17/08/2018 arretsurinfo.ch  13 min #144689

Pilger écorche vifs les médias dominants pour leur silence sur Assange

Pilger et Assange à Londres en 2011

Le cinéaste lauréat du prix Emmy et journaliste d'investigation John Pilger ne prend pas de gants pour qualifier les continuelles tentatives qui sont faites pour mettre fin aux activités de Wikileaks et arrêter son fondateur Julian Assange.

Dans cette interview, qu'il a accordée le 3 août 2018 à Dennis Bernstein et Randy Credico, Pilger parle de la santé gravement détériorée d'Assange et des dangers physiques qu'il encourt pendant cette période d'isolement quasi-total. Il s'en prend vertement aux médias occidentaux pour leur silence et leur alignement sur les positions gouvernementales et il parle aussi de la marginalisation et des poursuites judiciaires dont il est l'objet.

Par Dennis J. Bernstein and Randy Credico

Publié le 7 août 2018 sous le titre Pilger Excoriates Media on Assange Silence

DB : John quelles sont les dernières nouvelles que vous ayez sur Julian Assange, sur la manière dont il est traité et sur son état actuel ?

John Pilger : Pour autant que je sache, son état de santé est stationnaire. Il a besoin de soins médicaux qu'on ne peut recevoir que dans un hôpital. Mais on lui a fait savoir clairement que s'il tentait de s'y rendre, il serait arrêté. Depuis qu'il a été arrêté en 2010, Assange n'a été accusé d'aucun crime. Ce qu'il subit est une persécution absolument sans précédent. Julian pourrait quitter l'ambassade si le gouvernement de son propre pays, l'Australie, appliquait une pression diplomatique normale et légitime en faveur de son ressortissant. On doit se demander pourquoi cela ne s'est pas produit.

Mon propre sentiment est qu'il existe un haut degré de collusion entre les gouvernements autralien, britannique et US, dans le but de faire fermer Wikileaks et/ou de livrer Julian Assange aux Américains. Récemment, la ministre des Affaires étrangères australienne, Julie Bishop, s'est rendue à Londres et à Washington en compagnie de hauts fonctionnaires et a évoqué la question de Julian. Mais ils l'ont fait d'une manière qui ne correspond pas à celle dont un gouvernement digne de ce nom doit représenter ses citoyens. Ces gens se sont contentés d'écouter ce que leur disaient les gouvernements les plus dominants. À Washington, ils ont rencontré M. Pompeo, qui a refusé purement et simplement de discuter d'Assange. Je pense que la collusion vise à obtenir un marché, aux termes duquel Assange pourrait être autorisé à retourner en Australie à condition de fermer définitivement Wikileaks. Oui, je pense que c'est très, très probable.

Or, tel que je connais Julian, c'est là quelque chose qu'il n'est même pas question qu'il envisage. Mais c'est sans doute, oui, une de ces « offres misérables » qui ont été faites à Assange. Il faut savoir que des choses vraiment très curieuses sont proférées par des membres de ces deux gouvernements : le nouveau secrétaire aux Affaires étrangères de Grande Bretagne, Jeremy Hunt, a dit sarcastiquement que la police anglaise offrirait à Julian « un accueil chaleureux » quand il sortirait et qu'il lui faudrait faire face à des accusations sérieuses. Il n'y a pas d'accusation sérieuse. Il n'est accusé de rien du tout.

Hunt faisait-il allusion à un marché déjà conclu avec les États-Unis sur une extradition ? Je ne sais pas. Mais c'est là le milieu où se machinent des choses contre quelqu'un qui a un droit naturel à la justice alors que sa liberté est en cause. Liberté d'expression mise à part, la persécution que subit cet homme est quelque chose qui devrait saisir d'horreur tous ceux qui pensent par eux-mêmes. Si cela ne nous emplit pas d'horreur, c'est que nous avons capitulé sur quelque chose d'infiniment précieux.

DB : Ceux qui devraient être les plus horrifiés sont ceux d'entre nous qui font partie de la communauté du journalisme. John, j'aimerais que vous expliquiez une fois encore pourquoi Julian Assange est un journaliste si important, pourquoi tant d'organes de presse ont collaboré avec lui et ont fait leurs choux gras des informations qu'il fournissait. Nous parlons ici d'un éditeur et d'un reporter qui a changé l'histoire.

JP : Rien, dans l'époque où j'ai été journaliste, n'a égalé l'apparition de Wikileaks et son impact extraordinaire sur le journalisme. C'est probablement le seul organe de presse qui détienne un record de 100% d'authenticité et d'exactitude. Toutes les révélations de Wikileaks se sont avérées authentiques. Et cela a été fait « sans peur ni faveur ». Bien qu'elle se soit concentrée sur, mettons, les mails Clinton-Podesta ou sur les archives des guerres d'Irak et d'Afghanistan, l'organisation a diffusé, tous secteurs confondus, des informations que les gens du monde entier avaient le droit de connaître. Elle a diffusé quelque chose comme 800.000 documents sur la Russie, et aujourd'hui on accuse Wikileaks d'être un agent de la Russie !

