17/10/2018 histoireetsociete.wordpress.com  13 min #147118

Comment un historien peut changer la société: entretien avec Gérard Noiriel

Gérard Noiriel à l'EHESS. Capture d'écran Canal-U.
SOCIÉTÉ
PAR
 Nicolas Bove
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Retour avec Gérard Noiriel sur le rôle et la perception de l'histoire dans la société française à l'occasion de la parution de son livre « Une histoire populaire de la France ». Un entretien sur l'histoire populaire plutôt que communautaire.

Gérard Noiriel est l'auteur, en 2018, d'Une histoire populaire de la France, une histoire « de la domination, entendue comme l'ensemble des relations de pouvoir qui lient les hommes entre eux ». L'historien français, directeur d'étude à l'EHESS (l'École des Hautes Études en Sciences Sociales), croit en « l'émancipation par la connaissance«. Son ouvrage a été écrit pour « aider les lecteurs, non seulement à penser par eux-mêmes, mais à se rendre étrangers à eux-mêmes, car c'est le seul moyen de ne pas se laisser enfermer dans les logiques identitaires«.

Un tel discours, une telle ambition, abordés avec une sérénité certaine, une volonté d'honnêteté intellectuelle indéniable nous ont fait éprouver le besoin d'aller à la rencontre de cet universitaire. Il s'est fait une règle de consacrer une partie de son travail à faire le pont entre le monde de la recherche universitaire et du grand public.  Il est l'auteur de Chocolat, clown nègre, qui fut adapté au cinéma par Roschdy Zem avec Omar Sy dans le rôle titre. L'homme, qui se revendique de ce qu'il appelle les « transfuges sociaux » - il vient d'un milieu modeste - se soucie de ses lecteurs et de « la fonction sociale de l'histoire«, quitte à, parfois, se faire violence, pour être entendu dans l'espace public.

Revenant à la fois sur son ouvrage et sur des questions d'actualité, nous avons échangé, avec Gérard Noiriel, par écrit. Il a été question des minorités, des liens entre politique et savoir, du monde scientifique... Sans jugement - une pratique que Marc Bloch tenait pour étrangère au travail historique - il nous parle ici de l'abrutissement par « l'information-spectacle », là de la figure de l'intellectuel, tout en déplorant le retour des conservateurs et en se souciant de l'évolution la plus récente de l'enseignement de l'histoire. Toujours, le discours est réfléchi et mesuré. L'outrance et la polémique passent leurs chemins.

Dans votre livre, face aux histoires « des minorités », vous essayez de préserver « l'histoire des classes populaires » en vous attachant au primat de la lutte des classes : cette démarche d'historien est-elle, aussi, politique ?

Gérard Noiriel - Non ce n'est pas une démarche « politique », même si je défends la fonction civique de l'historien. A partir de 1968, les intellectuels ont étendu abusivement le sens du mot « politique ». Plutôt que d'affirmer, comme beaucoup d'entre eux, que « tout est politique », je préfère dire que toute relation sociale est une relation de pouvoir. Mais j'utilise ce dernier terme dans un sens neutre, sans jugement de valeur. Une relation de pouvoir peut déboucher sur des rapports de domination, mais aussi sur des liens de solidarité entre les gens. C'est à partir de cette grille de lecture que j'ai construit mon Histoire populaire de la France. Ce n'est pas une histoire des classes populaires, mais une histoire des relations de pouvoir entre les dominants et les dominés. Je montre dans ce livre que la définition même du « populaire » a été un enjeu de lutte constant depuis le Moyen Age. C'est cette dialectique, souvent arbitrée et codifiée par l'Etat, qui a été le moteur de notre histoire nationale.

L'historien doit tenir à distance les jugements de valeur, mais il est évident que l'histoire s'écrit toujours à partir d'un point de vue particulier. Comme Max Weber l'avait fortement affirmé dès la fin du XIXe siècle, l'Objectivité avec un grand O n'existe pas. L'histoire personnelle et les engagements propres à celle ou à celui qui écrit l'histoire conditionnent évidemment son regard sur le passé. Néanmoins, dans mon Histoire populaire de la France, je ne défends aucune cause et je ne dénonce personne. Le but civique de ce livre n'est pas de dire aux citoyens ce qu'ils doivent penser, encore moins de choisir à leur place leurs affiliations identitaires. Le but est de leur fournir des outils pour les « aider à mieux vivre » (comme disait aussi Marc Bloch), c'est-à-dire pour qu'ils s'orientent dans leur vie de façon plus lucide. Ce processus d'émancipation exige que chacun soit capable de combattre ses propres préjugés. C'est ce que j'appelle dans mon livre « se rendre étranger à soi-même ». Je reste convaincu que la production et la diffusion des connaissances sont des outils essentiels pour progresser dans cette voie.

