18/10/2018 reseauinternational.net  13 min #147169

L'ordre international fondé sur des règles : la rhétorique et la réalité

par James O’Neill

L’une des expressions les plus couramment utilisées par les politiciens occidentaux est leur croyance professée en un « ordre international fondé sur des règles ». Elle vise à traduire leur respect du droit international et est invariablement utilisée pour critiquer leurs ennemis du jour, actuellement la Chine, l’Iran et la Russie, qui sont censés incarner le contraire d’un ordre fondé sur des règles.

Même l’observateur le plus désinvolte de la géopolitique de l’après-guerre sait que l’écart entre la rhétorique et la réalité est immense. Les pays qui ne font pas partie du clan privilégié de l’impérialisme anglo-américain et européen le savent très bien et ont apporté les ajustements appropriés à leurs propres politiques.

Ryan Zinke

Une série d’événements récents suggère cependant que l’hypocrisie occidentale a atteint des niveaux inédits et dangereux. Début octobre, le Secrétaire américain à l’Intérieur, Ryan Zinke, a suggéré que les Etats-Unis et leurs alliés pourraient forcer un changement dans la politique de la Russie au Moyen-Orient en imposant un blocus, empêchant les navires d’entrer et de sortir des ports russes ; il est difficile de savoir si M. Zinke comprend ou non pleinement l’importance de ses propos, même si les États-Unis ont une capacité très limitée pour appliquer un blocus de cette ampleur.

Pour monter un blocus, il faut recourir à la force. Un tel blocus n’aurait pas l’aval du Conseil de Sécurité des Nations Unies et ne relèverait pas non plus des dispositions de l’article 51 de la Charte des Nations Unies Relatives à la Légitime Défense. En d’autres termes, ce serait une violation directe du droit international. En tant qu’acte de guerre contre la Russie, la Russie serait en droit de prendre les mesures appropriées pour faire échec à une telle intrusion illégale sur son territoire souverain et de prendre les autres mesures jugées nécessaires pour se défendre. La guerre serait la conséquence inévitable du fait que le gouvernement des États-Unis suivrait les conseils franchement insensés de M. Zinke.

Au cas où l’on penserait que ce n’était qu’un exemple de la stupidité partisane et de l’orgueil caractéristiques des élites américaines, il y en aurait d’autres à suivre en peu de temps. Deux jours après la suggestion de Zinke, l’ambassadeur des États-Unis auprès de l’OTAN, Kay Hutchison, a allégué que la Russie avait manqué à ses obligations en vertu du Traité sur les Missiles Balistiques, ce que la Russie nie. Hutchison est toutefois allé plus loin en disant que si la Russie ne cessait pas de mettre au point les missiles en question, les États-Unis « élimineraient » les missiles de la Russie et les endroits où ils étaient développés.

La seule façon dont les Etats-Unis pourraient « supprimer » les installations de missiles de la Russie serait par une attaque de missiles, très probablement avec des armes nucléaires. Qualifier cette politique de folie serait un euphémisme grossier.

Le 3 octobre, à la suite d’une décision défavorable de la Cour Internationale de Justice, statuant en faveur de la plainte de l’Iran contre la nouvelle imposition de sanctions par les États-unis à la suite du retrait américain du JCPOA (Accord de Vienne sur le Nucléaire Iranien (lui-même un exemple du non-respect unilatéral des accords internationaux auxquels ils étaient parties)), les États-Unis ont annoncé l’annulation du Traité d’Amitié de 1955 avec le gouvernement iranien. Le Secrétaire d’État américain Mike Pompeo a annoncé que « cela aurait dû être fait il y a 39 ans« , c’est-à-dire après la révolution de 1979 qui a renversé le régime fantoche de la famille Pahlavi. Il faudrait un microscope pour détecter des signes « d’amitié » pendant ces 39 ans. L’hostilité à l’égard de l’Iran ne s’explique que par le soutien des États-Unis au gouvernement israélien, lui-même un violateur flagrant et continu du droit international.

