02/11/2018 elcorreo.eu.org  13 min #147773

Résistance vs dépression face à l'oppression

par  Eugenio Raúl Zaffaroni*

Le totalitarisme est conscient qu'il n'est pas possible de résister dans une société déprimée, c'est pourquoi il est important d'insister sur le fait que toute transformation commence dès le rassemblement des micro-critiques sociales qui fendillent la base de la verticalisation d'organisation [au sens des de l'organisation des grands groupes multinationaux. NDLT] inhérente à toute structure totalitaire de pouvoir.

Il est indéniable que tous les jours, on nous bombarde d'informations peu réconfortantes et nous essayons de ne pas lire le quotidien du matin pour ne pas mal commencer la journée. Il est vrai que c'est très désagréable de savoir que nous avons des prisonniers politiques - avec Milagro [Sala] à leur tête - que le pays est livré à la voracité financière avec une dette croissante. Qu'ils signent des accords qui nous soumettent à des organisations internationales et dont nous ignorons le contenu (et tous les membres du parlement l'ignorent aussi). Que des juges criminalisent les opposants. Que le budget est approuvé avec des calculs fallacieux et ne promet rien d'autre que de la misère. Que la police infiltre des anarchistes pour provoquer des troubles et pour désarmer notre capacité de mobilisation populaire. L'exécutif félicite et promeut les auteurs d'exécutions sommaires. Le président déplace les juges à sa guise sur l'échiquier judiciaire dont les responsables sont consentants, des juges sont poursuivis à cause du contenu de leurs sentences. Les gouverneurs sont sous la pression de menaces de coupes ou de retards dans l'envoi des fonds. Les médias en situation de monopole stigmatisent pour préparer la criminalisation judiciaire (lawfare ou les onze principes de Göbbels actualisés). Ce n'est pas le propos de continuer d'énoncer ce que tous nous vivons quotidiennement, tandis que nous esquivons la chute des parpaings de la démolition de ce qui a été autrefois un État de Droit plus ou moins acceptable, avec un marché intérieur considérable et une certaine distribution de richesse moins inéquitable.

Maintenant, pour arrêter l'inflation, il sera nécessaire de ne plus avoir d'argent pour consommer, c'est à dire que nous les êtres humains sommes au service de l'économie et non celle-ci à notre service. Il semble que l'idéal est l'inflation zéro y compris au cout de la vie zéro.

En synthèse, tout cela est le résultat de la décision de placer notre Nation aujourd'hui sous le pouvoir des multinationales qui veulent vider toutes les démocraties du monde, qu'importe si les peuples votent pour des sociaux-démocrates, des conservateurs, des libéraux ou n'importe qui, étant donné que, quels que soient les élus, ils ne devront pas obéir à ce que veulent ceux qui ont voté pour eux, mais à ce que leur ordonnent les créanciers autocrates des transnationales, qui gouvernent des fictions d'argent dont ils ne sont pas propriétaires et qui dans leurs propres pays où ils ont leur sièges ont privé de souveraineté leurs peuples.

Depuis cinq cents ans, la polarisation basique dans notre région se situe entre indépendance et colonialisme. Il est possible d'appeler gauche une certaine distribution de la richesse et droite une plus grande concentration, puisqu'une société colonisée travaille pour les autres et qu'elle ne peut jamais avoir une distribution discrète. Mais cette dénomination est inoffensive à condition de ne pas nous embrouiller, c'est-à-dire, chaque fois que nous sommes conscients que tout ce qui régit notre distribution de richesse se joue conformément à la polarisation de base, parce que notre position géopolitique a toujours fait que notre capitalisme a été dérivé et, donc, il serait absurde de raisonner comme si nous vivions dans les temps européens de l'accumulation originaire de la Révolution Industrielle.

Si nous levons le masque du néolibéralisme comme idéologie du recel qui coopte aujourd'hui les universités, nous verrons qu'il cache le visage d'un Pennywise ou d'un Chuk : il s'agit du totalitarisme financier mondial, aux mains des chief executive officers (des autocrates névrotiques sous stress permanent) des groupes multinationaux qui maintiennent comme otages et lobbyistes les gouvernants des pays où ils ont leur siège (dont les gouvernants décidaient autrefois dans le cadre de l' ancien impérialisme néocolonial).

Dans notre région, ils pratiquent une étape avancée du colonialisme, en utilisant des marionnettes locales jetables qu'ils écarteront quand, une fois la mission de s'endetter sera accomplie, ils perdront par leur voracité et incapacité de gestion la fonction de garantir le paiement des intérêts des dettes sidérales.

Après avoir décrit cela, différentes réactions se produisent, sans préjuger des traits de personnalité comme explication psychologique, avec l'interaction sont mis en évidence de clairs conditionnements sociaux.