Le journalisme de Wikileaks a couvert un espace universel et c'est la première fois qu'une telle chose se produisait. En Tunisie, la divulgation des documents Wikileaks a annoncé le Printemps Arabe. Les gens qui ont été en première ligne du soulèvement en Tunisie reconnaissent que c'est Wikileaks qui les a informés de ce que leur gouvernement répressif faisait derrière leur dos. Au Venezuela, Wikileaks a divulgué les télégrammes qui décrivaient en grand détail comment les États-Unis avaient l'intention de subvertir le gouvernement d'Hugo Chavez. Certains d'entre eux ont été publiés par les médias mainstream... quand ils collaboraient encore avec Wikileaks.

Les e-mails Clinton-Podesta, qui semblent avoir empli de ressentiment un certain nombre de personnes, ont été publiés dans le New York Times. Ces e-mails montrent le rôle-clé que Hillary Clinton et la Fondation Clinton ont joué dans le soutien à l'extrême jihadisme au Moyen Orient. C'était un élément d'information d'une grande importance pour que le public sache et comprenne ce qui se passait. En faisant cela, Wikileaks a rendu au public mondiall un service extraordinaire, non sans se faire par là quelques ennemis très sérieux.

Randy Credico : Les gens oublient parfois que, en même temps qu'un journaliste, Julian Assange est aussi un être humain. Vous le connaissez depuis longtemps. Pourriez-vous nous donner votre perception du genre de personne qu'est Julian Assange ?

JP : Julian est un individu à principes. Le fondement moral de Wikileaks est quelque chose de très important pour lui. Quand il a mis sur pied Wikileaks, il a écrit que toute l'idée de transparence, de faire honneur au droit de savoir des gens, était le but central du site. Il ressent cela très profondément. Toute tentative de faire un marché avec Julian pour fermer Wikileaks se heurtera sans aucun doute à sa résistance. En tant que personne, Julian est un homme très intéressant. Il a beaucoup lu. Il a étudié la physique. Il a un vrai sens de l'humour et j'ai souvent ri aux éclats avec lui de situations que d'autres auraient pu juger trop sinistres pour être même discutées. Son humour noir fait partie de son équipement de survie. Il est de toute évidence incroyablement résilient. Personnellement, je ne serais pas capable d'endurer ce qu'il a souffert, surtout ces dernières années. Mais tout cela se paie et sa santé continue de se détériorer. Ses proches en sont extrêmement préoccupés.

Dans une lettre au Premier ministre australien Malcolm Turnbull, le père de Julian, John Shipton, a écrit : « Je demande au Premier ministre de faire tout ce qui est en son pouvoir pour que Julian rentre chez lui, avant que la situation devienne une tragédie irréversible. » C'est pourquoi ceci est une si urgente affaire de droit à la justice d'un être humain, en même temps qu'une affaire du droit à fonctionner d'un organe de presse et de notre droit à recevoir l'information qu'il donne. Il y a sept ans d'ici, le Premier ministre actuel disait que quand un citoyen australien est menacé de cette manière, le Premier ministre a le devoir de réagir. C'était Turnbull avant qu'il devienne Premier ministre. À présent, le gouvernement australien de Turnbull joue son rôle habituel de 51e état des USA. C'est une véritable honte.

RC : Qu'en est-il de Theresa May et du gouvernement britannique ? Subissent-ils eux aussi des pressions des États-Unis ou y a-t-il des raisons internes pour qu'ils veuillent réduire Julian Assange au silence ?

JP : Tout se résume à la relation avec les États-Unis. L'Australie a une relation presque totalement servile avec l'Amérique : la structure de sa sécurité nationale, presque toute sa vie universitaire et certainement la quasi-totalité de ses médias sont intégrés au système US. Ce n'est pas tout à fait le cas pour la Grande Bretagne. Depuis la perte de son empire, à la fin de la Deuxième guerre mondiale, la Grande Bretagne a très fortement tenu à jouer au moins le second rôle derrière le nouveau pouvoir impérial. Dans beaucoup de parties du monde, elle est toujours le plus gros investisseur, par le biais de ses groupes d'affaires. Mais elle règle son pas sur celui des USA pour l'essentiel de sa politique étrangère. Il est intéressant de voir la corruption que cette espèce de relation génère. On a su, par exemple, que le ministère public de la Couronne a essayé d'empêcher les Suédois d'abandonner les poursuites entamées contre Julian sur des accusations bidon d'agression sexuelle. Londres a exercé de fortes pressions pour qu'elles ne le soient pas.

Julian est également perçu comme quelqu'un qui défie un système et ça, ce n'est tout simplement pas acceptable. Le ministère public de la Couronne a voulu que cette affaire perdure, alors même que le mandat européen émis par les Suédois aurait dû être abandonné en 2013. Quand Julian, l'année dernière, s'est présenté à une enquête sur cautionnement, cela a tourné à la honte absolue. La juge a décrit les conditions dans lesquelles il vit comme s'il s'agissait de vacances un peu prolongées. Ce qui n'a pas transpiré, c'est le conflit d'intérêt où baignait toute l'affaire : le mari de la juge tripatouille jusqu'aux cheveux dans l'establishment anglais de sécurité nationale et avait, pour cette raison, été nommé dans des documents Wikileaks. Parce que, de tous les médias sérieux [s'il en reste, ndt], il n'y a pas un seul qui se donne la peine d'examiner cette chasse aux sorcières contre Wikileaks, pratiquement rien de tout cela n'émerge jamais.

