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Sarah Abdelnour : «Marx est toujours d'actualité pour comprendre les prolétaires 2.0»

l'ubérisation de la société rend encore plus pertinent l'analyse de Marx, il est vrai qu'alors qu'on s'interroge sur le concept le plus appropriés, celui de prolétaire paraît plus adaptés que jamais (note de Danielle Bleitrach)

Par  Amélie Quentel 16 juillet 2018 à 17:36 (mis à jour à 17:51)

Le 11 août 2017, place de la République, à Paris, lors de la grève de livreurs à vélo Deliveroo. Photo Denis Allard.REA

Selon la sociologue Sarah Abdelnour, l'essor des travailleurs indépendants et des plateformes numériques a surtout permis de contourner le code du travail, avec l'aval de l'Etat. Prolétaires ubérisés de tous les pays...

Sarah Abdelnour : «Marx est toujours d'actualité pour comprendre les prolétaires 2.0»

Employés, ouvriers - soit plus de la moitié des actifs aujourd'hui - et tout particulièrement femmes et immigrés : voilà les personnes les plus vulnérables en 2018. Une très large partie de la population française. Pour Sarah Abdelnour, maîtresse de conférences en sociologie à l'université Paris-Dauphine, les «nouveaux prolétaires» sont «globalement les mêmes que les anciens». L'auteure reprend la définition de Karl Marx - «toutes les personnes qui ont besoin de vendre leur force de travail pour survivre, donc d'abord celles qui n'ont pas de patrimoine» - et explique comment ce terme de prolétaire«renvoie plus largement à un ensemble de positions sociales caractérisées par une faiblesse des rémunérations, de l'insécurité économique, une faible reconnaissance sociale et un éloignement par rapport aux lieux de pouvoir».

Sarah Abdelnour publie une réédition augmentée de son ouvrage les Nouveaux Prolétaires (Textuel), initialement paru en 2012, où elle défend la pertinence d'une grille d'analyse marxiste pour penser la question de la domination au travail. A l'heure du développement des inégalités et des politiques de dérégulation du travail, cette chercheuse met aussi en avant l'apparition de «nouvelles figures de prolétaires»depuis quelques années : les travailleurs «ubérisés».

Qui sont les «prolétaires 2.0» dont vous parlez ?

Ils sont nombreux dans le monde des indépendants, où de nouvelles formes de vulnérabilité économique sont apparues. Avec la promotion de la création d'entreprise, de plus en plus de travailleurs sont sortis des régulations collectives. Les formes «d'échange de travail», qui se développent sur les plateformes numériques sont devenues un véritable terreau de contournement du droit du travail. Ces plateformes ont entraîné un phénomène d'externalisation des travailleurs, qui sont à leur compte, de manière plus ou moins fictive. Ces nouveaux modes de travail permettent de plus de contourner des règles des professions réglementées : vous pouvez faire appel à des amateurs (au sens de non-professionnels) pour faire des travaux chez vous ou vous faire à dîner. Et puis, il y a les nombreuses plateformes de microtravail, comme Amazon Mechanical Turk, sur lesquelles le travail n'est pas déclaré : il s'agit alors de travail dissimulé, non encadré, non rémunéré.

Marx permet-il de comprendre la situation des travailleurs «ubérisés» ?

Si la pensée de Marx est toujours d'actualité pour analyser la situation des prolétaires 2.0, c'est que tout cela ressemble d'une certaine façon à ce qui se passait au XIXe siècle, avant que le droit du travail ne commence à se structurer : il y a en quelque sorte une réactualisation de ce moment que les historiens appelaient la «proto-industrialisation», quand, avant la concentration industrielle, le travail était très fragmenté - avec des tâcherons qui amenaient du travail de confection à des couturières travaillant à domicile par exemple - et passait sous le radar des lois sociales en train de se mettre en place.

A partir du XIXe siècle et des premières lois sociales, les prolétaires en bas de la chaîne sont progressivement rentrés dans l'ordre salarial. Et, au fur et à mesure que le salariat est devenu une condition plutôt désirable, l'Etat et les entreprises ont abandonné le bas de l'échelle, l'ont sorti du salariat, alors que les patrons, eux, sont devenus salariés. Maintenant, de hauts fonctionnaires offrent l'opportunité à des dirigeants d'entreprise salariés de recourir à du faux travail indépendant.

Selon vous, l'Etat serait «complice de la précarisation». Pourquoi ?

Ce que fait l'Etat en termes de régulation - ou plutôt de dérégulation - du travail consiste précisément à autoriser toutes ces formes d'emplois dérogatoires. C'est bien l'Etat qui crée la possibilité d'embaucher en CDD, qui a mis en place les contrats aidés, les stages, le statut d'auto-entrepreneur... Pourquoi ? Parce qu'on a quand même de larges pans de la machine étatique - les gouvernements et l'administration - qui se sont convertis au discours patronal selon lequel le travail est trop cher et pour qui la croissance économique viendra en dérégulant et en fragilisant l'emploi... ce que démentent nombre d'économistes, et ce qui néglige les enjeux de progrès et de développement social. Et au-delà de cette croyance, on peut observer les logiques d'intérêts à l'œuvre : les personnes qui ont le pouvoir de légiférer adoptent un point de vue socialement situé du côté du patronat. C'est ce qu'observait déjà Marx : on a les intérêts qui correspondent à la place qu'on occupe dans la société. Les objectifs d'harmonie sociale et de solidarité ne sont plus du tout au cœur des discours politiques. Depuis notamment le mandat de Nicolas Sarkozy et la création du régime d'auto-entrepreneur, il y a cette vision selon laquelle les travailleurs pauvres ou les chômeurs n'ont qu'à monter leur petit business s'ils veulent survivre, faire de tout un objet de revenu, marchandiser leur temps et ce qu'ils possèdent, et, surtout, ils ne devraient rien demander à l'Etat ou à l'entreprise pour mieux vivre. C'est, à mon sens, très dangereux en termes de solidarité et d'intégration sociale.

 Amélie Quentel SARAH ABDELNOUR LES NOUVEAUX PROLÉTAIRES Ed. Textuel, 2018, 160 pp., 15,90 €

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