21/09/2018 reseauinternational.net  15 min #145976

L'Occident contre le reste du monde ou l'Occident contre lui-même ?

La frénésie de dénigrement contre les non libéraux menée par l’Occident a réduit ce qui devrait être un débat crucial au sujet d’un Occident apeuré, à un problème plus impérieux, celui de de l’Occident contre lui-même, selon Pepe Escobar.

Par Pepe Escobar

Où se situe le nœud du problème ? L’Occident contre le reste du monde ou l’Occident contre lui-même ?

Le Quatuor illibéral constitué par Xi, Poutine, Rouhani et Erdogan est dans la ligne de mire des homélies hautaines des « valeurs » occidentales.

L’illibéralisme est dépeint à maintes reprises de manière arrogante et provocante en Occident comme une invasion tartare 2.0. Mais plus près de nous, l’illibéralisme est responsable de la guerre sociale et civile aux États-Unis, car l’Amérique de Trump a oublié depuis longtemps ce qu’était l’Europe des Lumières.

La vision occidentale est un maelström d’une pseudo philosophie judéo-gréco-romaine, imprégnée de Hegel, Toynbee, Spengler et d’obscures références bibliques décrivant une attaque asiatique contre la mission civilisatrice de l’Occident « éclairé ».

Les cibles de l’Occident.

Ce maelstrom étouffe la pensée critique qui permet d’évaluer le confucianisme de Xi, l’eurasianisme de Poutine, la realpolitik de Rouhani et l’Islam chiite «  non contaminé par l’Occident « , ainsi que la quête de Erdogan à être le guide de la communauté mondiale des Frères musulmans.

A la place, l’Occident nous donne de fausses « analyses » sur la manière dont il faudrait féliciter l’OTAN pour ne pas avoir permis à la Libye de devenir une Syrie, ce qu’elle a fini par devenir, en fin de compte.

Dans le même temps, une règle d’or prévaut au sujet d’une puissance asiatique : ne jamais critiquer la Maison de Saoud, qui se trouve être la manifestation suprême de l’Illibéralisme. Ils ont un laissez-passer gratuit parce qu’après tout, ce sont  » nos salauds « .

La conséquence de cette frénésie de matraquage contre l’illibéralisme est qu’elle réduit ce qui devrait être un débat crucial au sujet d’un Occident apeuré contre le reste du monde, à un problème plus impérieux, celui de l’Occident contre lui-même. Cette bataille intra-occidentale se manifeste de plusieurs façons : Viktor Orban en Hongrie, les coalitions eurosceptiques en Autriche et en Italie, l’avancée de l’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) et les démocrates suédois. Bref, c’est La vengeance des « déplorables » européens.

Le paradis de Bannon retrouvé

Steve Bannon, le maître stratège qui a fait élire Donald Trump et qui prend maintenant le continent d’assaut, s’engage dans cette bataille européenne. Il est sur le point de lancer son propre groupe de réflexion, Le  Mouvement, à Bruxelles, pour fomenter rien de moins qu’une révolution populiste de droite.

Ce mouvement repose pleinement sur l’idée de Bannon de faire peur à divers pays de l’UE en paraphrasant Satan dans Milton’s Paradise Lost : « Je préfère régner en enfer que servir au Paradis. »

L’influence croissante de Bannon en Europe a atteint la Biennale de Venise, où le réalisateur Errol Morris a présenté un documentaire sur Bannon, American Dharma, basé sur 18 heures d’interviews avec « Svengali » Trump lui-même.

Bannon à Rome (CNBC)

Il y a deux semaines, Bannon s’est rendu à Rome, avec le soutien de Mischaël Modrikamen, le président du Parti Populaire de Belgique, qui est censé diriger le Mouvement. A Rome, Bannon a de nouveau rencontré le ministre italien de l’Intérieur Matteo Salvini – à qui il avait conseillé « pendant des heures » de rompre toute coalition politique avec la star en voie d’extinction Silvio « Bunga Bunga » Berlusconi. Salvini et Berlusconi sont de nouveau en train de marchander.

Bannon a très bien identifié l’Italie comme le vortex de la post-politique, le fer de lance de la croisade pour vaincre l’UE. Les élections du Parlement européen de mai 2019 devraient changer la donne. Bannon y voit une victoire certaine pour le populisme de droite et les mouvements nationalistes.

Dans cette bataille acharnée entre le populisme et le parti de Davos, Bannon veut jouer le rôle de The Undertaker [NDT: un catcheur célèbre] contre le poids plume George Soros.

Bannon séduit même les cyniques en France en désignant « Jupiter » Emmanuel Macron, dont la popularité aujourd’hui est en chute libre, comme l’ennemi public numéro un. Un hebdomadaire américain a déclaré que Macron était le dernier homme à pouvoir se placer entre les « valeurs européennes » et le fascisme. Bannon est, quant à lui, plus  réaliste : Macron est, dit-il, « un banquier Rothschild qui n’a jamais fait d’argent – la définition d’un perdant… Il s’imagine être un nouveau Napoléon. »

Bannon est en train de créer des connexions dans toute l’Europe parce qu’il a compris comment l’Occident colporte « le socialisme pour les très riches et les très pauvres » et « une forme brutale du capitalisme darwinien pour tous les autres ». Un certain nombre d’Européens saisissent facilement sa conception simpliste du populisme de droite, selon laquelle les citoyens doivent pouvoir trouver un emploi, ce qui est impossible lorsque l’immigration illégale est utilisée comme une arnaque pour faire baisser les salaires des travailleurs.