DB : La grande presse portera une responsabilité majeure si Julian est capturé, n'est-ce pas ?

JP : Comme vous le savez, Dennis, les gouvernements réagissent aux pressions des puissants medias. Ce n'est pas souvent le cas, mais quand cela arrive, les gouvernements changent de ton. Il n'y a eu aucune pression des médias aux États-Unis, en Grande Bretagne ou en Australie et pratiquement nulle part ailleurs, sauf du fait de programmes comme le vôtre, qui sont en dehors du mainstream. Vous avez absolument raison de dire que la responsabilité des journalistes dans ce qui est arrivé à Julian Assange et dans ce qui pourrait arriver à Wikileaks est indiscutable.

Je regardais ce matin une étude de Media Lens en Grande Bretagne, décrivant ce que la presse britannique a rapporté sur Julian Assange. Media Lens parle d'un tsunami d'insultes vindicatives personnelles, déversées sur Julian par des journalistes bien connus, dont beaucoup se targuent de libéralisme. Le Guardian, qui se considérait jadis comme le journal le plus éclairé du pays, a probablement été le pire. Les attaques frontales ne sont pas venues du gouvernement mais des journalistes. J'ai récemment décrit cela comme du « journalisme de Vichy », expression qui convient tellement aujourd'hui aux médias mainstream. Ils « collaborent », exactement comme le gouvernement de Vichy, en France, a collaboré avec les occupants nazis.

Jadis, il y a eu des espaces à l'intérieur des journaux mainstream pour la discussion objective, pour que soient mis sur le tapis de véritables griefs et injustices. Ces espaces ont été fermés complètement. Les attaques contre Julian Assange sont l'illustration de ce qui est arrivé aux soi-disant médias libres en Occident. J'ai été journaliste pendant très longtemps et j'ai toujours travaillé dans le mainstream, mais le journalisme que je vois aujourd'hui fait partie intégrante d'un establishment rapace, et les premières cibles de cette rapacité sont Julian Assange et Wikileaks. C'est, bien entendu, parce que Wikileaks produit l'espèce de journalisme qu'ils devraient, eux, produire. En réalité, Wikileaks a mis à honte les journalistes de grand chemin, ce qui explique le caractère profondément personnel des insultes qu'il essuie. Wikileaks a révélé ce que les journalistes auraient dû révéler depuis longtemps.

DB : À l'avocat du New York Times lui-même, il est arrivé de mentionner que si Julian Assange est poursuivi en justice, le Times pourrait bien l'être aussi, en vertu des mêmes lois.

JP : Il pourrait l'être mais il ne le sera pas, parce que le pouvoir ménage le pouvoir. Le New York Times fait partie de l'establishment. La différence avec Wikileaks, c'est que Wikileaks est en-dehors de l'establishment et véritablement indépendant.

DB : Quelle serait l'argument le plus fort que vous auriez à invoquer au nom de Julian Assange ?

JP : C'est très simple. Il s'agit de justice. Dans un prêche célèbre des années trente, le pasteur Niemöller a dit que quand les nazis sont venus chercher les socialistes, il n'a rien dit parce qu'il n'était pas concerné. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, il n'a rien dit parce qu'il ne l'était pas. Et il n'a rien dit quand ils sont venus chercher les juifs, parce qu'il n'était pas juif. Bien sûr, en fin de compte, ils sont venus le chercher, lui. Ce n'est peut-être pas un parallèle précis, mais si on permet que Julian Assange aille aux oubliettes, cela signifiera notre perte à tous. Cela signifiera que nous n'avons pas osé l'ouvrir, que nous n'avons pas osé agir. C'est ce silence, cet assentiment implicite, qui ont permis les grandes atrocités de l'histoire. Si nous permettons que Julian soit escamoté dans un super-trou d'enfer, ce sera une grande atrocité.

DB : Dans les bibliothèques, le silence est d'or. Dans le monde des droits humains, le silence équivaut au meurtre en masse. On dit qu'il ne faut pas crier au feu dans un théâtre bondé pour voir ce qui arrivera. Mais si vous savez que le théâtre est en feu et que vous ne criiez pas, vous êtes responsable de tout ce qui arrive ensuite.

Dennis J. Bernstein est l'animateur de Flashpoints sur les ondes de Radio Pacifica. Il est l'auteur de  Special Ed: Voices from a Hidden Classroom (« Édition spéciale : Voix en provenance d'une salle de classe cachée ». On peut consulter ses archives audio sur  www.flashpoints.net eton peut le joindre à  email protected

Randy Credico est un candidat politique perpétuel, un acteur, un animateur de radio, un militant et l'ex-directeur du Fonds William Moses Kunstler pour la Justice Raciale.

Original:  consortiumnews.com

Traduction:  lesgrossesorchadeslesamplesthalameges.fr

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