La réaction la plus extrême est le négationnisme face au colonialisme dont nous souffrons, ce qui ne s'explique pas de façon simpliste en alléguant qu'il y a beaucoup de fascistes. Le susdit n'est pas certain, avant tout parce que ceux qui pullulent parmi nous ne sont pas fascistes, mais quelque chose de pire s'il existe, c'est à dire, des personnalités autoritaires propres aux sujets frustrés disposés à utiliser toute atrocité répressive. Heureusement, ils ne sont pas trop nombreux et jamais cesseront d'être comme ils sont.

Le négationnisme le plus courant consiste en une défense face à la perspective d'une dépression, qui est celle dont souffre toute victime d'escroquerie, dont la première réaction consiste à nier sa victimisation et ensuite, quand face à l'évidence elle ne peut pas déjà plus le faire, tombe en dépression, parce que tous nous déprimons quand nous nous rendons compte d'avoir joué le rôle de sots, crédules ou ingénus et que les autres plus habiles nous ont utilisés.

Mais il y a d'autres réactions parfois plus inquiétantes qui correspondent à ceux qui tombent dans une dépression à cause d'une supposée impuissance. Nous nous sommes occupés auparavant de ces réactions, mais nous voulons le faire maintenant avec un peu plus de détail. Les réactions dépressives sont de deux types :

  • (a) l'une est celle qui attribue tout à une sorte de destin manifeste, pour l'appeler de quelque façon (les argentins nous sommes ainsi, cela nous arrive toujours, nous avons eu une bonne étape et après nous arrive cela) ;
  • (b) l'autre, plus courant, est la réaction d'impuissance totale face à la verticalisation du pouvoir (nous ne pouvons rien faire, ils ont tout, des médians, de l'argent, la justice, la police, et il n'y a pas de réaction, les gens continuent pareil).

La première de ce type de réponses ignore que nous avons sur notre dos cinq cents ans de tradition de résistance au colonialisme, en commençant par le Père Bartolomé Las Casas et la résistance des indiens, des quilombos d'esclaves fugitifs, de mouvements de libération, de gouvernements populaires, de luttes syndicales, et tout ce qui serait long à énumérer et au sujet de quoi il faudrait pour le moins recommander qu'ils révisent un peu l'histoire de notre continent et de notre pays.

Et à quoi ont-ils servi, si nous sommes comment ça ? Ce serait l'objection du déprimé. La réponse est évidente : à ce que nous soyons comment nous sommes. Mais de cette évidence, n'est pas conscient celui qui répond sans se rendre de compte que sans tout cela il ne serait pas non seulement comment ça, mais peut-être, il ne serait même pas, parce qu'ils l'auraient fait avorter par misère, il serait mort d'une maladie infantile, il lui aurait manqué des protéines dans l'enfance et il n'aurait pas assez de neurones dans son cerveau, il n'aurait pas appris à lire et à écrire et, si c'est le cas, il n'aurait jamais foulé l'université.

Simplement, il est ici et maintenant et peut parler parce qu'autrefois notre peuple est passé par là, avec ses grands hommes à sa tête, ceux qu'ils remplacent maintenant par des petits animaux sur les billets (je laisse de côté Roca et Mitre [leaders de l'oligarchie pro Grand Bretagne de Buenos Aires], et bien sûr, manquent Yrigoyen et Perón, bien qu'heureusement il y eut Évita), parce que les petits animaux sont la vie et les grands hommes sont morts, selon l'ineffable porte-parole de l'actuel gouvernement (ou régime si vous voulez). Ce que tait le créatif porte-parole c'est que le totalitarisme (dont il est agent local colonialiste) est tanatique [Thanatos est la pulsion de mort et qui s'oppose à éros la pulsion de vie], n'a pas dans son viseur la vie, mais la mort, puisque, en continuant il fera disparaître aussi les petits animaux, étant donné qu'il ne génère pas deux crises, l'une environnementale et l'autre sociale, mais une crise unique socio-environnementale (et pardon de citer le Pape, qui selon les bien pensants fait bien de s'occuper des pauvres, mais fait mal en soulevant le couvercle de la marmite et en expliquant pourquoi il y a des pauvres).

La deuxième des réactions citées ci-dessus, celle de la dépression par impuissance, est fréquente parmi ceux qui ne se sont jamais trompés et tiennent les choses pour claires, pour ce qui doit inquiéter, même plus. Il s'agit de ceux qui donnent raison à la description crue de la réalité, ils l'ont même intégrée, mais ils réagissent par un nous ne pouvons rien faire et il ne se passe rien.

