09/08/2018 tlaxcala-int.org  10 min #144469

Hippase de Métaponte, la loi du marché, et un tango

 Luis Casado

Il se peut que le curieux nom d'Hippase de Métaponte ne vous dise rien. Ce n'est pas de votre faute. Pas entièrement. Comme son nom l'indique, il naquit à Métaponte, aujourd'hui commune de Bernalda dans la région italienne de la Basilicate. Il vécut entre les VIe et Ve siècles avant notre ère, et fut un mathématicien « à la chilienne », c'est-à-dire pas très mathématicien. Néanmoins, c'était un excellent théoricien de la musique. Allez savoir pourquoi, il rejoignit l'école philosophique où Pythagore jouait le rôle de leader suprême. Pythagore, même maître Povedilla, maçon de son état, le connaît : lorsqu'il veut tracer un angle droit, celui qui, dans un parterre, fait « quelque chose comme 90° », il utilise la vieille recette du 3-4-5.

Les philosophes pythagoriciens, comme les partis politiques d'aujourd'hui, se divisaient en deux courants. Les fayots, plus proches de Pythagore, formaient une espèce de courant continu : les mathématiciens. Les autres, avec Hippase à leur tête, constituaient un courant alternatif : les acousmatiques. Comme vous le savez sûrement, le mot « acoustique » vient du grec ακουστικόϛ, et est formé du verbe ακούειν (akouein : entendre) et du suffixe τικόϛ (-tiko = relatif à). D'où l'on suppose que les akousmatiques n'exprimaient pas seulement leurs opinions, mais écoutaient aussi celles du prochain, ce qui est rare.

Hippase était un mec tout ce qu'il y a de futé : il calcula un dodécaèdre inscrit dans une sphère et, - c'est là que commencent ses malheurs -, il découvrit et démontra l'existence des nombres irrationnels - pire encore : l'incommensurabilité des nombres irrationnels. Jusque-là, les pythagoriciens pensaient que les nombres rationnels suffisaient pour décrire toute la géométrie du monde, de sorte que la découverte d'Hippase rabaissait Pythagore plus bas que terre - même si, personnellement, je n'ai jamais bien su comment on peut évoluer aussi bas.

Curieusement, Hippase passa l'arme à gauche de façon suspecte. On dit que, alors qu'ils étaient en bateau, Pythagore lui-même le fit passer par-dessus bord, énervé par la frustration et la honte éprouvée devant ses disciples. On n'entendit plus jamais parler d'Hippase, considéré par ses pairs de l'Ecole comme un « hérétique libre-penseur », - ce que les Italiens appellent un rompiballe [casse-couilles], un coglione [couillon], un stronzo [connard] et un mascalzone [voyou].

Groupe de Pythagoriciens célébrant l'apparition du soleil. Hymne au soleil levant, Fyodor Bronnikov, 1869

L'histoire du savoir humain regorge d'exemples de ce genre. Il suffit que Giordano Bruno affirme que l'univers est infini, qu'il existe des millions d'étoiles, que les astres se meuvent les uns par rapport aux autres, qu'il n'y a ni haut ni bas, mais des positions relatives, et autres hérésies de ce calibre, pour que le Pape Clément VIII le fasse torturer pendant trois ans, mettant fin à ces réjouissances en l'An de Grâce 1600, lorsqu'il décida de le faire brûler vif, non sans lui avoir au préalable fait couper la langue. A la décharge de Clément VIII, il faut dire que, condamné au bûcher, Giordano lui lança cette pique : « Tu as plus peur, toi qui me condamnes, que moi qui vais finir en grillade ».

Servet sur le bûcher. Gravure hollandaise de l'époque.

Plus tard, ce fut le tour de Michel Servet, théologien et médecin espagnol, né à Villanueva de Sigena, province de Huesca, dans le Royaume d'Aragon *. Servet, un des hommes les plus savants de son temps, se consacra à la géographie, aux mathématiques, à l'alchimie, l'astrologie, la médecine et la théologie.

Il redécouvrit la circulation pulmonaire et l'oxygénation du sang que l'Arabe Ibn Al Nafis avait déjà découvertes trois siècles auparavant. Esprit libre, Servet développa une pensée éloignée du dogme religieux, rejeta le dogme de la Sainte Trinité (qu'il appelait « les trois fantômes »), remit en question la divinité du Christ, et se déclara opposé au baptême des jeunes enfants parce que, selon lui, le baptême devrait être un acte conscient. Tout cela lui valut une double condamnation à mort, de la part des catholiques comme des protestants.

Arrêté à Genève, où il avait publié la Géographie de Ptolémée, il fut jugé et condamné pour hérésie par le Magnifique Conseil des Deux-Cents, dans lequel exerçait une grande influence Jehan Cauvin, plus connu sous le nom de Calvin. Le jour de grâce du 27 octobre 1553, Michel Servet mourut sur le bûcher, assassiné par des fanatiques religieux dont la sentence dit :

Contre Michel Servet du Royaume d'Aragon, en Espagne : Parce que son livre appelle la Trinité un démon et un monstre à trois têtes ; parce qu'il est contraire aux Ecritures de dire que Jésus-Christ est un fils de David ; et pour avoir dit que le baptême des petits enfants est une œuvre de sorcellerie, et pour beaucoup d'autres points et articles et exécrables blasphèmes par lesquels le livre est ainsi dirigé contre Dieu et la sainte doctrine évangélique, pour séduire et tromper les pauvres ignorants.

Pour ces raisons et d'autres encore, nous te condamnons, Michel Servet, à être lié et conduit au lieu de Champel, pour y être attaché à un pilori et brûlé vif, avec ton livre, manuscrit comme imprimé, jusqu'à ce que ton corps soit réduit en cendres, et que tu finisses ainsi tes jours pour être à l'avenir un exemple pour d'autres qui voudraient commettre les mêmes choses ».

