12/10/2018 entelekheia.fr  13 min #146937

Usa : selon une nouvelle étude, la population rejette majoritairement le politiquement correct



Avis aux partis politiques de gauche : ne tablez pas sur le politiquement correct pour gagner des élections. Il est même possible qu'il soit l'une des principales causes du vote Trump aux USA et de la montée des « populismes » en Europe. Pour mesurer l'étendue du rejet populaire du politiquement correct sous nos latitudes, l'étude dont il sera question ici devrait être également menée dans les divers pays de l'UE, et ses résultats devraient servir de support de méditation aux politiciens et officines de communication politique. En résumé : méfions-nous des bulles médiatiques et universitaires.

Par ailleurs, ce texte est à rapprocher de la conférence d'Emmanuel Todd à Sciences Po  postée hier, notamment pour ses propos sur les « déclassés d'en haut », à savoir les franges aisées et éduquées qui, selon son analyse, auraient voté Macron principalement pour se démarquer des hordes barbares électrices du FN.

Par Yascha Mounk
Paru sur  The Atlantic sous le titre Americans Strongly Dislike PC Culture

La jeunesse n'est pas un bon indicateur du soutien au politiquement correct, non plus que la race. |#e5e4e4
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Sur les réseaux sociaux, le pays semble se diviser en deux camps : Appelez-les les éveillés et les frustrés. La Team frustrée est emmenée par des gens majoritairement âgés et presque exclusivement Blancs. La Team éveillée est jeune, plutôt féminine et surtout noire, basanée ou asiatique (bien que des « alliés » blancs y aient leur part de présence active). Ces équipes, numériquement à peu près égales, sont en véhément désaccord sur la généralité, aussi bien que sur des points particuliers du fourre-tout connu sous le nom de politiquement correct.

La réalité n'a toutefois aucun rapport avec cette image. Comme l'affirment Stephen Hawkins, Daniel Yudkin, Miriam Juan-Torres et Tim Dixon dans une étude publiée mercredi dernier,  « Hidden Tribes: A Study of America's Polarized Landscape » (« Tribus cachées : une étude du paysage polarisé de l'Amérique du Nord »), la plupart des Américains n'entrent dans aucune de ces catégories. Ils partagent également plus de points communs que les combats quotidiens sur les réseaux sociaux ne le suggèrent, y compris une aversion commune envers la culture du politiquement correct.

L'étude a été rédigée par More in Common, une association fondée à la mémoire de Jo Cox, la députée britannique assassinée pendant la campagne du référendum sur le Brexit. Elle se fonde sur un sondage représentatif à l'échelle nationale portant sur 8 000 répondants, 30 entrevues d'une heure et six groupes de discussion mené de décembre 2017 à septembre 2018.

Si vous vous penchez sur ce que les Américains ont à dire sur des questions telles que l'immigration, l'étendue des privilèges des Blancs et la prévalence du harcèlement sexuel, disent les auteurs, sept groupes distincts se dégagent : les militants progressistes, les libéraux de gauche traditionnels, les libéraux de gauche passifs, les désengagés politiques, les modérés, les conservateurs traditionnels et les conservateurs convaincus.

Selon le rapport, 25 % des Américains sont des conservateurs traditionnels ou convaincus, et leurs opinions sont très éloignées du courant dominant américain. Environ 8 % des Américains sont des militants progressistes, et leurs opinions sont encore moins représentatives du « mainstream ». En revanche, les deux tiers des Américains qui n'appartiennent à aucun des deux extrêmes constituent une « majorité épuisée ». Leurs membres « partagent un sentiment de lassitude au regard de la polarisation du débat national, une volonté de faire preuve de souplesse dans leurs points de vue politiques et une absence de représentation ».

La plupart des membres de la « majorité épuisée », et d'autres encore, n'aiment pas le politiquement correct. Dans l'ensemble de la population, 80% estiment que « le politiquement correct pose un problème dans notre pays ». Y compris les jeunes, dont 74 % ont entre 24 et 29 ans et 79 %, moins de 24 ans. Sur cette question particulière, les éveillés sont clairement minoritaires dans toutes les tranches d'âge.

La jeunesse n'est donc pas une bonne base de soutien au politiquement correct - et il s'avère que la race non plus.

