04/11/2018 reseauinternational.net  10 min #147833

La situation est beaucoup plus dangereuse que pendant la guerre froide

par Rafael Poch de Feliu

Il y a une dizaine d’années, j’ai assisté à un rassemblement de la mafia locale dans un bar de la ville chinoise très peuplée de Chongqing. Un regroupement de six ou sept personnes de tout le pays qui traitaient autour d’une tasse de thé les affaires de cette ville prodigieuse, alors encore en construction. J’ai été emmené par un Américain, peut-être un agent de la CIA, qui a montré une grande familiarité avec tous ces gens. Ils se parlaient avec une grande aisance de la prochaine guerre. Les États-Unis et la Chine, disaient-ils, y seraient confrontés. J’ai été impressionné par le consensus : la question de la guerre était inévitable et la Chine allait gagner. Même un capo taïwanais dynamique a adhéré à cette conclusion.

Parler de la possibilité d’une guerre, sinon de son caractère inévitable, est devenu un cliché. Mais pas dans les conversations autour d’un café, hélas, sinon entre ceux qui prennent les décisions. Contrairement aux années 1980, la société civile européenne est aujourd’hui totalement inconsciente du danger, malgré le fait que les mesures et les discours des puissants sont sans équivoque et devraient susciter la plus grande vigilance sociale. C’est ce que marque, précisément, l’horloge du Jugement Dernier, l’horloge du jugement final nucléaire qui maintient depuis 1947 le Bulletin of the Atomic Scientists et qui cette année marque minuit moins deux minutes, un niveau d’alerte inégalé depuis 1953 aux heures les plus sombres de la guerre froide.

Une nouvelle catastrophe

Tout cela s’explique par l’annonce faite le 20 octobre par Donald Trump que les États-Unis se retireraient de l’accord signé en 1987 avec l’URSS sur l’interdiction des Missiles Nucléaires à Portée Intermédiaire (INF). Il s’agit d’une nouvelle catastrophe qui poursuit le démantèlement des grands accords qui ont ordonné la tension nucléaire mondiale entre les deux superpuissances et qui ont ensuite engendré, avec Gorbatchev, un désarmement stratégique majeur depuis la fin des années 60 ; l’accord de non-prolifération nucléaire (de portée mondiale mais dont l’article premier obligeait les détenteurs de bombes à se désarmer), l’accord ABM de 1972 limitant les systèmes anti-missiles (afin qu’ils ne conduisent pas à une installation de missiles plus stratégiques – longue portée – pour éviter une interception possible et une escalade sans horizon) ainsi que les accords START de réduction des missiles stratégiques START. Toujours à l’initiative des États-Unis, ces accords ont été annulés (ABM, INF), ou ignorés.

C’est ce qui s’est passé avec les accords START depuis celui signé à Moscou en 2002, où il a été permis que les armes retirées ne soient pas éliminées, mais stockées dans l’entrepôt, ce qui permettait leur réversibilité. Cet accord s’est terminé par un véritable désarmement, c’est-à-dire contraignant, vérifiable et dans un esprit de diminution, afin de se lancer dans une autre voie.

Depuis lors, tout s’est effondré dans le cadre de la chimère de l’hégémonie unipolaire de Washington. Il n’y a guère de garanties ou de voies de communication contre ce que l’on appelait MAD (Destruction Mutuelle Assurée), mais les puissances nucléaires sont quotidiennement en contact militaire direct avec les navires et avions américains provoquant et traquant les frontières chinoises et russes, dans la mer de Chine méridionale, en mer Baltique, en Europe de l’Est et en mer Noire, sans parler des contacts dans le conflit syrien. Dans les conditions actuelles, la possibilité d’incidents ou d’accidents entre puissances nucléaires n’est qu’une question de temps.

Pour les désemparés qui parlent de « responsabilités partagées » et « d’expansionnisme russe », il y a une carte à montrer : ces frictions n’ont pas leur place dans le Golfe du Mexique, ni au Canada. La géographie (ainsi que le retrait des accords et le montant des budgets militaires) trahit le principal provocateur.

Objectif Chine

Le retrait américain de l’accord FNI contribue à cette dégradation malsaine, augmente le risque de guerre ou d’accident nucléaire en Europe et, en même temps, est dirigé contre la Chine. L’accord de 1987 a empêché les États-Unis de déployer des armes nucléaires tactiques. Aujourd’hui, Washington peut les déployer autour de la Chine, puissance non concernée par cet engagement, et de la Corée du Nord, obsédée par le fou John Bolton, conseiller de Trump pour la sécurité nationale.

