, comme la mondialisation et le  néolibéralisme, qui en font la promotion. Au lieu de quoi nous sommes envoûtés par le sordide, le salace et les choses sans intérêt.

La prise de conscience et l'émergence d'organisations de masse prendra du temps. Mais ces mouvements de masse ne peuvent pas devenir publics tant qu'ils ne sont pas assez forts pour mener des actions régulières, comme des actes de désobéissance civile et des campagnes de résistance passive. La réponse de l'État sera vicieuse. Sans une base dévouée et organisée, nous ne réussirons pas.

Bob Moses était directeur du projet Mississippi du SNCC (Student Non-Violent Coordinating Committee [Coordination étudiante non-violente, NdT]) au début des années 1960, lorsque ce groupe s'est organisé pour inscrire les Noirs sur les listes électorales. Dans l'État du Mississippi, la plupart d'entre eux n'avaient pas le droit de vote en raison des taxes électorales, des tests d'alphabétisation, des exigences en matière de résidence et autres obstacles. Moses, comme beaucoup d'organisateurs, a été tabassé et arrêté. Les Noirs qui ont tenté de s'inscrire sur les listes électorales ont été menacés, harcelés, licenciés, agressés physiquement, voire assassinés.

« Au fond, il s'agissait d'une guerre de guérilla de bas niveau », a récemment déclaré Moses à l'occasion d'un événement à l'Université de Princeton, dans le New Jersey. « Dans la guérilla, vous avez une communauté dans laquelle vous pouvez vous fondre, et dont vous pouvez resurgir. C'est ce que l'on avait. Nous avions un groupe d'activistes locaux qui avaient appartenu à des comités locaux de la NAACP [Association Nationale pour la Promotion des Gens de Couleur, organisation de défense des droits civiques, NdT] et qui étaient dans un état d'esprit différent après la Seconde Guerre mondiale. Ils étaient notre base. Je pouvais aller n'importe où, à n'importe quelle heure de la nuit, frapper à une porte. Quelqu'un allait l'ouvrir, me donner un lit pour dormir et de quoi manger. Ils surveilleraient mes arrières. »

« Nous avions une communauté de guérilla dans laquelle nous pouvions disparaître pour ensuite refaire surface et accompagner des gens sur les champs de bataille qu'étaient les tribunaux locaux où les gens essayaient de s'inscrire sur les listes électorales », a-t-il dit. « À ce moment-là, vous étiez exposé au danger, et prêt à l'accepter. Ce danger pouvait venir de la police routière de l'État, des shérifs locaux et des citoyens du Ku Klux Klan. Différents niveaux de danger. Le défi est de comprendre que vous n'êtes pas toujours en danger. Ceux qui ne l'ont pas compris n'ont pas résisté longtemps. Ils n'ont pas adhéré. »

« Une guérilla doit avoir une fin », a-t-il dit. « C'est ce que vous apprennent les guérilleros qui ont réussi à survivre et prospérer dans la lutte. La seule façon d'apprendre cela, c'est de s'immerger. Il n'y a pas de formation. Dans le Mississippi, la plupart des personnes qui ont fait cela étaient jeunes, 17, 18, 19 ans. Et elles y vivaient. »

Pour Moses, l'organisation se structure autour d'un sujet important pour la communauté - augmenter le salaire minimum, protéger les travailleurs sans papiers, rétablir le droit de vote des anciens prisonniers, bloquer un site de fracturation hydraulique, ou bien mettre fin aux expulsions, à la violence policière ou au rejet de déchets toxiques dans les quartiers. Les mouvements émergent spontanément. Les dissidents montent en compétence et se forment les uns après les autres. « Toute insurrection se mérite ».