Les Blancs sont un peu moins susceptibles que la moyenne d'estimer que le politiquement correct pose un problème dans le pays : 79% d'entre eux partagent ce sentiment. Les Asiatiques (82 %), les Hispaniques (87 %) et les Amérindiens (88 %) sont les plus susceptibles de s'opposer au politiquement correct. Comme l'a dit un Amérindien de 40 ans de l'Oklahoma dans son groupe de discussion, selon le rapport :

On dirait que tous les jours, quand vous vous réveillez, quelque chose a changé... faut-il dire un Juif ou une personne juive ? Dit-on un Noir ? un Afro-américain ?... Vous marchez sur des œufs parce que vous ne savez jamais ce qui est acceptable. Donc, le politiquement correct dans ce sens est effrayant.

Ce qui est partiellement confirmé est que les Afro-Américains sont les plus susceptibles de soutenir le politiquement correct. Mais la différence entre eux et les autres groupes est bien moindre qu'on ne le suppose généralement : les trois-quarts des Afro-Américains s'opposent au politiquement correct. Cela signifie qu'ils ne sont qu'à quatre points de pourcentage moins susceptibles que les Blancs, et à seulement cinq points de pourcentage moins susceptibles que la moyenne, d'estimer que le politiquement correct pose un problème.

Si l'âge et la race ne déterminent pas le soutien au politiquement correct, qu'est-ce qui le détermine? Le revenu et l'éducation.

Alors que 83 % des répondants qui gagnent moins de 50 000 $ n'aiment pas le politiquement correct, seulement 70 % de ceux qui gagnent plus de 100 000 $ sont sceptiques à ce sujet. Et alors que 87 % de ceux qui n'ont jamais fréquenté l'université pensent que le politiquement correct pose aujourd'hui un problème, seulement 66 % de ceux qui ont un diplôme d'études supérieures partagent ce sentiment.

La tribu politique - telle que définie par les auteurs - est un indicateur encore meilleur des opinions sur le politiquement correct. Parmi les conservateurs convaincus, 97 % pensent que le politiquement correct est problématique. Parmi les libéraux de gauche traditionnels, 61 % partagent cet avis. Les militants progressistes sont le seul groupe à fermement soutenir le politiquement correct : Seulement 30% y voient un problème.

Alors, à quoi ressemble ce groupe ? Comparés au reste de l'échantillon du sondage (représentatif à l'échelle nationale), les militants progressistes sont beaucoup plus susceptibles d'être riches, très instruits et blancs. Ils sont presque deux fois plus susceptibles que la moyenne de gagner plus de 100 000 dollars par an. Ils sont presque trois fois plus susceptibles d'être titulaires d'un diplôme d'études supérieures. Et alors que 12 % de l'échantillon global de l'étude est Afro-américain, seulement 3 % des militants progressistes le sont. À l'exception de la petite tribu des conservateurs convaincus, les militants progressistes constituent le groupe le plus homogène du pays sur le plan racial.

Une question évidente porte sur ce que les gens entendent par « politiquement correct ». Au cours des entrevues et des groupes de discussion, les participants ont clairement indiqué qu'ils étaient préoccupés par leur difficulté à s'exprimer au quotidien : ils craignent que leur méconnaissance éventuelle d'un sujet ou un choix de mots irréfléchi n'entraînent des sanctions sociales graves pour eux. Mais comme la question de l'enquête ne définissait pas le politiquement correct, nous ne savons pas exactement comment les 80 % d'Américains qui le considèrent comme un problème le comprennent.

L'idée selon laquelle les opinions sociales de la plupart des Américains ne sont pas aussi nettement divisées selon l'âge ou la race qu'on ne le pense communément est largement corroborée par des données supplémentaires. D'après le Pew Research Center, par exemple, seulement  26% des Noirs américains se définissent comme libéraux de gauche. Et dans l'étude de More in Common, près de la moitié des Latino-Américains affirment que « de nombreuses personnes sont aujourd'hui trop sensibles à la façon dont les musulmans sont traités ». Pour leur part, deux Afro-Américains sur cinq estiment que « l'immigration est aujourd'hui mauvaise pour les États-Unis ».

Dans les jours précédant la publication de « Hidden Tribes », j'ai  mené une petite expérience sur Twitter en demandant à mes followers de deviner quel pourcentage d'Américains estiment que le politiquement correct pose un problème dans ce pays, avec des résultats frappants : presque tous mes followers ont sous-évalué les chiffres du rejet du politiquement correct par les Américains. Seulement 6 % ont donné la bonne réponse. (Quand je leur ai demandé comment, selon eux, les gens de couleur considèrent le politiquement correct, leurs réponses étaient, sans surprise,  encore plus loin du compte).