Moins remarqué à l’époque de la réaction de l’enfant gâté américain à la décision de la CIJ, le gouvernement américain a également annoncé qu’il se retirait de la Convention de Vienne sur les Relations Diplomatiques. Il s’agit de l’un des instruments juridiques internationaux les plus importants car il prévoit un mécanisme de règlement pacifique des différends par des procédures obligatoires (entre autres dispositions importantes). C’est un élément clé de « l’ordre international fondé sur des règles » auquel les États-Unis font allégeance.

L’un des autres éléments clés de la Convention de Vienne est le Protocole Facultatif de 1961 qui codifie les règles fondamentales du droit international permettant aux missions diplomatiques d’opérer sans risquer de subir des pressions de l’État hôte. Selon la Cour Internationale de Justice, le succès même du Protocole dépend du respect par les États du droit international. Les États-Unis, qui étaient l’un des premiers rédacteurs du Protocole initial, ont maintenant abandonné ce principe central du droit international.

Un autre exemple récent est le déménagement de l’ambassade des États-Unis en Israël de Tel-Aviv à Jérusalem. L’Autorité palestinienne a demandé à la CIJ de déclarer que le déménagement de l’ambassade constituait une violation du droit international. Il y a de grandes chances qu’il soit couronné de succès.

La revendication palestinienne s’appuie également sur la Convention de Vienne susmentionnée, dont un autre élément concerne l’emplacement des ambassades étrangères. Ces ambassades doivent être situées dans les capitales du pays hôte. Tel-Aviv est la capitale d’Israël, pas Jérusalem. Jérusalem est une ville internationale au statut unique. Ce statut a été fixé par la résolution 181 du Conseil de Sécurité des Nations Unies de 1947 qui a désigné Jérusalem comme une « entité distincte » sous la protection des Nations Unies. Les États-Unis ont voté en faveur de cette résolution.

La résolution 476 du Conseil de Sécurité des Nations Unies (CSNU) de juin 1980 déclarait que

« Toutes les actions d’Israël, puissance occupante, qui visent à modifier le caractère et le statut de la Ville Sainte de Jérusalem n’ont aucune validité juridique et constituent une violation flagrante du statut de Jérusalem« .

Cette résolution a été adoptée à l’unanimité et a donc inclus les États-Unis. Cette résolution a été renforcée par une autre résolution (478), également en 1980, qui appelait « tous les États à s’abstenir d’établir des missions diplomatiques dans la Ville Sainte de Jérusalem« . Une fois de plus, les États-Unis ont voté en faveur de cette proposition.

Pas plus tard qu’en décembre 2016, une autre résolution du CSNU (2234) déclarait que les colonies juives dans les territoires occupés (occupés depuis 1967 en violation du droit international) « n’ont aucune validité juridique et constituent une violation flagrante du droit international« . Le vote à cette occasion a été de 14:0 avec l’abstention des Etats-Unis. Malgré cette histoire (et il y a de nombreux autres exemples), les États-Unis continuent d’apporter un soutien politique, militaire et financier indéfectible à Israël. Le déplacement de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem est clairement une « violation flagrante » du droit international, comme le montrent clairement les résolutions susmentionnées du Conseil de Sécurité des Nations Unies. C’était également conforme aux souhaits du gouvernement israélien. Le silence des gouvernements occidentaux est une approbation implicite de ce mépris total de l’ordre international fondé sur des règles qu’ils prétendent soutenir.

Deux textes législatifs récents adoptés par les États-Unis constituent d’autres exemples de cas où les « règles » et « l’ordre » sont interprétés uniquement en fonction de l’intérêt national américain et montrent un mépris sans scrupules pour les droits souverains des autres nations. La première de ces lois est la loi Countering America’s Adversaries through Sanctions Act (CAATSA), en vertu de laquelle les États-Unis se donnent le pouvoir d’imposer des sanctions aux individus, aux entreprises et aux pays qui ont la témérité d’entretenir des relations commerciales avec des pays que les États-Unis désapprouvent.

