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Davantage d'extrémisme et de crises de guerre froide. Par Stephen F. Cohen

Réflexions gênantes sur la guerre froide et autres nouvelles. Par Stephen F. Cohen

Source :  The Nation, Stephen F. Cohen, 17-10-2018

Les agences de renseignement, Nikki Haley, les sanctions et l'opinion publique.

Par Stephen F. Cohen

17 octobre 2018

Stephen F. Cohen, professeur émérite d'études russes et de politique à Princeton et à NYU, et John Batchelor poursuivent leurs discussions (habituellement) hebdomadaires sur la nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Russie. (Les épisodes précédents, qui en sont maintenant à leur cinquième année, sont sur le site  TheNation.com). Cohen commente les sujets suivants qui font actuellement l'actualité :

1. Les services nationaux de renseignement jouent depuis longtemps un rôle majeur, souvent peu visible, dans la politique internationale. Ils le font à nouveau aujourd'hui, comme cela est évident dans plusieurs pays, depuis le Russia-gate aux États-Unis et la tentative trouble d'assassinat de Skripal au Royaume-Uni jusqu'au meurtre apparent de Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien en Turquie. Outre ce que le président Obama savait des allégations du Russia-gate contre Donald Trump et quand il en a eu connaissance, la question se pose de savoir si ces opérations ont été ordonnées par le président Poutine et le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) ou étaient des opérations « voyous » inconnues à l'avance des dirigeants et peut-être même dirigées contre eux.

Il y a eu beaucoup d'opérations purement criminelles et commerciales « voyous » de la part d'agents du renseignement dans l'histoire, mais aussi des opérations « voyous » qui étaient à but politique. Nous savons, par exemple, que les services de renseignement soviétiques et américains - ou des groupes d'agents - ont tenté de perturber la détente d'Eisenhower-Khrouchtchev à la fin des années 1950 et au début des années 1960, et que certains acteurs du renseignement ont tenté d'empêcher Khrouchtchev de reconnaître officiellement l'Allemagne occidentale, également au début des années 60.

Il est donc raisonnable de se demander si les attaques contre Skripal et Khashoggi étaient des opérations « voyous » menées par des opposants politiques à la politique des dirigeants au pays ou à l'étranger, avec l'aide de l'un ou l'autre service ou agent de renseignement. Le mobile est une - et peut-être la - question cruciale. Pourquoi Poutine ordonnerait-il une telle opération au Royaume-Uni au moment même où son gouvernement entreprenait une importante campagne de relations publiques en Occident dans le cadre de la prochaine Coupe du monde en Russie ? Et pourquoi MBS risquerait-il un scandale Khashoggi alors qu'il s'emploie assidûment à promouvoir son image de dirigeant saoudien éclairé et réformateur à l'étranger ?

Nous manquons de preuves et d'une officielle franchise pour étudier ces questions, comme c'est généralement le cas pour les opérations sous couverture, secrètes et de désinformation du renseignement. Mais les questions sont certainement une raison suffisante pour ne pas se précipiter vers un jugement, comme le font de nombreux experts américains. Dire « nous ne savons pas » est peut-être invendable dans l'environnement médiatique d'aujourd'hui, mais c'est honnête et la bonne approche pour une « analyse » potentiellement fructueuse.

2. Nous savons cependant que l'establishment politique et médiatique américain s'est opposé farouchement à la politique de « coopération avec la Russie » du président Trump, y compris dans les agences de renseignement américaines, en particulier la CIA et le FBI, et à des niveaux élevés de sa propre administration.

Nous pourrions considérer la démission de Nikki Haley en tant qu'ambassadrice de l'ONU sous cet angle. Malgré la couronne de lauriers que lui ont tressée les médias anti-Trump et Trump lui-même à l'occasion de l'enthousiaste sauterie d'adieux à la Maison-Blanche, Haley n'a pas été énormément admirée par ses collègues de l'ONU. Lorsqu'elle a été nommée pour des raisons politiques par Trump, elle n'avait aucune formation en politique étrangère ni aucune connaissance approfondie des autres pays ou des relations internationales en général. À en juger par sa performance en tant qu'ambassadrice, elle n'a pas acquis non plus beaucoup d'expérience sur ce travail, lisant presque toujours des commentaires, même courts, dans des textes préparés à l'avance.

