09/10/2018 reporterre.net  12 min #146760

Comment le lobby pro autoroute a imposé la liaison Toulouse-Castres

Après 20 ans de bataille, l'autoroute entre Castres et Toulouse devrait voir le jour. Ses partisans, le laboratoire Pierre Fabre en tête, ont obtenu gain de cause quand les propositions des opposants n'ont pas été considérées.

Une autoroute reliant Castres à Toulouse qui filerait entre les collines ? Dans la vallée du Girou, cette petite rivière sous-affluent de la Garonne, on en entend parler depuis le milieu des années 1990. Mais depuis le 20 juillet dernier, date de  la publication au Journal officiel de la déclaration d'utilité publique portant sur « les travaux de création d'une liaison autoroutière à 2×2 voies entre Castres (Tarn) et Verfeil (Haute-Garonne) sur une longueur d'environ 54 km », la perspective se précise. Cette nouvelle A69, qui, d'après la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal), coûtera près de 470 millions d'euros ( lire ci-dessous), est censée mettre Castres à 45 minutes de Toulouse, moyennant un péage de 7,50 €. Il faut aujourd'hui environ une heure et quart pour rallier ces deux villes en voiture en passant par la nationale 126, gratuite.

Dans un communiqué publié le 20 juillet, la ministre des Transports, Élisabeth Borne, se félicite d'une « nouvelle étape franchie dans la concrétisation » d'une liaison « emblématique d'investissements essentiels au service du désenclavement de nos territoires et de la mobilité au quotidien ».  En face, trois recours en annulation ont été déposés mi-septembre par le collectif des maires de la vallée du Girou, regroupant une quinzaine de communes concernées par le tracé, la section Midi-Pyrénées de France Nature Environnement (FNE) et l'association la Coulée verte de Saint-Germain-des-Près, une petite commune non loin de Castres. Déposés auprès du Conseil d'État, ces recours sont non suspensifs. « Ce sont les ministères qui nous répondront mais on sait déjà que cela peut prendre deux ans... » précise, fataliste, Sabine Mousson, maire du village de Teulat, à la pointe du combat pour une solution alternative, celle du réaménagement de la route nationale 126.

Interrogée sur les échéances prévues concernant la mise en œuvre du chantier et la livraison de l'ouvrage, la Dreal est demeurée très vague : « La future loi de programmation des infrastructures permettra de préciser, dans un contexte budgétaire très contraint, le calendrier de réalisation du projet de liaison autoroutière Toulouse Castres. »

Le lobbying incessant des laboratoires Pierre Fabre en faveur de cette autoroute

L'affaire aura donc duré plus de deux décennies, divisant « pro » et « anti ». Dès les prémices du projet, les laboratoires Pierre Fabre ont mené un lobbying incessant en faveur de cette autoroute. Deuxième groupe pharmaceutique privé français et deuxième groupe dermocosmétique mondial, revendiquant « plus de 13.500 collaborateurs dans le monde », l'entreprise est historiquement implantée à Castres. Mais aussi bien présente à Toulouse, où elle compte trois sites de recherche et développement (à l'Oncopole), dermocosmétique (à Vigoulet-Auzil), et de recherche sur la peau (à l'Hôtel-Dieu Saint-Jacques). Environ 1.000 de ses employés travaillent dans la Ville rose. Dans un document de « contribution au débat public Castres-Toulouse », non daté mais accessible sur le Net, le groupe Pierre Fabre explique pourquoi, selon lui, « la mise en concession est nécessaire » : plus sûre, favorisant la compétitivité et permettant aux « gens » de « vivre au pays », l'autoroute offrirait « l'opportunité de poursuivre depuis Castres le développement du groupe à l'international sans renoncer à nos racines ».


Prise de position officielle des laboratoires Pierre Fabre en faveur de l'autoroute Castres-Toulouse.