Cela a récemment été appliqué aux entreprises européennes qui font des affaires avec l’Iran. Bien que l’Union Européenne ait adopté une législation pour protéger les entreprises de l’UE, comme Total, ce géant pétrolier a capitulé et d’autres vont sans aucun doute suivre. De telles sanctions à l’encontre de tiers sont manifestement contraires au droit international, notamment aux accords de l’OMC et du GATT. Ces brimades peuvent fonctionner pendant un certain temps, mais un nombre croissant de pays en sont franchement malades et prennent des dispositions alternatives à un rythme accéléré. Aux fins du présent rapport, il suffit de constater que des intérêts commerciaux et géopolitiques aussi flagrants ne vont pas de pair avec la rhétorique de l’appui à un ordre international fondé sur des règles.

Un deuxième exemple a été l’adoption par la Chambre des Représentants des États-Unis (qui n’a pas encore été adoptée par le Sénat) de la loi sur l’interdiction et la modernisation des sanctions. Cette loi permet à la marine américaine d’inspecter les ports chinois, iraniens, syriens et russes. Cette loi est vraiment étonnante dans son orgueil. Le fait qu’il s’agirait d’actes de guerre hostiles contre les pays désignés est évident. Le fait qu’elle témoigne également d’un profond mépris pour les droits souverains de ces pays est tout aussi évident. Il n’est pas nécessaire d’ajouter qu’il s’agirait également d’une violation flagrante du droit international.

Il va sans dire que toute tentative de mise en pratique se heurterait, c’est le moins qu’on puisse dire, à une résistance déterminée de la part de ceux qui sont touchés. Le fait qu’une telle situation comporte d’énormes dangers potentiels est également évident. Encore une fois, au risque de se répéter, il est tout simplement impossible de concilier cette mesure législative et l’intention politique qui la sous-tend, ainsi que d’autres actes d’agression au cours des dernières décennies, avec tout concept réel d’un ordre international fondé sur des règles qui sert véritablement la paix internationale et respecte les droits légitimes des nations souveraines.

La rhétorique des dirigeants politiques occidentaux, lorsqu’ils épousent leur croyance dans l’ordre international fondé sur des règles, n’est donc explicable que si l’on accepte que ce qu’ils veulent vraiment dire est « nos règles, notre ordre et nos intérêts sont primordiaux. Si vous ne l’acceptez pas, les sanctions, les bombardements, le changement de régime et l’occupation suivront. »

Il serait naïf de s’attendre à un changement fondamental de la politique occidentale. En effet, alors que l’empire américain entre dans un déclin soutenu de son statut hégémonique, ses actions hésitantes et défaillantes pourraient s’intensifier. C’est peut-être là que réside le plus grand danger. Ce qu’Eisenhower a appelé le « complexe militaro-industriel » en 1961 et a averti de ses dangers déjà à l’époque, est devenu extrêmement riche au cours des années qui ont suivi. Il n’aime pas les tentatives de limiter son influence. Il faut rappeler que le président Carter voulait retirer les troupes américaines de Corée du Sud il y a 40 ans. Trump a dit des choses semblables au sujet de la Syrie et de l’Afghanistan. Ni l’un ni l’autre ne sont probables. S’il pousse trop fort, il risque le même sort que Kennedy.

Les meilleures chances d’éviter la guerre résident sans doute dans le développement continu et de plus en plus réussi du monde multipolaire alternatif développé par la Russie et la Chine. Dans le même temps, ce serait un progrès substantiel si la rhétorique de l’Occident sur sa croyance en la valeur du droit international en tant que fondement des relations entre les nations se reflétait dans leur comportement réel.

Source :  Rules Based International Order: the Rhetoric and the Reality

traduit par Pascal, revu par Martha pour  Réseau International

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