17/10/2018 les-crises.fr  8 min #147122

Le prince clown saoudien a contrarié les journalistes mainstream en s'en prenant à l'un des leurs

Arabie Saoudite/russie, deux poids deux mesures ! Par Jean-Paul Pancracio

Source :  Proche & Moyen-Orient, Jean-Paul Pancracio, 15-10-2018

On se souvient que l'ex-agent double russe Sergueï Skripal a fini par sortir de l'hôpital de Salisbury (sud-ouest de l'Angleterre) où il était soigné après avoir été empoisonné par un agent innervant. Sa fille Ioulia, empoisonnée en même temps que lui, était déjà sortie le 11 avril dernier. Vladimir Poutine avait souhaité un prompt rétablissement à Sergueï Skripal, tandis que les Etats-Unis et l'UE décidaient d'expulser par dizaines des diplomates russes, en réaction à l'empoisonnement, l'OTAN suivant le mouvement. En effet, le 27 mars 2018, l'OTAN décidait de retirer leurs accréditations à sept membres de la mission russe et de rejeter trois demandes d'accréditation supplémentaires. L'Alliance atlantique a également réduit la taille de la mission russe, ajoutait Jens Stoltenberg. Elle ne pourra plus accueillir que 20 personnes, contre 30 auparavant. « Cela adresse un message très clair à la Russie, à savoir qu'il y a des coûts », déclarait encore le secrétaire général de l'OTAN : « notre décision reflète les graves préoccupations exprimées par les alliés pour leur sécurité », ajoutait Jens stoltengerg, selon qui « c'est la première fois qu'un agent neurotoxique est utilisé sur le territoire d'un pays membre de l'alliance ». Hormis l'OTAN, 144 diplomates russes devraient être expulsés de 26 pays. Les Etats-Unis ont déclaré non grata 60 personnes ; le Royaume-Uni, 23 ; l'Ukraine, 13 ; la France, le Canada, l'Allemagne et la Pologne, 4 ; la République tchèque, la Moldavie et la Lituanie ont annoncé en expulser 3 ; l'Australie, l'Italie, l'Espagne, le Danemark, les Pays-Bas et l'Albanie, 2 ; La Belgique, l'Estonie, la Lettonie, la Finlande, la Suède, la Norvège, l'Irlande, la Roumanie, la Croatie, la Macédoine et la Hongrie un chacun.

L'Arabie saoudite, qui vient d'estourbir l'un de ses opposants connus, n'a pas eu droit au même traitement. Les preuves de l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi dans les locaux du consulat de la monarchie wahhabite à Istanbul, s'accumulent. Que s'est-il passé ? Selon les informations de prochetmoyen-orient.ch, recueillies auprès de différents services européens de renseignement, le journaliste a, bien effectué une démarche de routine auprès du consulat saoudien pour le renouvellement de pièces administratives. On lui a fixé une rendez-vous dix jours plus tard, le temps de déplacer une quinzaine de barbouzes de la GID (services saoudiens) arrivées à Istanbul par deux vols différents. De retour au guichet, Jamal Khashoggi s'est vu ceinturé, manu militari et drogué avant de mourir d'une overdose. Selon des sources allemandes, le corps aurait ensuite été découpé et réparti dans une cinquantaine de boîtes à chaussure, exfiltrées du consulat dans une camionnette pour l'aéroport, puis embarquées à bord d'un avion à destination de Riyad. Après avoir nettoyé les locaux de leur consulat, les autorités saoudiennes ont invité les pandores turcs pour l'apéritif... Ce qui est navrant dans cette affaire, c'est que ni la presse, ni les droits-de-l'hommistes - habituellement si prompts à réagir lorsqu'il est question de la Russie ou de la Syrie - n'ont moufté ! Encore aurait-il fallu rappeler le passé de Khashoggi - jihadiste à la très longue barbe - engagé dans les factions afghanes les plus radicales durant les années 1980... Mais ce n'est pas le point principal et il n'exonère pas Riyad. Toujours est-il que, dans un premier temps, Donald Trump s'est d'abord gratté les cheveux en disant qu'on ne savait pas vraiment ce qui s'était passé, finissant par prédire « un châtiment sévère... » La Maison blanche envisage-t-elle de destituer Mohammad Ben Salman ? De son côté, la presse parisienne observe la même indulgence envers la monarchie wahhabite qu'on ne saurait trop critiquer ouvertement afin de ne pas mécontenter l'Elysée qui a, aussi observé une discrétion gênée, même si Emmanuel a fini par faire état d « éléments extrêmement inquiétants » ? Au final, il ne se passera rien. Plus que jamais, la monarchie wahhabite reste une « dictature protégée ». Là encore, la règle du deux poids/deux mesures s'impose, aussi nous publions l'article du professeur émérite de droit public Jean-Paul Pancracio. Il fournit sur cette affaire un éclairage des plus pertinents.

