14/09/2018 les-crises.fr  13 min #145670

Comment Trump remodèle la politique étrangère américaine, par Paul Pillar

Source :  Consortium News, Paul Pillar, 10-07-2018

Les politiques de Trump façonnent les relations de l'Amérique avec le monde de manière importante, même si ces politiques ne présentent pas une stratégie cohérente, observe Paul Pillar.

L'envie, parmi les commentateurs, de décrire la politique étrangère de chaque président en termes de doctrine clairement définie est plus forte que jamais, mais Donald Trump présente peut-être le défi le plus difficile à relever jusqu'à présent pour les apprentis « définisseurs de doctrine ».

Cette observation n'est pas en soi une critique des politiques de Trump. La doctrine est surestimée. Compte tenu de la complexité des relations de l'Amérique avec le monde et de la multiplicité des intérêts américains en jeu, tout ensemble de politiques qui s'inscrit parfaitement dans une doctrine simplement définie est susceptible d'être trop simple pour défendre efficacement ces intérêts. Mais les politiques de Trump façonnent les relations de l'Amérique avec le monde de manière profonde, même si ces politiques ne signent pas le genre de stratégie cohérente digne du noble terme de « doctrine ».

Une tentative récente de définir une « Doctrine Trump »  a été rapportée par Jeffrey Goldberg, qui cite un « haut fonctionnaire de la Maison-Blanche ayant un accès direct au président et à sa pensée » affirmant qu'il existe définitivement une doctrine Trump, qui est « On est les États-Unis, et on vous emm... ». Cette remarque a une certaine validité en ce sens qu'elle reflète une attitude exposée par de nombreuses politiques de Trump. Cette remarque est un synonyme grossier de nationalisme affirmé, une étiquette qui s'applique clairement à une grande partie de ce que Trump a dit et fait et que les analystes d'une administration précédente  ont appliqué sous une forme plus distinguée à des gens comme Richard Cheney.

Mais en tant que description générale de l'approche globale de Trump vis à vis du monde, le concept ne manque pas seulement de précision, mais aussi de direction. Comment peut-on concilier cela avec le thème de la campagne de Trump, qui consiste à se sortir des engagements coûteux et sanglants à l'étranger dans lesquels des gens comme Cheney ont entraîné les États-Unis ?

Un autre récent effort de labellisation doctrinale  vient de Robert Kagan, qui définit la politique étrangère de Trump comme étant celle d'une « superpuissance voyou », une approche que Kagan décrit comme une « troisième option » qui contraste à la fois avec l'internationalisme et l'isolationnisme. Ce concept reflète fidèlement une grande partie de ce qu'ont été les politiques de Trump, en particulier un mépris pour les règles et l'ordre international et même des efforts pour saper ou détruire les règles. D'autres parties du tableau de Kagan et de son application d'étiquettes sont, cependant, à côté de la plaque. Sa description des politiques de Trump comme étant du « réalisme pur » devrait hérisser les vrais réalistes.

Trump fait la leçon au monde en septembre dernier à l'ONU. (capture d'écran de Whitehouse.gov)

Le réalisme ne voit pas, comme le voudrait Kagan, la politique internationale comme simplement une « lutte de tous contre tous » dans laquelle les alliés et les alliances seraient allègrement balayés. L'utilisation d'alliances, basées sur des intérêts partiellement convergents, dans un politique d'équilibre des pouvoirs est au cœur du réalisme traditionnel. Et bien qu'on retrouve la notion de tous-contre-tous dans une grande partie de la rhétorique trumpienne, elle ne reflète pas la politique de l'administration au Moyen-Orient, avec ses liens rigides entretenus par les États-Unis avec l'Arabie saoudite et Israël.

Kagan déclare également : « Les adversaires des États-Unis s'en sortiront bien dans ce monde, car l'Amérique de Trump ne veut pas de guerre ». Si « l'Amérique de Trump » fait référence aux grandes tendances de l'opinion publique américaine qui ont aidé à mettre Trump au pouvoir, cette affirmation est vraie. Mais comme c'est le cas pour beaucoup d'autres choses dans cette première année et demie d'administration Trump, il y a des déconnexions entre la rhétorique à visée domestique et la politique dirigée vers l'extérieur.

Il est difficile de faire coller le commentaire de Kagan avec la nomination par Trump du « super-faucon » John Bolton comme conseiller à la sécurité nationale, ou avec l'ampleur du recours à la force militaire par l'administration en Syrie et, ailleurs,  au nom de la lutte contre le terrorisme.

Des traits de caractère, pas de doctrine.

Les traits visibles et cohérents de la politique étrangère de Trump n'impliquent pas les types d'objectifs ou de principes qui méritent habituellement le terme de « doctrine ». Les traits ont des effets importants et les effets cadrent parfois avec des schémas reconnaissables, mais les effets ne sont pas des objectifs d'une stratégie cohérente. Le trait le plus remarquable des politiques de Trump a été de faire le contraire, et d'essayer de détruire, tout ce que son prédécesseur a accompli. Ce trait est au centre de ce que la « superpuissance voyou » de Kagan a fait, en particulier le rejet d'accords importants sur l'environnement, le commerce et la prolifération des armes.

Mais l'approche anti-Obama est uniquement négative ; elle ne dit rien sur le type de monde auquel les États-Unis aspirent et qu'ils veulent construire. En fonction des problèmes spécifiques en jeu, elle peut prendre des directions différentes de celles qui consistent à simplement démanteler des accords multilatéraux.

