21/09/2018 les-crises.fr  13 min #145966

Alors que Trump « passe aux grands moyens » contre l'Iran et la Chine, quelle est la prochaine étape ? Par Alastair Crooke

Source :  Strategic Culture, Alastair Crooke, 02-07-2018

Alastair CROOKE

Au moins, c'est clair ; c'est explicite.  La formulation « We're America, Bitch » [Nous sommes l'Amérique, merde, NdT] d'un fonctionnaire américain dévoile la fumisterie du soft power [manière douce, NdT]. Il ne s'agit pas de « démocratie » ou de « liberté » : l'ordre universel mondial n'a jamais existé. Et, à son crédit, le président Trump n'hésite pas à le dire : Pourquoi s'excuser pour le pouvoir américain ? C'est l'utiliser, ou le perdre - et l'Amérique est encore assez forte pour obtenir ce qu'elle veut : rester le Dominant, affirme-t-il.

La Chine n'est pas d'accord. Elle a déjà dépassé les États-Unis en 2013 en termes de PIB à parité de pouvoir d'achat et sent maintenant que l'histoire est en marche : La Chine est sur le point de reprendre son ancien « moi », et se positionne comme la Culture primordiale (comme elle le croit depuis toujours), occupant le centre même du monde. La manifestation matérielle de ce « moi » redécouvert, est l'initiative Belt and Road (BRI) [nouvelle route de la soie, NdT], qui englobe une « communauté de destin partagé ». Mais l'expression politique extérieure de cette dernière est mieux illustrée par la formulation (à l'origine) russe de « l'eurasianisme » et de la multi-polarité, qui remonte aux années 1920.

Il est clair que la multi-polarité s'oppose directement à l'universalisme occidental et à la « fin de l'histoire ». Elle n'est pas anti-occidentale en soi, mais elle s'oppose directement aux projets utopiques occidentaux qui ont tenté de réduire tout ce qui est humain à une société modèle à taille unique. La notion eurasienne russe est celle de cultures différentes, autonomes et souveraines, qui en principe nie précisément l'universalité et l'hégémonie. Il s'agit plutôt d'un regroupement de « nations », chacune d'entre elles revenant à ses cultures et identités primordiales - c'est-à-dire la Russie étant « russe » à sa propre « manière culturelle russe » - et n'étant pas contrainte d'imiter l'impulsion de l'occidentalisation. Ce qui rend possible un tel regroupement plus large, c'est que les identités culturelles sont complexes et légendaires ; il échappe à l'obsession dominante de réduire chaque nation à l'unicité en matière de valeurs et à une seule « définition ». Ainsi, Le champ de la collaboration et de la conversation s'élargit au-delà du « soit, soit [faux dilemme, dans lequel au moins une option supplémentaire est omise, NdT] ».

Le président Trump devrait ostensiblement être perçu comme faisant partie du cercle de soutien à la renaissance de la souveraineté culturelle de l'Italie et de l'Europe - c'est du moins ce que Steve Bannon a suggéré après une récente visite en Italie, où il a cherché à présenter le nouveau gouvernement italien Lega/M5S comme l'embryon d'un soulèvement paneuropéen naissant, contre l'establishment libéral-progressif (mondialiste). Bannon a caractérisé cet « embryon » comme un « pivot de Trump ». Cependant, un penseur et auteur russe, en visite en Italie au même moment, voyait  la nouvelle orientation de l'Italie tout à fait différemment - comme les germes de cette « idée » multipolaire et eurasienne qui émergeait en Europe.

Il est peut-être vrai que Trump s'est engagé à raviver le « monde » libéral européen, comme l'affirme Bannon, mais le paradoxe profond ici est que le président américain cherche à obtenir sa déconstruction et à restaurer la puissance américaine brute, en utilisant les outils développés par l'establishment libéral pour faire du monde un monde globalisé et dirigé par les États-Unis. Il y a une contradiction fondamentale avec le fait d'être contre l'establishment libéral chez nous, tout en utilisant les mêmes outils pernicieux à l'extérieur, pour reconstruire l'Amérique intérieure. Il semble que sur ce point le visiteur russe était plus proche de la vérité que Bannon.