Acteur économique local majeur, le groupe, également propriétaire du Castres olympique (CO), champion de France de rugby en titre, n'a jamais fait mystère de son activisme en faveur du projet. En 2006, Pierre-Yves Revol, à l'époque dirigeant du groupe dont il préside aujourd'hui la fondation,  soulignait déjà dans La Dépêche du midi « l'implication farouche de Pierre Fabre mort en 2013 dans ce dossier » et expliquait que ce dernier arpentait tous « les salons et même les antichambres des ministères pour faire progresser ce dossier d'intérêt général » par la voie du privé et des concessionnaires. Le journaliste ajoutait : « Et c'est au cours d'un déjeuner avec le ministre des Transports, Dominique Perben, et Jacques Barrot, commissaire européen aux Transports, que Pierre Fabre a obtenu l'accord de l'État pour un recours à une concession afin d'aménager en 2x2 voies la liaison Verfeil-Castres. »

Deux ans auparavant, en juillet 2004, le groupe avait demandé à Infraplan, une « société de conseil en stratégie dans les opérations de transport », une note sur « la poursuite des actions en faveur d'une mise en œuvre très rapide de la liaison Toulouse-Castres ». Infraplan préconisait alors : « La stratégie la plus adaptée consisterait à obtenir de l'État la signature, avant fin 2006, d'un contrat de partenariat sur le projet. »

Contacté par Mediacités, le groupe Pierre Fabre n'a pas donné suite à notre demande d'entretien. Mais l'ensemble des acteurs que nous avons pu joindre confirment que la société a joué un rôle majeur. Les labos Fabre qui,  selon un document de travail du Sénat, déboursaient, en 2010, 14,7 millions d'euros au titre de la contribution économique territoriale (CET, ex-taxe professionnelle), ont naturellement entraîné dans leur sillage de nombreux élus locaux. Tel Philippe Folliot, député (LREM) de Castres, et Bernard Carayon, maire (LR) de Lavaur, ville où se trouvent le siège de Pierre Fabre dermocosmétique et celui de la fondation homonyme.

« C'est un projet politique où l'intérêt général du territoire n'est pas pris en compte »

En 2009, alors que se déroulait le débat public sur l'autoroute, ces deux hommes avaient cosigné une lettre (avec également le maire de Castres, Pascal Bugis, et le président de la chambre de commerce et d'industrie, Michel Maurel) adressée à la présidente de la commission particulière chargée d'organiser la concertation, Danielle Barrès, lui reprochant... d'avoir donné la parole à tout le monde durant le débat ! Curieuse conception de l'échange démocratique...


Lettre des élus favorables à l'autoroute, en 2009.

« Avec son poids et son aura, Fabre a réussi à rassembler du monde autour de ce projet : la plupart des élus, de droite comme de gauche, et les acteurs socio-économiques du territoire », constate Frédéric Manon, responsable de FNE Midi-Pyrénées et porte-parole du collectif RN126, qui fédère l'ensemble des porteurs d'alternatives. Comme en attestent les trois recours déposés en septembre, les habitants, élus et associations des rives du Girou refusant l'autoroute, tout comme le collectif Pact (Pas d'autoroute Castres Toulouse), n'ont pas baissé les bras. Avant que l'enquête publique unique, qui s'est tenue du 5 décembre 2016 au 23 janvier 2017, ne rende son avis favorable le 2 mars 2017, ils ont produit plusieurs documents pour préciser leur vision. « On est OK pour le désenclavement de Castres, résume Sabine Mousson, la maire de Teulat, mais nous disons qu'il y a pour cela d'autres solutions que l'autoroute. Et en particulier le réaménagement de la RN126. »

En décembre 2016, la mairie de Teulat a fait réaliser une préétude défendant l'aménagement sur place (ASP) de la nationale un document d'une cinquantaine de pages réalisé par le bureau d'étude Burotech. Et le 23 janvier 2017, le collectif RN126 et France Nature environnement publiaient un rapport contestant point par point les arguments en faveur de l'autoroute : augmentation de 42 % du coût du projet entre la concertation de 2007 et celle de 2017 ; estimation du trafic très discutable (la Dreal table, à l'horizon 2024, sur un trafic de 9.400 véhicules par jour, quand le « seuil de gêne » d'une 2×2 voies est à 25.000) ; possibilité d'un gain de temps quasi équivalent avec l'ASP de la RN126 ; impact environnemental élevé (316 hectares seront prélevés pour la liaison autoroutière, contre environ 200 en réaménageant la RN126). Des travaux solides, étayés, argumentés et qui, de plus, s'appuient sur deux avis « officiels » très sévères de l'Autorité environnementale et du Commissariat général à l'investissement (CGI).