L'autopromotion en tant que maître dans l'art de la négociation est une autre caractéristique majeure de l'approche de Trump en matière de politique étrangère. C'est un autre trait qui ne permet pas d'appliquer de façon cohérente des principes de politique étrangère qui pourraient être décrits de manière plausible comme une doctrine. Toute notion d'ordre et de cohérence est oubliée, car les accords individuels sont médiatisés ou fustigés selon leurs signataires. D'où l'autosatisfaction de Trump pour la diplomatie nucléaire avec la Corée du Nord  qui se compare déjà désavantageusement à la diplomatie précédente avec l'Iran que Trump a condamné avec véhémence.

L'influence sur la politique de ceux qui ont aidé à élire le président n'est pas propre à Trump. Même si l'on met de côté la dimension russe - dont l'enquête est toujours en cours - de ce sujet, une telle influence est tout à fait claire dans le cas de Trump - surtout si l'on compare la rhétorique initiale de Trump avec ses positions ultérieures sur des sujets concernant  Israël et les  Arabes du Golfe.

En rapport avec cette dette de campagne, Trump continue d'accorder la priorité à sa base électorale et à chercher, au niveau national, les sujets propices aux applaudissements. Cette habitude a eu des effets considérables sur les relations extérieures des États-Unis, mais, encore une fois, ces effets n'ont pas grand chose ou rien à voir avec une quelconque vision cohérente de la place de l'Amérique dans le monde. Les États-Unis se lancent dans une guerre commerciale avec la Chine et l'Europe moins parce qu'une guerre commerciale occuperait une place prépondérante dans sa doctrine de politique étrangère que parce que sa position sur ce sujet lui vaut des applaudissements dus en grande partie aux perturbations économiques nationales teintées de xénophobie.

(Un thème récurrent de Trump depuis des décennies est que d'autres pays ont profité de l'Amérique).

Un exemple récent du même phénomène est la façon dont la pression ressentie par l'administration au sujet de sa gestion des enfants immigrants le long de la frontière sud des États-Unis a encore envenimé les relations des États-Unis avec les alliés européens - qui, dans n'importe quelle doctrine cohérente de politique étrangère, devraient être deux sujets sans aucun lien entre eux. Une partie de la réaction de Trump à la pression a été de mettre en avant avec encore plus de force les maux supposés de l'immigration. Dans cette réaction, il y a eu aussi  une sortie à propos de l'Allemagne qui non seulement était  fausse en ce qui concerne la criminalité, mais qui constituait une tentative inédite pour saper le gouvernement en place d'un allié important des États-Unis en faveur de certains des éléments les plus extrêmes de l'opposition nationale à ce gouvernement.*

Un problème de famille. (Twitter)

Enfin, il y a l'influence possible sur la politique étrangère des intérêts financiers privés de Trump et de sa famille. Jusqu'à présent, le sujet présente une image trouble et incomplète avec, pour l'essentiel, des reportages anecdotiques et de nombreuses questions faisant encore l'objet d'enquête. Mais étant donné que cette présidence américaine, plus que toute autre ces dernières décennies, a mêlé sans vergogne intérêts publics et privés, le sujet ne peut pas être ignoré.

Schémas qui en résultent.

Les effets plus larges de tous ces aspects de la conduite de la politique étrangère de Trump ne représentent pas des objectifs découlant d'une doctrine de politique étrangère. En effet, pour la plupart, il ne s'agit même pas d'objectifs. L'un de ces effets est un grave affaiblissement de l'Alliance de l'Atlantique Nord. Un autre est une inversion de tous les progrès réalisés par l'administration précédente (et il n'y en avait pas eu beaucoup) pour s'extraire de l'immersion profonde des États-Unis dans les conflits du Moyen-Orient. Ce modèle est illustré par le soutien continu des États-Unis à l'intervention hautement destructrice de l'Arabie saoudite et des Émirats au Yémen, qui a récemment pris de l'ampleur avec l'assaut du port de Hodeida.

L'effet global des traits laisse encore de grandes incertitudes sur certaines questions importantes, avec des traits différents tirant dans plusieurs directions. Le premier d'entre eux est la future relation entre les États-Unis et la Chine, dont une vision claire devrait faire partie de toute doctrine de politique étrangère digne de ce nom. Les premières mesures prises par Trump à l'égard de la Corée du Nord ont plutôt convenu à la Chine et laissent supposer l'établissement d'une relation de coopération. Mais la guerre commerciale va évidemment dans la direction opposée.

On peut faire une autre généralisation sur l'effet global que l'approche de Trump aura probablement sur la place de l'Amérique dans le monde, et qui implique un vocabulaire souvent utilisé dans les discussions de doctrines de politique étrangère. Les États-Unis seront plus isolés qu'auparavant.

D'autres États, qu'ils soient amis ou ennemis, seront moins disposés à négocier avec les États-Unis dès lors qu'ils sont gouvernés par une administration qui renie des accords antérieurs et qui, de l'avis d'autres gouvernements, négocie de mauvaise foi. Une telle méfiance empêche non seulement de conclure le genre d'accords multilatéraux que Trump rejette, mais aussi le genre d'accords bilatéraux qu'il dit favoriser. Pour en revenir à la typologie de Kagan, l'Amérique de Trump se rapproche de l'isolationnisme - dans la diplomatie, sinon dans le recours à la force militaire - non pas parce que l'isolationnisme fait partie d'une quelconque doctrine Trump, mais parce qu'il est un sous-produit de la façon de faire des affaires de Trump.

Cet  article a été publié à l'origine dans The National Interest.

Paul R. Pillar, qui a passé 28 ans à la CIA, est devenu l'un des meilleurs analystes de l'agence. Il est l'auteur de Why America Misunderstands the World

[*Trump avait déclaré « le peuple allemand se retourne contre ses dirigeants alors que l'immigration secoue la coalition déjà fragile de Berlin », ajoutant que la criminalité était en hausse en Allemagne, NdT]

Source :  Consortium News, Paul Pillar, 10-07-2018

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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