Plus précisément, les déclarations de Haley concernant la Russie à l'ONU étaient, le plus souvent, différentes de celles de Trump - en fait, implicitement en opposition à celles de Trump. (Elle n'a rien fait, par exemple, pour contrer les accusations à Washington disant que la réunion au sommet de Trump avec Poutine à Helsinki en juillet, avait été une « trahison »). Qui a écrit ces déclarations pour elle, très similaires aux déclarations concernant la Russie, publiées par les agences de renseignement américaines depuis début 2017 ? Il est difficile d'imaginer que Trump était contrarié de la voir partir, et plus facile de l'imaginer la pousser vers la sortie. Un président a besoin de quelqu'un de loyal comme secrétaire d'État et à l'ONU. Les remarques de Haley à la Maison-Blanche au sujet de la famille de Trump suggèrent qu'une entente a été conclue pour faciliter sa sortie, les deux parties s'engageant à éviter les reproches. Nous verrons si les opposants à la politique russe de Trump peuvent mettre un autre porte-parole à l'ONU.

En ce qui concerne les aspects de la politique étrangère américaine que Trump contrôle réellement, nous pourrions lui demander de toute urgence s'il a autorisé, ou s'il a été pleinement informé, des exercices aériens militaires conjoints États-Unis-OTAN-Ukraine qui se sont déroulés le 8 octobre au-dessus de l'Ukraine, aux abords mêmes de la Russie. Moscou considère non sans raison ces exercices comme une « provocation » majeure.

3. Que veulent les adversaires de Trump au lieu de la « coopération avec la Russie » ? Une ligne beaucoup plus dure, y compris des sanctions économiques plus « écrasantes ». Les sanctions s'apparentent davantage à des crises de colère et à la rage au volant qu'à une véritable politique de sécurité nationale, et sont donc souvent contre-productives. Nous avons des preuves récentes. L'excédent commercial de la Russie est passé à plus de 100 milliards de dollars. Les prix mondiaux des exportations primaires de la Russie, le pétrole et le gaz, sont passés à plus de 80 dollars l'unité alors que le budget fédéral de Moscou est basé sur 53 dollars le baril. Les promoteurs de sanctions anti-russes se réjouissent d'avoir affaibli le rouble. Mais tout en imposant certaines difficultés aux citoyens ordinaires, la combinaison des prix élevés du pétrole et d'un rouble plus faible est idéale pour l'État russe et les entreprises exportatrices. Ils vendent à l'étranger pour des devises étrangères surévaluées et paient leurs frais d'exploitation chez eux en roubles moins chers. Pour risquer un jeu de mots, ils « l'écrasent ».

Les sanctions du Congrès - pour quoi ce n'est pas toujours clair - ont aidé Poutine d'une autre manière. Pendant des années, il a essayé sans succès d'obtenir des « oligarques » qu'ils rapatrient leurs richesses de l'étranger. Les sanctions américaines à l'encontre de divers « oligarques » les ont persuadés, eux et d'autres, de commencer à le faire, ramenant peut-être jusqu'à 90 milliards de dollars chez eux dès 2018.

A défaut d'autre chose, ces nouveaux flux de trésorerie budgétaires aident Poutine à faire face à la baisse de sa popularité chez lui - il a toujours un taux d'approbation bien supérieur à 60 % - en raison de la décision du Kremlin de relever l'âge de la retraite des hommes et des femmes, qui passe de 60 à 65 ans et de 55 à 60 ans respectivement. Le Kremlin peut utiliser les recettes supplémentaires pour augmenter la valeur des pensions, les compléter par d'autres prestations sociales ou pour appliquer le changement d'âge sur une plus longue période.

Il semble que le Congrès, en particulier le Sénat, n'a pas d'autre politique russe que des sanctions. Il se peut qu'il ait des difficultés à trouver des alternatives. Une façon de commencer serait de tenir de véritables « débats » au lieu de la proclamation rituelle de la politique orthodoxe par des « experts », une pratique de longue date. Il y a plus d'un certain nombre de spécialistes qui pensent que des approches différentes concernant Moscou se font longuement attendre.

4. Tous ces développements dangereux, voire la nouvelle guerre froide américano-russe elle-même, sont des projets des élites : politique, médiatiques, renseignement, etc. Les électeurs n'ont jamais vraiment été consultés. Ils ne semblent pas non plus approuver. En août, Gallup a demandé à son échantillon habituel d'Américains quelle politique à l'égard de la Russie ils préféraient. Cinquante-sept pour cent d'entre eux souhaitaient une amélioration des relations, contre seulement 36 % qui souhaitaient une politique américaine plus sévère et davantage de sanctions. (Pendant ce temps, les deux tiers des Russes interrogés par un organisme indépendant considèrent maintenant les États-Unis comme l'ennemi numéro un de leur pays, et environ les trois quarts voient la Chine d'un bon œil.)

Est-ce qu'une des personnalités politiques américaines déjà en lice pour l'investiture du parti démocrate à la présidence en 2020 tiendra compte de ces réalités ?

Stephen F. Cohen est professeur émérite d'études et de politique russes à l'Université de New York et à l'Université de Princeton et collabore comme rédacteur à The Nation.

Source :  The Nation, Stephen F. Cohen, 17-10-2018

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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