L'avis du CGI.

Dans un avis publié le 5 octobre 2016, le CGI souligne que « le projet en tant que tel présente, du fait des annonces et décisions successives prises depuis plus de 20 ans, une faiblesse majeure du fait qu'il envisage exclusivement le recours à une concession autoroutière pour produire des gains de temps et de confort. S'il était de nouveau proposé au public de choisir, pour une même dépense du contribuable, entre un aménagement routier gratuit dans un délai raisonnable et une concession avec un péage élevé, il est très possible que l'aménagement de la RN126 soit préféré ».

Interrogés sur la façon dont ils ont pris en compte les propositions des collectifs, la Dreal et le ministère répondent que « la solution alternative a été analysée par les services de l'État. Il s'avère qu'elle ne permet pas de répondre aux objectifs, notamment d'aménagement du territoire, que poursuit le projet d'autoroute ». Frédéric Manon est amer : « En réalité, on n'a jamais eu de retour sur notre travail, on a écrit plusieurs fois au ministère des Transports pour être reçus et défendre nos propositions. Pas de réponse. C'est juste un mépris de l'autorité face à nos démarches. »

« C'est un projet politique où l'intérêt général du territoire n'est pas pris en compte, regrette aussi Sabine Mousson, la maire de Teulat : il n'y a pas eu de concertation réelle en matière d'aménagement et de développement du territoire pour l'avenir. » De fait, après vingt ans de lobbying intense et de pression politique sur le thème rebattu du désenclavement, la machine est passée : Toulouse-Castres devrait bien avoir son autoroute, à 15 € l'aller-retour.

UN PROJET D'AU MOINS 470 MILLIONS D'EUROS

Le projet de liaison autoroutière Castres - Toulouse (LACT) consiste en la réalisation d'une 2×2 voies et d'échangeurs entre Castres et l'A68 (qui relie Albi à Toulouse en passant à proximité de Verfeil, dans la Haute-Garonne). Cette réalisation comporte deux opérations : l'élargissement à 2×2 voies des 8 km qui relient l'entrée de l'A68 à Verfeil, où sera créé un échangeur, opération sous maîtrise d'ouvrage d'ASF. Et la création d'une nouvelle autoroute de 54 kilomètres entre Verfeil et Castres, sous maîtrise d'ouvrage de l'État, mais pour laquelle « il est prévu de recourir à une concession », selon la Dreal Occitanie. Un appel d'offre aura donc lieu où les candidats mentionneront « le montant de la subvention d'équilibre demandée » aux pouvoirs publics. Qui, en attendant l'attribution de la concession, se sont livrés à « une simulation de la subvention ».

Selon ces chiffres estimés par le ministère des Transports, le coût de l'ensemble de l'ouvrage serait de 468,3 M€ HT : 68,3 M€ pour l'élargissement de l'A680 et 400 M€ pour le tronçon Verfeil-Castres, incluant 11,2 millions « pour la levée des trois réserves émises par la commission d'enquête », qui concernent la réalisation d'un échangeur et deux aménagements d'itinéraires. Dans ce schéma, la subvention d'équilibre « calculée à titre indicatif » serait de 227 M€ supportée à 50 % par l'État et à 50 % par les collectivités territoriales : 59,5 M€ pour le conseil régional, 31 M€ pour le conseil départemental du Tarn, 3,5 M€ pour celui de la Haute-Garonne et 20 M€ pour la communauté d'agglomération Castres-Mazamet.

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