De toute évidence, mes followers sur Twitter ne sont pas un échantillon représentatif de l'Amérique. Mais comme l'indiquent leurs sentiments  largement favorables au politiquement correct, ils sont probablement assez représentatifs d'un milieu intellectuel particulier auquel j'appartiens aussi : les Américains politiquement engagés, très instruits, de tendance gauche libérale, c'est-à-dire ceux qui dirigent les universités, publient les principaux journaux et magazines du pays et conseillent les candidats politiques du Parti démocrate sur leurs campagnes.

Par conséquent, notre perception largement erronée des sentiments de la plupart des gens à l'égard du politiquement correct devrait probablement nous amener à repenser certaines de nos autres hypothèses de base sur le pays.

Il est évident que certains éléments de droite se moquent des dérapages du politiquement correct, quand il s'en produit, pour affirmer leur droit à cracher de la haine raciale pure et simple. Et il est compréhensible qu'aux yeux de certains progressistes, cela fasse de quiconque ose critiquer le politiquement correct un séide, ou du moins un idiot utile de la droite. Mais ce n'est pas juste envers les Américains qui se sentent profondément aliénés par la culture des éveillés. En effet, 80 % des Américains pensent certes que le politiquement correct pose un problème dans le pays, mais un nombre encore plus important, 82 %, estiment que l'incitation à la haine pose également un problème.

Il s'avère que si les militants progressistes tendent à penser que seule l'incitation à la haine pose un problème, et que les conservateurs convaincus tendent à penser que seul le politiquement correct pose un problème, une majorité claire des Américains ont un point de vue plus nuancé : Ils détestent le racisme. Mais ils ne pensent pas que la pratique actuelle du politiquement correct représente un moyen valable de surmonter les injustices raciales.

L'étude devrait également inciter les progressistes à plus d'autocritique quant à la façon dont les normes du discours servent de marqueur de statut social. Je ne doute pas de la sincérité des gens aisés et instruits qui interpellent les autres s'ils utilisent des termes « problématiques » ou commettent un acte « d'appropriation culturelle ». Mais ce que la grande majorité des Américains semblent percevoir, du moins d'après les recherches menées pour « Hidden Tribes », n'est pas tant un véritable souci de justice sociale qu'un étalage de supériorité culturelle.

Pour les millions et les millions d'Américains de tous âges et de toutes races qui ne suivent pas la politique avec attention et qui s'inquiètent davantage de leur loyer que de débattre de la bienséance politiquement correcte d'une robe de bal portée par une adolescente de l'Utah, la culture contemporaine de la dénonciation publique ressemble à un prétexte pour se moquer des valeurs ou de l'inculture des autres. Comme une femme de 57 ans du Mississippi le disait :

La façon dont vous devez appeler les choses comme il faut. Et si vous n'utilisez pas le bon terme, vous discriminez. Comme si tout le monde devait être au fait des termes appropriés à employer, alors que certains d'entre nous ne le savent tout simplement pas. Mais si vous ne savez pas, c'est que quelque chose ne tourne pas rond chez vous.

L'écart entre la perception des progressistes et la réalité des opinions du public sur cette question pourrait nuire aux institutions que l'élite éveillée dirige collectivement. Une publication dont les rédacteurs pensent qu'ils représentent les opinions d'une majorité d'Américains, alors qu'en réalité, ils s'adressent à une frange minoritaire du pays peut finir par voir son influence et son lectorat diminuer. Et un candidat politique qui croit parler au nom de la moitié du pays alors qu'il exprime l'opinion d'un cinquième de la population risque de perdre les prochaines élections.

Dans une démocratie, il est difficile de rallier ses concitoyens à sa cause ou d'obtenir l'appui du public pour remédier à des injustices bien réelles, quand on est aussi foncièrement loin du compte sur leur vision du monde.

Yascha Mounk est conférencier à Harvard spécialisé dans les questions relatives au gouvernement. Il a écrit  The People vs. Democracy: Why Our Freedom Is in Danger and How to Save It, Harvard University Press, 2018

Traduction et note d'introduction Entelekheia
Illustration Pixabay

 entelekheia.fr

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