La rédaction.

DU SANG AU CONSULAT !

Le célèbre journaliste de nationalité saoudienne, Jamal Khashoggi, éditorialiste au Washington Post (il était exilé aux Etats-Unis depuis un an), est entré dans les locaux du consulat d'Arabie saoudite à Istanbul, pour y faire renouveler des papiers d'identité. Il avait pris rendez-vous à cet effet tout en prévenant sa fiancée du risque qu'il prenait et d'avertir les autorités turques s'il ne ressortait pas dans un délai normal. C'était le mardi 2 octobre. On ne l'a plus revu depuis. Ce journaliste arabe réputé et respecté pour sa liberté de parole, connu dans le monde entier, n'était pas, c'est le moins que l'on puisse dire, en odeur de sainteté à Ryad.

Le même jour où il est entré au consulat, un groupe d'une quinzaine d'hommes venus d'Arabie saoudite dans deux jets privés y est également arrivé, aux heures mêmes où Jamal Khashoggi s'y trouvait et en est reparti quelques heures plus tard, pour l'aéroport. Depuis, on est sans nouvelles de Khashoggi. Mais par la voie des autorités turques, qui disent avoir un faisceau de preuves de ce qu'elles avancent, Jamal Khashoggi aurait été séquestré, torturé et assassiné au sein même du consulat. Les autorités turques ont transmis à l'ambassadeur d'Arabie Saoudite à Ankara la demande d'être autorisées à entrer dans les locaux du consulat pour y mener leur enquête, comme le prescrit l'article 31, paragraphe 2 de la convention de Vienne sur les relations consulaires du 24 avril 1961. Un crime, même commis dans les locaux d'un consulat, que ce soit un assassinat ou un enlèvement, porte atteinte à l'ordre public et à la législation de l'Etat de résidence, ainsi qu'à sa souveraineté s'il est commis par des agents étrangers. Et le rejet d'une telle demande vaudrait aveu de culpabilité. C'est sans doute la raison pour laquelle, après plusieurs jours (de nettoyage intensif, peut-être... ?) l'ambassadeur saoudien a autorisé, mardi 9 octobre, la visite demandée. A dire vrai, il y a peu de chances que des traces du forfait subsistent au sein du consulat. Il y a aussi peu de chances de pouvoir consulter la vidéo-surveillance des locaux qui aura sans doute disparu avec le commando. Il y a encore moins de chances d'y trouver Jamal Khashoggi en train de boire le thé avec le consul.

D'accord, d'accord... ce sont des présomptions. Mais il y a des présomptions tellement lourdes qu'elles ne font plus guère de différences avec un crime avéré. La Turquie, autant pour elle-même au titre de sa souveraineté territoriale que pour la société internationale dans son ensemble, n'a pas intérêt à laisser passer une telle affaire sans réagir vigoureusement. Le droit international lui en donne les moyens si elle veut et ose les prendre. Et ces moyens concernent la personne même du consul, maître de ce qui se passe dans ses locaux. L'article 41 de la convention de 1963 stipule en effet en son paragraphe 1 que les fonctionnaires consulaires, ce qui inclut le consul, peuvent être « mis en état d'arrestation ou de détention préventive [...] en cas de crime grave et à la suite d'une décision de l'autorité judiciaire compétente ». Les consuls en effet ne sont pas des agents diplomatiques et ne bénéficient pas de la même inviolabilité que ces derniers. Ce sont des représentants administratifs de l'Etat d'envoi.

Quant au président des Etats-Unis, Donald Trump, il temporise, bien gêné par les liens qu'il s'est employé à tisser avec le régime du roi Salmane d'Arabie. Le Washington Post affirme en outre ce 10 octobre que les services de renseignements américains étaient informés d'un projet de capture de Jamal Khashoggi. Cela dit, ils ne pouvaient pas empêcher l'intéressé de se rendre à son consulat. Pour autant, les Etats-Unis ne sont pas les seuls à être, pour l'heure, relativement silencieux dans cette affaire. On va attendre des preuves matérielles du crime qui ne viendront jamais ou alors trop tard... et le pétrole est déjà assez cher.

Jean-Paul Pancracio

 observatoire-de-la-diplomatie.com

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Source :  Proche & Moyen-Orient, Jean-Paul Pancracio, 15-10-2018

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