Le président Trump, semble-t-il, a l'intention de « passer aux grands moyens » contre la Chine,  contre l'Iran - et (qui sait), peut-être aussi l'Allemagne, en faisant siennes, précisément les « méthodes » de l'Establishment - que Trump méprise : hégémonie du dollar, revendications exceptionnalistes pour une compétence judiciaire mondiale américaine, et le droit de « faire » des changements de régime (c'est-à-dire en Iran) où et quand les États-Unis le veulent. Pour beaucoup - et certainement pour la Russie et la Chine - c'est un bourbier qui a besoin d'être drainé, comme n'importe quel équivalent de Washington.

David Stockman, ancien membre du Congrès et directeur du budget américain,  note à propos de la Chine :

« Peter Navarro, l'architecte même de... la guerre commerciale [a dit, après une chute de 400 points de l'indice du marché américain], il n'y a aucun plan pour restreindre les investissements étrangers aux États-Unis : Donald Trump ne veut que sauvegarder la technologie américaine et encourager le "commerce libre, équitable et réciproque »... Navarro proférait un tissu de véritables mensonges. En fait, en ce qui concerne les restrictions à l'investissement, l'Administration Trump s'apprête à activer une loi obscure et élastique vieille de 41 ans appelée International Emergency Economic Powers Act de 1977... Elle sera utilisée pour bloquer les investissements potentiels dans des « technologies d'importance industrielle » par des entreprises qui sont détenues à 25 % ou plus par des Chinois.

Inutile de dire que cela ouvrira une boîte de Pandore sans fond pour l'intervention de Washington et l'ingérence dans pratiquement toutes les transactions commerciales liées à la Chine en dehors des secteurs obsolètes. L'implication est que Donald met en place un oukaze sur les investissements pour empêcher les Américains qui possèdent une technologie de la vendre à n'importe quel partie étrangère - pas seulement les Chinois, selon le secrétaire Mnuchin - si un GS-15 du haut de sa tour d'ivoire la considère comme une technologie sensible. (NDT :GS-15: employé fédéral)

Et concernant l'Iran,

 Selon  Esfandyar Batmanghelidj , « de l'avis des observateurs chevronnés de l'industrie pétrolière », Trump est en effet « passé aux grands moyens ». S'exprimant lors d'une séance d'information générale mardi, un haut fonctionnaire du département d'État a annoncé que l'administration Trump veut éliminer complètement les importations de pétrole iranien par ses clients actuels. Le fonctionnaire a déclaré aux journalistes que, lors d'une tournée de plusieurs pays qui a déjà commencé par une visite au Japon, les responsables américains vont "demander que leurs importations de pétrole aillent jusqu'à zéro, sans discussion.

Cette guerre financière fait déjà mal en Chine (voir  ici - où un think-tank chinois met en garde contre une panique financière potentielle), et la campagne américaine  pour arrêter complètement les exportations de pétrole iranien, bien sûr, affectera l'Iran - même si la Chine et l'Inde ne tiennent pas compte des sanctions secondaires américaines, et continuent d'acheter du pétrole iranien (comme ils peuvent le faire). Il semble que les États-Unis soient en train de doubler la mise, et la seule chose qui pourrait faire réfléchir le président Trump, c'est une chute substantielle des marchés américains de 9% ou plus sur le S&P (voir  ici), dans la période précédant les élections de mi-novembre aux États-Unis. [NdT : S&P : indice boursier].

Dans ce contexte où Trump « passe aux grands moyens » pour la Chine et l'Iran (deux des principaux alliés de la Russie), les présidents Trump et Poutine doivent se rencontrer le 16 juillet à Helsinki. Nous ne connaissons pas l'ordre du jour, mais la spéculation selon laquelle la transaction clé sera celle de Trump cherchant à obtenir que la Russie lui facilite les choses pour son « Deal du siècle » - en échange d'un accord plus large sur la Syrie entre les parties - semble plausible. Une telle « concession » américaine sur la Syrie est un « cadeau » facile pour Trump - Il ne s'agit de guère plus qu'une reconnaissance de la réalité, simplement que les forces de R+6 ont gagné la guerre. Même Washington concède tacitement que c'est le cas.