Nous voyons plus ou moins la même chose au sujet du marché. Le marché, qui devrait être libre, qui est tout-puissant, qui sait tout sur tout, et inspire tant d'âneries aux économistes,... n'existe pas. Non seulement parce que les attributs dont le dote la théorie (atomicité de l'offre et de la demande, homogénéité des produits, libre entrée/sortie, transparence de l'information, mobilité des facteurs de production...) ne se constatent pas dans la réalité, mais aussi parce que, à la base, il est impossible de définir la demande.

Or, s'il n'est pas possible de définir la demande... l'offre est mal barrée, et c'est encore pire pour l'équilibre de l'offre et la demande, pour ne pas parler de la sage répartition de ressources que réalise le marché, facteur essentiel du bien-être et du Paradis sur terre. Vue sous cet angle, la si fameuse Loi de l'Offre et de la Demande disparaît comme par enchantement.

Laisse tomber les analyses économiques ! Que dit l'horoscope ?
El Roto

Dans leur tentative de copier les sciences physiques, les économistes ont voulu démontrer leurs belles théories au moyen de l'usage immodéré des équations mathématiques. Des siècles de cogitations et de petits calculs variés réussirent à prouver la « loi de la demande ». Un petit pas pour l'Homme, mais un grand saut pour l'Humanité. Toutefois, détail qui n'est pas anodin, la « loi » est valable pour un marché où il n'y a qu'un seul consommateur. Il a été impossible aux économistes de généraliser la « loi de la demande » à un marché où il y en a plus d'un. Marx appelait ces âneries des « robinsonnades », par référence à Robinson Crusoé avant l'arrivée de Vendredi, dont l'apparition, que ce soit lundi ou mardi, invalide la loi.

La « loi de la demande », péniblement calculée et démontrée, ne vaut donc que pour Robinson. Tant que Robinson vécut sur Más a Tierra (selon l'expression de Piñera**), la répartition du revenu n'avait pas d'intérêt. Mais, dès l'arrivée de Vendredi, elle prit une plus grande importance, car il devenait impossible de dériver une courbe de la demande agrégée. Un exercice qu'on pouvait faire les doigts dans le nez avec un seul consommateur devenait un casse-tête inextricable avec deux consommateurs, ou plus.

La courbe de la demande qui résulte de l'agrégation (Σ) de courbes de demande individuelles se comporte de façon imprévisible. La somme de tendances opposées conduit - occasionnellement - la courbe de la demande à monter malgré l'augmentation des prix, ou à baisser si les prix baissent. Bref, la courbe de la demande adopte une forme quelconque : il n'existe rien qui ressemble à une « loi de la demande ».

Ce résultat, connu comme le théorème de Sonnenschein - Mantel - Debreu, affirme que, dans le cadre de la concurrence parfaite (un système où l'Association de Défense des Consommateurs et l'Agence de Contrôle de la Concurrence deviennent superflus), il est impossible de déduire des comportements optimisateurs des entreprises et des foyers les conditions relatives à la forme de leurs fonctions d'offre et de demande.

Sonnenschein, Mantel et Debreu, dans les années 1972-1974 en gros, tentaient de démontrer exactement le contraire, et ils prouvèrent en fait, malgré eux, que le la Loi de l'Offre et de la Demande n'existe pas. Par voie de conséquence, le marché est un vaste bordel, un souk pas possible, exactement le contraire de ce que postule la Théorie de l'Equilibre Général. Le marché de la théorie néo-libérale n'existe pas.

- Et quand l'offre se réveilla, la demande était toujours là.
- Maintenant, raconte-moi une histoire de dérégulation.

Voilà donc réunies, depuis 45 ans, les conditions de possibilité d'un autre assassinat de qualité. Le dogmatisme tenait là un bon prétexte pour assassiner Hugo Sonnenschein, Rolf Mantel et Gérard Debreu. Cependant, les économistes préférèrent assassiner la vérité et se carrer le Théorème dans un endroit situé au Sud du corps. Jusqu'à aujourd'hui, la TV, la presse, les « experts » et les universités continuent à nous vendre l'histoire du marché et de la Loi de l'Offre et la Demande comme s'ils existaient.

À mon avis, ils fredonnent tous les jours les vers du tango d'Emilio González et Norberto Aroldi, Pa' que sepan como soy [Pour qu'ils sachent comment je suis] :

« Dégagez le passage... et ne vous bousculez pas : il y en a pour tout le monde, et en quantité.
Que le populo écoute attentivement : aujourd'hui, c'est un homme important qui fait cours...
...
Je ne m'occupe pas des blaireaux qui me regardent et qui font la tête
Je garde mes distances, et je sais jeter de la poudre aux yeux avec élégance ».

C'est ainsi que, pour les siècles des siècles,tant que le populo écoutera attentivement, les moyens de manipulation de masse continueront leur œuvre de désinformation.

Notes

*Entre 1137 et 1716, le Royaume d'Aragon faisait partie d'une Fédération dirigée par les comtes de Barcelone, c'est-à-dire la Catalogne. [NdlT]

**Más a Tierra (Plus près de la terre) est l'île de l'Archipel Juan Fernández, au large des côtes chiliennes, où Robinson Crusoé, le personnage de Daniel Defoe, était censé avoir échoué. Lors d'une visite à l'école de l'île, rebaptisée Robinson Crusoé en 1966 par le président Eduardo Frei, le président Piñera a déclaré aux enfants : « Vous avez de la chance de vivre là où Robinson Crusoé a vécu » [NdE]

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  politika.cl
Publication date of original article: 30/07/2018

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