Vous dénoncez les « logiques identitaires » qui sont présentes dans la vie publique et celle universitaire : connaissons-nous une fragmentation du monde des chercheurs ? Avec quel écho dans la société ?

C'est plus un constat historique qu'une « dénonciation ». Il faut commencer par rappeler que la grande majorité des chercheurs en sciences sociales, comme c'est le cas pour les sciences physiques, n'interviennent pas dans les polémiques qui agitent constamment le landernau politique. Ceux qui le font sont des intellectuels, c'est-à-dire des gens qui estiment que les compétences qu'ils ont acquises dans l'exercice de leur métier d'enseignant-chercheur légitiment leur intervention dans la vie publique, bien qu'ils n'aient été mandatés par personne. Historiquement, les intellectuels ont connu leur heure de gloire grâce au mouvement ouvrier (le plus souvent comme « compagnons de route ») et dans leur combat contre l'antisémitisme.

Aujourd'hui, l'affaiblissement du mouvement ouvrier et la multiplication des causes qui sont défendues dans l'espace public conduisent effectivement à une fragmentation qui affecte le monde des chercheurs. Je montre dans mon livre que depuis le XVIe siècle et les guerres dites de « religion », les dominants ont exploité les clivages identitaires pour diviser les mouvements sociaux qui contestaient leurs privilèges. Je pense qu'il en va de même aujourd'hui. C'est pourquoi les intellectuels qui parlent au nom des « minorités » en occultant les facteurs socio-économiques rendent un mauvais service à la cause qu'ils prétendent défendre.

Qu'avez-vous pensé de  cette expérience de chercheurs américains étant parvenu à publier des articles « absurdes », mais « suffisamment à la mode politiquement » ?

Ce type d'expérience agite régulièrement le petit monde des universitaires. Il y a une vingtaine d'années, le physicien Alan Sokal avait proposé un article absurde à une revue d'études culturelles post-moderne. Cet article ayant été publié, il déclencha une intense polémique. Cela prouve que les chercheurs en sciences sociales, qui se présentent pourtant comme des savants, ont du mal à fabriquer un langage commun, ce qui est pourtant une nécessité quand on exerce ce type de métier. C'est une question que j'avais abordée dans un livre ancien (Sur la « crise » de l'histoire, Belin, 1996), sans susciter beaucoup d'écho.

En fait les disciplines universitaires (philosophie, sociologie, histoire, etc) sont des étiquettes administratives qui masquent une multitude de petits réseaux d'enseignants-chercheurs n'ayant guère de rapports entre eux. Au sein de ces petits groupes, les chercheurs partagent un langage commun et respectent le plus souvent les règles du travail scientifique. Les exemples que vous évoquez ne concernent qu'une infime minorité d'universitaires, mais ils sont mis en avant par ceux qui cherchent à discréditer les sciences sociales dans leur ensemble.

Quel rôle attribuez-vous aux professeurs d'histoire ? Sont-ils des serviteurs de la République encore aujourd'hui ?

J'ai enseigné pendant dix ans dans des collèges et lycées de banlieue, avant d'entrer dans la carrière universitaire. Je sais d'expérience combien ce métier est difficile. Mais à l'instar de toutes celles et tous ceux qui travaillent dans les centres socio-culturels, les médiathèques, les associations sportives, etc, les enseignants constituent à mes yeux les intermédiaires culturels dont le rôle est absolument vital pour maintenir la cohésion sociale et pour résister à l'abrutissement général que nous infligent désormais chaque jour les professionnels de « l'information spectacle ».

Des voix, d'enseignants notamment, se sont fait entendre dans les médias récemment contre des programmes d'histoire jugés rétrogrades, excluant l'histoire de l'immigration, quel regard portez-vous sur ce sujet ?

Les nouveaux programmes sont encore en gestation, mais les premières informations qui ont filtré sont en effet très inquiétantes. Dans les années 1980, j'ai moi-même participé à plusieurs commissions visant à réformer l'enseignement de l'histoire pour que la question de l'immigration y trouve enfin sa place, ce qui semblait tout à fait légitime puisqu'au XXe siècle la France a été l'un des premiers pays du monde pour le taux d'immigration. Les progrès qui ont été accomplis dans cette direction au cours des deux dernières décennies sont aujourd'hui remis en cause par les nouvelles orientations du ministère de l'Education nationale.

En 2005, suite à la loi sur les effets positifs de la colonisation, vous aviez cofondé le CVUH (Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire), qu'en est-il aujourd'hui ?