Les éléments constitutifs de  l'accord du siècle restent inconnus, et l'attitude finale de la Russie à cet égard est donc également inconnue. Mais pour l'essentiel, avant sa publication, la diplomatie russe a fait preuve de circonspection et de méfiance sur la base de fuites (plus tôt cette année le ministère russe des Affaires étrangères était complètement dans le noir). Lavrov et Bogdanov ont tous deux exprimé l'opinion que la position américaine sur Jérusalem a dangereusement exacerbé les tensions au Moyen-Orient.

Il est probable que Moscou aura des réserves sur tout accord qui manifestement ne passera pas l'épreuve de l'acceptation palestinienne et ne voudra pas être perçu comme faisant partie de ceux qui imposeraient un dénouement à une population palestinienne réfractaire. Plus sérieusement, Moscou peut craindre que si les propositions américaines sont rejetées par les Palestiniens, les dirigeants israéliens ne feront qu'empocher des avantages pour Israël, ignorer tout ce qui est réservé aux Palestiniens et simplement annexer plus de terres. Cela peut créer de l'instabilité dans toute la région ou attiser la violence. Peut-être les deux. Bref, ce n'est pas un engagement facile à prendre pour la Russie.

Si l'on demande simplement au président Poutine d'inviter et d'exhorter le Premier ministre Netanyahou et Abbas à assister à la cérémonie de clôture de la Coupe du monde le 15 juillet, afin qu'ils puissent s'y rencontrer - cela ne devrait pas poser de problèmes au président Poutine, même s'il peut être sceptique quant au fait qu'Abbas accepte de rencontrer Netanyahou. Abbas sait que l'ambiance dans la rue palestinienne est totalement hostile à ce qu'ils comprennent comme étant les grandes lignes des propositions américaines, et en particulier à toute suggestion de ne pas faire de Jérusalem la capitale de l'État palestinien.

Que pourrait demander d'autre le président Trump à la Russie : qu'elle oblige l'Iran et le Hezbollah à se retirer complètement de la Syrie (comme l'exige Israël) ? Il ne serait tout simplement pas possible pour la Russie de prendre un tel engagement, et le président Poutine ne pourrait pas non plus l'appliquer dans la pratique.

Trump pourrait-il demander à M. Poutine de rompre les relations avec la Chine et l'Iran ? Quoi ? Jeter par-dessus bord deux alliés stratégiques de la Russie pour la multi-polarité - afin de lier le sort de la Russie à l'hégémonie unipolaire américaine ? Ce serait un choix étrange.

Et qu'est-ce que Trump pourrait offrir à Poutine ? Des pourparlers sur la désescalade concernant une nouvelle course aux armements ? Pas de problème. La fin des sanctions à l'encontre de la Russie ? Pas question : c'est le Congrès qui contrôle les sanctions américaines - et son penchant est de les augmenter et non de les réduire. Une solution pour l'Ukraine ? Difficile.

S'il y a si peu de place pour les problèmes de fond, cette réunion sert-elle à quelque chose ? Eh bien... Oui, cela donne un coup de pied aux fesses à l'Anglo-Establishment qui a mis tous les obstacles possibles à d'une telle rencontre. Poutine et Trump peuvent tirer une satisfaction considérable de ce seul point. Poutine sera peut-être aussi en mesure de donner à son collègue président une ou deux idées - en particulier sur l'Iran (à opposer à la vision maladive du monde des hauts responsables de la sécurité nationale et de la politique étrangère de Trump).

Alastair Crooke est un ancien diplomate britannique, fondateur et directeur du Forum sur les conflits basé à Beyrouth.

Source :  Strategic Culture, Alastair Crooke, 02-07-2018

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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