Aussi étrange que cela puisse paraître, ceux-ci sont aussi victimes du totalitarisme financier, parce que comme tout totalitarisme, ce dernier s'efforce de désarmer toute résistance grâce à la dépression et, bien sûr, il sait très bien que la sensation d'impuissance (ou sa propre omnipotence) génère la dépression.

Indépendamment de toutes les démonstrations spectaculaires de force de tout totalitarisme (parades, défilés, démonstrations de force, répression policière ouverte, fanfaronnades autoritaires, etc.), dans notre Patrie, en Amérique Latine et dans le monde, une grande partie de la population est une victime facile d'une double illusion, qui porte à croire que les transformations sociales peuvent seulement se produire depuis le pouvoir et par une main forte, ou bien que, au contraire, elles surgissent comme des explosions spontanées sans histoire ni préparation préalable, quelque chose de semblable aux mouvements qui apparaissent parce que Dieu le veut et nous pouvons seulement prier pour qu'ils arrivent.

Bien que les deux perceptions soient erronées, tous les totalitarismes les exploitent, les stimulent et les renforcent précisément, parce qu'ils savent que ce sont celles qui provoquent la dépression, qui est le plus grand antidote à la résistance. Il demeure clair que tout totalitarisme est conscient qu'il n'est pas possible de résister avec une dépression.

Mais dans la réalité, les phénomènes de transformation sociale répondent à une dynamique tout à fait différente : aucune direction ne pourrait rien changer sans un affaiblissement préalable du verticalisme social (désorganisation sociale [au sens de l'organisation verticale imposée dans les grands groupes multinationaux. NDLT]), généré lentement et presque en silence par la critique et la résistance produite à chaque point d'interaction ou de rencontre sociale (usine, école, syndicat, quartier, hôpital, lieu de culte, associations, clubs, ONGs, coopératives, sociétés communales, boucherie, boulangerie, pharmacie, etc.).

Bien que cela semble étrange, toute transformation commence depuis le microsocial et l'ensemble de ces micro-critiques sociales, celui qui fendille la base de la verticalisation organisationnelle [au sens de celle existante dans les grands groupes] inhérent à toute structure totalitaire de pouvoir et, à son tour, c'est le préalable nécessaire qui prépare le moment où se produit une convocation convergente dont émergent les grands mouvements de transformation.

Seulement que l'aspect spectaculaire du moment dans lequel se manifeste le mouvement convergent, trop souvent éblouit et occulte la myriade de critiques microsociales qui le précèdent et qui le poussent, et c'est ce qui facilite une des illusions d'impuissance. Il n'y a pas de tête et de fragment d'elle qui puisse faire quelque transformation sans cela, ni non plus aucune transformation qui ne surgit de rien. Le totalitarisme, pour déprimer et affaiblir toute résistance, nourrit ces illusions.

Bien qu'ils semblent insignifiantes, locales, de petit périmètre, ce sont toutes les micro-critiques sociales qui surgissent dans nos cercles réduits d'interaction, qui s'unissent lentement pour déboucher à un moment sur le mouvement convergent de transformation.

D'où l'importance d'insister sur elles et de penser depuis ces rencontres - qui semblent mineures - comment nous ferons pour que, une fois dépassée l'émergence colonialiste dont nous souffrons, surgisse un nouvel État, un nouveau plus jamais à l'endettement colonisateur, un mur institutionnel soutenu par notre Peuple, pour interrompre le cercle vicieux d'irruptions colonialistes qui font retourner à des étapes de souveraineté, en particulier de 1955 à maintenant.

Les soixante ans que le président actuel [Macri] considère perdus, parce que pendant ce temps, les minorités colonialistes n'ont pas complètement réussi à mettre la main sur la Nation et consolider notre soumission au colonialisme, doivent s'investir une fois pour toutes avec un fort BASTA ! qui renforce à l'avenir la souveraineté nationale. Personne ne doit ignorer que cette dynamique ne s'arrête pas et c'est se vacciner contre la dépression qui veut provoquer ce totalitarisme financier.

Eugenio Raúl Zaffaroni* pour  La Tecla

 La Tecla. Buenos Aires, 30 octobre 2018.

Traduit de l'espagnol pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi

*Eugenio Raúl Zaffaroni il est un avocat et un notaire argentin gradué dans la faculté de Droit et de Sciences Sociales de l'Université du Buenos Aires en 1962, docteur des Sciences Juridiques et Sociales par l'Université Nationale du Littoral (1964), et juge de la Cour Suprême de Justice argentine dès 2003, jusqu'à 2014 quand il a présenté sa démission pour être arrivé à la limite d'âge qui fixe la Constitution. Actuellement Juge à la Court Interamericaine de Droits de l'Homme.

 El Correo de la Diaspora. Paris, le 2 novembre 2018

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