« Si on vous met à terre assez souvent et qu'à chaque fois vous vous relevez, on finit par vous prendre au sérieux », a-t-il dit. « Ce n'est pas que vous qui parlez. On entend tout le monde en parle depuis toujours. Nous avons gagné leur confiance. Nous avons gagné le respect des jeunes d'un bout à l'autre du pays, pour les inciter à descendre dans la rue et à risquer leur vie. Ce pays est le leur. Ils faut qu'ils regardent ce qui s'y passe : que veulent-ils en faire ? Nous avons assis notre crédibilité. »

Moses a mis en garde les mouvements, comme Black Lives Matter [Les vies des Noirs comptent, NdT], contre une énorme présence médiatique sans base solidement organisée. Trop souvent, les contestations sont surtout des mises en scène, qui élèvent les manifestants au rang de radicaux ou de dissidents, tout en évitant la confrontation avec le pouvoir de l'État. En fait, l'État collabore souvent avec les manifestants, procédant à des arrestations symboliques chorégraphiées à l'avance. Cette façade d'activisme est en grande partie inutile. Les manifestations doivent prendre l'État par surprise et, comme dans le cas  des protecteurs des eaux de Standing Rock [Dakota], causer d'importantes perturbations. Lorsque cela se produira, l'État abandonnera toute retenue, comme il l'a fait à Standing Rock, et réagira par la violence.

« Vous ne pouvez pas être une personne médiatique et un militant », a dit Moses. « Si vous êtes à la tête d'un mouvement, c'est ce que vous faites et qui vous êtes qui a un impact sur les personnes que vous voulez voir faire le travail d'organisation. S'ils vous voient dans les médias, alors eux aussi veulent y être présents. Être une personnalité médiatique dans ce pays est lourd à porter. Les devoirs et obligations qui naissent de la présence médiatique sont incompatibles avec le travail d'organisation militante. Quand le SNCC a décidé qu'il avait besoin d'un porte-parole, il s'est coupé de sa base militante. Elle s'est désintégrée et a disparu. On ne pas faire les deux à la fois. »

Les mobilisations de masse, comme la Marche des femmes, ont peu d'impact à moins qu'elles ne fassent partie d'une campagne centrée autour d'un objectif précis. L'objectif - dans le cas du SNCC, l'inscription des électeurs - devient l'outil d'une conscientisation politique, voire d'un défi plus global du pouvoir établi. « Les gens doivent s'organiser autour des questions qui les préoccupent », a dit Moses. « Ils doivent formuler leur propre stratégie. Si la stratégie leur est dictée, le mouvement échouera. »

« Les gens ont besoin de se faire leur propre opinion sur tel ou tel sujet », a dit Moses. Ils doivent devenir des acteurs, et non se contenter d'écouter les autres.

« Ils peuvent développer leur capacité d'agir en essayant des choses. Ça marche, ou ça ne marche pas. Ils recommencent. Ils réfléchissent. Ils reformulent. Les membres de l'équipe assurent le suivi de ce qui est fait, et par qui c'est fait. Ils le documentent. C'est la différence entre une tentative de mobilisation des gens pour un événement, et une tentative d'amener les gens à s'engager et à réfléchir à un problème. »

« Quand vous faites de la désobéissance civile, le but n'est pas d'ébranler le pouvoir, mais de toucher des personnes », a-t-il dit. « Comment voient-ils ce que vous faites ? Les faites-vous fuir ? C'est un équilibre entre la direction et les militants. La désobéissance civile peut vous aider, ou non, à élargir votre base militante. »

Moses, qui croit que seule la résistance non-violente sera efficace, a déclaré que le mouvement anti-guerre au Vietnam s'était sabordé en n'acceptant pas, comme l'a fait le mouvement des droits civiques, la prison comme moyen de résistance. Beaucoup de membres du mouvement anti-guerre, a-t-il dit, manquaient de sens du sacrifice. Cette capacité à se sacrifier, a-t-il dit, est fondamentale pour obtenir la victoire.

« Le mouvement anti-guerre aurait eu un impact énorme s'il avait été capable d'accepter d'aller en prison », a-t-il dit. Ils auraient pu affirmer « Nous allons payer un certain prix. Nous allons gagner notre insurrection contre la politique étrangère du pays. On va dire non et aller en prison. De cette façon, ils auraient pu refaire surface à la fin de la guerre comme les insurgés ayant payé, à leur manière, le prix de la guerre. »

Source :  Truthdig, Chris Hedges, 06-05-2018

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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