09/08/2018 mondialisation.ca  5 min #144468

Le crime de penser

Mes articles sur l'Iran m'ont valu une volée de bois vert à deux reprises. Mon article « Violence sexuelle : et maintenant? » n'a pas plu à tout le monde. Dans ce témoignage sur la violence sexuelle, je me permets de ne pas abonder dans le sens du discours dominant. Quand je leur ai soumis mon article, certains médias traditionnels et dominants m'ont répondu « Merci Claude, mais cette fois-ci, nous allons passer. » Deux jours plus tard, Brigitte Sy voyait son film L'Astragale déprogrammé pour le motif fallacieux que « le moment n'est pas opportun pour débattre sereinement dans ce cadre avec une signataire de la tribune des 100 femmes ». Quel est le véritable motif de cette censure de Brigitte Sy? Ne pas pouvoir avoir un débat serein avec la réalisatrice parce qu'elle n'est pas d'accord avec la campagne de dénonciation encouragée par l'hashtag Balance ton porc. Ou ne pas vouloir entendre un discours plus modéré? Peut-on parler de sérénité dans cette campagne de dénonciation anonyme? L'accueil de la tribune des 100 femmes a été tout sauf serein.

Dans un monde hypermédiatisé, à une époque où l'information et la désinformation circulent à la vitesse de la lumière, avec l'omniprésence des médias sociaux et la multiplication des médias alternatifs, on pourrait espérer avoir accès à une diversité d'opinions et à des échanges enrichissants. Tout comme la peur de l'Autre qui mène rapidement à l'intolérance, à la xénophobie et au racisme, la peur du discours de l'Autre engendre l'intolérance et la censure. Ce qu'on nous dit c'est : ne sois pas différent, ne pense pas différemment et tout ira bien.

Il y a les bonnes causes et les mauvaises causes. Faut-il encore choisir le bon côté, sous peine de se voir ramener à l'ordre. Dans nos démocraties occidentales, la liberté de parole est garantie au niveau national par différents mécanismes mis en place : lois, politiques et procédures. La censure y est plus subtile que dans les pays reconnus comme étant des dictatures. Au niveau international, il existe des conventions pour protéger les droits de la personne. Elles sont le résultat d'un travail commun des États.

Au Canada, nous avons la Charte canadienne des droits et libertésqui fait partie de la Loi constitutionnelle de 1982. L'article 2 (b) y garantit la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de presse et des autres moyens de communication. Au Québec, l'Assemblée nationale a adopté en 1975 la Charte des droits et libertés de la personnedont l'article garantit, entre autres, la liberté d'opinions et la liberté d'expression. Écrire un texte ou réaliser une œuvre est un moyen d'expression. C'est donc protégé par les instruments cités ci-dessus. La seule censure admissible serait la tenue de propos haineux. Dans l'affaire qu'il convient maintenant d'appeler « l'affaire SLĀV », suivie de l'affaire Kanata, y-a-t-il eu des propos haineux? Que peut-on reprocher à Robert Lepage? L'appropriation d'une autre culture? De ne pas avoir demandé à des artistes autochtones de faire partie du spectacle?

Robert Lepage est un artiste, ses deux projets sont des œuvres artistiques. La création artistique est un moyen d'expression, par conséquent elle est protégée au Canada. Robert Lepage n'insulte personne et ne tient pas de propos haineux. En tant qu'artiste, il a souhaité créer une œuvre. Comme il l'explique dans son communiqué du 6 juillet 2018 : « Depuis la nuit des temps, la pratique théâtrale repose sur un principe bien simple : jouer à être quelqu'un d'autre. Jouer à l'autre. Se glisser dans la peau de l'autre afin d'essayer de le comprendre et, par le fait même, peut-être aussi se comprendre soi-même. Ce rituel millénaire exige, le temps d'une représentation, que l'on emprunte à l'autre son allure, sa voix, son accent et même à l'occasion son genre. » Un écrivain, se glisse dans la peau de ses personnages, un peintre interprète le personnage qui lui sert de modèle. Au cinéma, on passe son temps à jouer à quelqu'un d'autre et à réécrire la réalité. C'est la liberté et le droit d'un artiste de se nourrir de l'histoire d'autrui, de se la réapproprier pour la retransmettre après avoir fait une histoire universelle d'une histoire particulière. Je ne comprends pas en quoi Robert Lepage a été offensant. Vivrions-nous dans un pays où on ne peut plus aborder certains sujets historiques et culturels? Devrons-nous bientôt demander l'autorisation à une entité publique quelconque de créer une œuvre? Devrais-je soumettre mes projets chaque fois que je souhaite écrire un article, un roman ou un poème?

Je pense, en tant qu'artiste, avoir le droit de traiter des sujets que je veux. Je suis la seule responsable de la création de mes œuvres et personne ne devrait pouvoir me dire quoi écrire et comment l'écrire. Advenant que je « déraille », je serai la seule responsable de mes écarts. Je serai également la seule à en assumer les conséquences. Et, dans les cas extrêmes, je serai la seule à devoir en répondre devant la justice.

La liberté de discours et le droit d'exprimer des opinions différentes de l'opinion publique font partie des fondements de la démocratie. L'affaire Robert Lepage démontre à quel point cette censure « par la bande » nie cette liberté. D'un côté ceux qui condamnent Robert Lepage sans avoir réfléchi et compris quels étaient les véritables enjeux. De l'autre, ceux qui le défendent aveuglément sans avoir pris la peine d'analyser et de comprendre ce qui s'est réellement passé.

Claude Jacqueline Herdhuin

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