Nous avons fondé le CVUH pour combattre les manipulations de l'histoire que pratiquent les acteurs de la scène publique pour défendre et légitimer leurs intérêts partisans. La première action de notre comité a été de s'opposer à la loi qui voulait contraindre les enseignants à souligner les « aspects positifs de la présence française outre-mer ». A mes yeux, la fonction principale d'un comité comme le CVUH est de défendre l'autonomie de la recherche historique (et son enseignement) face aux multiples pressions mémorielles que nous subissons chaque jour. J'aurais réagi de la même manière si on avait voulu nous obliger à présenter les aspects négatifs de la colonisation car si l'on veut respecter les règles de notre métier, nous devons, en tant qu'historiens, nous tenir à distance de ce que Marc Bloch appelait « la manie du jugement«.

La Nouvelle librairie a ouvert ses portes dans le quartier latin voulant se réapproprier le lieu, Marion Maréchal a ouvert son institut et on parle d'un groupe de réflexion « conservateur » dans les milieux intellectuels de droite : la vie intellectuelle est-elle en passe de devenir un lieu de conflit politique et mémoriel ?

Après la Seconde Guerre mondiale, les universitaires engagés dans la vie publique ont rallié massivement le camp des « intellectuels de gauche ». Du coup, on a oublié qu'en France surtout, les conservateurs avaient mené un virulent combat pour apparaître comme de véritables savants aux yeux de l'opinion publique. Je montre, dans mon dernier livre, qu'au cours des années 1930, l'intensité de la lutte des classes a eu des répercussions considérables dans le vie intellectuelle française avec pour principal enjeu la définition légitime du peuple français. Le clivage entre les sociologues (plutôt de gauche) et les médecins ou les anthropologues (plutôt de droite ou d'extrême droite) a atteint alors son paroxysme. Alexis Carrel, qui avait obtenu en 1912 le prix Nobel de médecine, devient à ce moment-là le chef de file de ceux qui dénoncent la sociologie comme une fausse science et prétendent la remplacer par une science de la société fondée sur la race et les « lois » de la biologie. Son ouvrage, L'Homme cet inconnu, est plébiscité par la grande presse et devient l'un des plus grands best-sellers du XXe siècle. L'institut Alexis Carrel, fondé sous Vichy, se donnera pour objectif d'appliquer son programme « scientifique ».

Aujourd'hui, le retour en force des conservateurs dans la vie intellectuelle française se situe dans un contexte heureusement plus pacifique que celui des années 1930. Mais il repose sur une stratégie comparable : mobiliser les clivages identitaires en les déconnectant des réalités socio-économiques pour tenter de séduire l'électorat populaire.

Au temps des fake news et des vérités alternatives, quel rôle peut remplir un historien voulant s'inscrire utilement dans sa société ? Et comment ?

Il faut bien distinguer les deux types de rôle que peut remplir un historien dans l'espace public. Le premier concerne les enjeux de connaissance. Il s'agit de défendre l'autonomie de la recherche savante car nous avons tous besoin de connaissances pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Le second rôle qu'un historien peut jouer dans la société concerne la transmission du savoir. Le problème majeur qui se pose à nous est d'ordre pédagogique : il faut « traduire » les connaissances savantes dans des langages qui puissent être accessibles aux non-spécialistes et susciter leur intérêt. Depuis plus de trente ans, j'ai multiplié les expériences pour avancer dans cette voie : documentaires pour la télévision, expositions, bandes dessinées, spectacles vivants, etc.

J'ai été l'un des co-fondateurs du musée de l'immigration dont j'ai démissionné en 2007, avec 7 collègues, pour protester contre la création du ministère de l'identité nationale par Nicolas Sarkozy. J'ai fondé ensuite le collectif DAJA (Des acteurs culturels jusqu'aux chercheurs et aux artistes), une association d'éducation populaire qui regroupe des chercheurs en sciences sociales, des artistes et des militants associatifs. Le but est de transmettre au sein des classes populaires des connaissances savantes sur des sujets sensibles, en mobilisant des formes artistiques susceptibles de toucher le public auquel on s'adresse. Nous avons ainsi sorti de l'oubli dans lequel elle était tombée, l'histoire extraordinaire du clown Chocolat. Nous en avons fait un spectacle, qui tourne toujours aujourd'hui dans les médiathèques, les centres socio-culturels, les théâtres.

J'ai raconté ensuite l'histoire de cet artiste dans un ouvrage, lequel a été adapté au cinéma par Roschdy Zem, avec Omar Sy dans le rôle titre. Le souci de toucher un public qui ne lit pas les livres des historiens nous conduit aujourd'hui à organiser des « conférences gesticulées » pour présenter, sous une forme ludique, les grands thèmes de mon Histoire populaire de la France.

Ce genre d'engagement est difficile, souvent ingrat, très peu soutenu par les pouvoirs publics et généralement ignoré (pour ne pas dire plus) par les intellectuels. Néanmoins, si l'on veut rompre avec l'entre-soi que pratiquent habituellement les élites, il faut en passer par là.

Propos recueillis par Nicolas Bove

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