La visite de Bolton à Moscou pour expliquer à Poutine le retrait de l’accord a été une humiliation totale pour le Kremlin, dont l’obsession et la gesticulation en matière stratégique (souvenez-vous des vidéos de Poutine dans son dernier discours sur l’état de la nation en mars dernier, vantant la nouvelle génération des missiles hypersoniques « sans égale dans le monde ») doivent être prises en compte par les États-Unis. Ce n’est pas facile quand la disproportion des ressources est si énorme : Washington dépense 700 milliards de dollars par an pour ses dépenses militaires, alors que la Russie n’atteint pas les 70 milliards sans parler des alliés européens de l’OTAN qui, ajoutés aux Etats-Unis, rapportent 950 milliards. Bolton a dit aux Russes que le retrait des FNI n’est pas contre eux, mais contre les Chinois. Impossible d’imaginer une plus grande offense contre Poutine que de dire : « On ne compte même pas sur toi. »

Plus de dangers

Le président russe a logiquement averti que sans le traité FNI :

« Si les Etats-Unis déploient de nouveaux missiles intermédiaires (nucléaires) en Europe, les nations européennes risquent un contrecoup (russe) ».

Et à Pékin, le président Xi Jinping a reçu le message.

Xi comprend parfaitement que les sanctions et les barrières commerciales de Trump ne sont pas un différend commercial, mais une offensive directe contre le développement et l’essor de la Chine, c’est-à-dire contre le plus sacré de la politique chinoise. Le pivot vers l’Asie (déploiement de la majeure partie de la puissance aérienne navale américaine autour de la Chine) et le quatuor militaire formé en Asie avec le Japon, l’Australie et l’Inde font partie de la même architecture insensée que le retrait du traité FNI.

Xi Jinping avertit les militaires de « se préparer à la guerre »

Dans un discours prononcé jeudi devant les commandants de la région militaire du Sud chargés de surveiller le détroit de Taïwan et les îles contestées, Xi a exhorté ses militaires à « se concentrer sur la préparation au combat et à la victoire ».

« Nous devons accroître les manœuvres de préparation au combat, les exercices interarmées et les manœuvres de confrontation pour améliorer la capacité des troupes et la préparation à la guerre« .

Presque simultanément, au Forum de Varsovie sur la sécurité, l’ancien chef des forces militaires américaines en Europe, le Général Ben-Hodges, a lancé son pronostic :

« Ce n’est pas inévitable, mais je pense que dans les quinze ou dix prochaines années, nous avons une grande possibilité d’être en guerre avec la Chine« .

Plus ou moins ce que disaient il y a dix ans, mes sympathiques mafiosi du rassemblement de Chongqing, mais sans le pronostic victorieux qui l’accompagnait….

Réactions de l’ANASE, signaux de l’UE

Dimanche, les premières manœuvres militaires conjointes de la Chine avec l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE), l’organisation qui regroupe la majorité des pays de la région, dont beaucoup sont en conflit territorial avec la Chine, ont pris fin sur la côte de la province du Guangdong (Canton, Chine du Sud). Le Vietnam, probablement le pays dont la Chine se méfie le plus, y a participé.

Dans le même temps, le Premier Ministre japonais Shinzo Abe, rien de moins, s’est rendu à Pékin. Le message de tout cela est clair : l’Asie de l’Est ne se permet pas de s’engager dans une dynamique de bloc et ne s’intéresse pas à la militarisation des tensions promue par Washington. Même le Japon, l’Inde et l’Australie, membres du quatuor anti-chinois organisé par Washington, ne sont pas enthousiasmés par cette initiative. Dans une Europe dont la sécurité et la politique étrangère sont hypothéquées par l’OTAN, il est impensable d’imaginer quelque chose de similaire à ce que l’ANASE représente. Le grief comparatif est immense.

Les puissances européennes ne sont pas non plus enthousiasmées par le retrait américain du traité FNI, qui ouvre un scénario de tension nucléaire en Europe dont les Européens paient le prix. Cela ajoute à la colère contre Washington face à son retrait de l’accord nucléaire avec l’Iran et à son ressentiment à l’égard du nouveau protectionnisme de Donald Trump et des pressions commerciales. Dans ce contexte, Angela Merkel et Emmanuel Macron sont apparus samedi à Istanbul, tenant la main de Erdogan et de Poutine après avoir signé une convention négociée sur le nid du frelon syrien, qui était jusque-là pour eux une histoire de changement de régime. Et il n’y avait pas les États-Unis dans le tableau. Bien que petite, c’est une bonne nouvelle. L’UE est encore loin du sens commun.

La guerre n’a pas d’avenir si les agneaux ne se laissent pas traîner à l’abattoir, mais en Europe, les agneaux sont divertis par d’autres sujets et semblent totalement étrangers à la nette augmentation du danger de guerre dans lequel nous vivons.

Source :  La situación es mucho más peligrosa que en la guerra fría

traduit par Pascal, revu par Martha pour  Réseau International

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