La stratégie politique qui sous-tend Le Mouvement est d’unir tous les vecteurs nationalistes européens – un ensemble hétéroclite actuellement fragmenté en souverainistes, néolibéraux, nationalistes radicaux, racistes, conservateurs et extrémistes dans une quête de respect.

A son crédit, Bannon a viscéralement compris que l’UE est de facto un vaste espace de « non-souveraineté » tenu en otage par les mesures d’austérité économique. La bureaucratie de l’UE peut facilement être interprétée comme un centre de l’illibéralisme : Ça n’a jamais été une démocratie.

Il ne fait aucun doute que Bannon a fait comprendre à Salvini la nécessité d’insister encore et encore sur le caractère antidémocratique de la direction de l’UE par l’Allemagne et la France. Mais il y a un énorme problème : le Mouvement, et la galaxie du populisme de droite, se concentrent presque exclusivement sur le rôle des migrants illégaux – ce qui amène les cyniques non idéologiques à soupçonner que cela pourrait n’être rien d’autre qu’une xénophobie d’État se présentant comme une révolte des masses.

Pendant ce temps, dans la grotte de Platon…

Mouffe: L’anti-Bannon. (Stephan Röhl-Wikimedia Commons.)

La théoricienne politique belge Chantal Mouffe, professeur à l’Université de Westminster et chouchoute de la société multiculturelle des cafés, pourrait facilement être présentée comme l’anti-Bannon. Elle a identifié la «  crise de l’hégémonie néolibérale  » et est capable de décrire comment la post-politique consiste à ce que la droite et la gauche se vautrent ensemble dans un marais conceptuel.

L’impasse politique de tout l’Occident tourne une fois de plus autour du TINA (There Is No Alternative) : Il n’y a pas d’alternative, en l’occurrence à la mondialisation néolibérale. La déesse du marché est Athéna et Vénus réunies en une seule. La question est de savoir comment organiser une réaction politiquement forte contre la marchandisation totale de la vie.

Mouffe comprend au moins que le fait de diaboliser le populisme de droite en le qualifiant d’irrationnel – tout en méprisant les « déplorables » – n’est pas tout à fait satisfaisant. Pourtant, elle place trop d’espoir dans la stratégie politique floue de Podemos en Espagne, de La France Insoumise en France ou de Bernie Sanders aux États-Unis. Le seul politicien progressiste en Europe qui a une vision claire du gouvernement est sans doute Jeremy Corbyn, qui consacre toute son énergie à combattre une campagne de diabolisation menée contre lui.

Sanders vient de lancer un manifeste appelant à une Internationale Progressiste – capable de définir un New Deal 2.0 et un nouveau Bretton Woods.

Pour sa part, Yanis Varoufakis, ancien ministre grec des finances et co-fondateur du mouvement démocratique  DiEM25, déplore le triomphe d’une  Internationale nationaliste – soulignant qu’ils  » sont issus du cloaque du capitalisme financiarisé « .

Pourtant, il fait appel aux mêmes vieux joueurs lorsqu’il s’agit de faire pression pour une Internationale progressiste : Sanders, Corbyn et son propre DiEM25.

La solution conceptuelle de Mouffe est de parier sur ce qu’elle décrit comme le populisme de gauche, qui peut être interprété comme allant du « socialisme démocratique » à la « démocratie participative », selon « les différents contextes nationaux ».

Cela implique que le populisme – diabolisé sans relâche par les élites néolibérales – est loin d’être une perversion toxique de la démocratie, et pourrait être authentiquement progressiste.

Slavoj Zizek, dans «  Le courage du désespoir « , ne pourrait être plus d’accord, lorsqu’il souligne que lorsque les masses  » non convaincues par le discours capitaliste  » rationnel  » préfèrent une  » position populiste anti-élitiste « ,  » cela n’a rien à voir avec le  » primitivisme de classe inférieure « .

En fait, Noam Chomsky, en 1991, dans  Necessary Illusions : Thought Control in Democratic Societies, avait brillamment montré comment la « démocratie » occidentale fonctionne réellement : « Ce n’est qu’en surmontant la menace de la participation populaire que des formes démocratiques peuvent être envisagées en toute sécurité. »

« Alors que veut l’Europe ? » demande Zizek. Il a le mérite d’identifier la « contradiction principale » de ce qu’il qualifie de « Nouvel Ordre Mondial » (en fait nous sommes encore sous l’emprise du désordre de l’Ancien Monde). Zizek décrit succinctement la contradiction comme étant « l’impossibilité structurelle de trouver un ordre politique mondial qui pourrait correspondre à l’économie capitaliste mondiale ».

Et c’est pourquoi le spectre du « changement » est si limité, et pour l’instant totalement capté par le populisme de droite. Rien de substantiel ne peut se produire sans une véritable transformation socio-économique, un nouveau système mondial remplaçant le capitalisme de casino.

Prenant les jeux d’ombre de leur grotte platonico-russophobe pour la réalité, tout en pleurant «  la fin de l’atlantisme « , les champions des « valeurs occidentales » préfèrent adopter une tactique de diversion.

Ils continuent à brandir la peur d’un Poutine « illibéral » et son  » comportement malveillant  » qui sapent l’UE, ainsi que le néocolonialisme  » piège de la dette  » que ces Chinois sournois ont imposé à des clients peu méfiants.

Ces élites ne pourraient pas comprendre qu’elles sont confrontées à une situation difficile qu’elles ont créée elles-mêmes, grâce au populisme du libre marché, qui se trouve être le summum de l’illibéralisme occidental.

 Pepe Escobar

Source :  consortiumnews.com

Traduction  Avic Réseau International

 reseauinternational.net

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