10/11/2018 les-crises.fr  7 min #148101

L'Arabie saoudite n'a pas toujours été aussi répressive. Maintenant, c'est intolérable. Par Jamal Khashoggi

Voici ce qu'écrivait Jamal Khashoggi un an avant son assassinat...

Source :  The Washington Post, Jamal Khashoggi, 18-09-2017

Le président Trump serre la main du prince Mohammed ben Salmane en mars à la Maison-Blanche à Washington. (Evan Vucci/Associated Press)

Par Jamal Khashoggi

Le 18 septembre 2017

Jamal Khashoggi est un journaliste et auteur saoudien.

Quand je parle de la peur, de l'intimidation, des arrestations et de l'humiliation publique des intellectuels et des chefs religieux qui osent dire ce qu'ils pensent, et que je vous dis que je viens d'Arabie saoudite, vous êtes surpris ?

Avec l'arrivée au pouvoir du jeune prince héritier Mohammed ben Salmane, il a promis une réforme sociale et économique. Il a parlé de rendre notre pays plus ouvert et plus tolérant et a promis qu'il s'attaquerait aux obstacles qui entravent nos progrès, comme l'interdiction de conduire pour les femmes.

Mais tout ce que je vois maintenant, c'est la récente vague d'arrestations. La semaine dernière,  une trentaine de personnes auraient été arrêtées par les autorités, avant l'accession au trône du prince héritier. Certaines des personnes arrêtées sont de bons amis à moi, et cet acte représente l'humiliation publique d'intellectuels et de chefs religieux qui osent exprimer des opinions contraires à celles des dirigeants de mon pays. La scène a revêtu un caractère dramatique lorsque des hommes masqués de la sécurité ont pris d'assaut les maisons avec des caméras, filmé tout et confisqué des papiers, des livres et des ordinateurs. Les personnes arrêtées sont accusées d'avoir reçu de l'argent qatari et de faire partie d'un grand complot soutenu par le Qatar. Plusieurs autres, dont moi-même, sont en état d'exil et pourraient être arrêtés à leur retour chez eux.

washingtonpost.com

Cela me tourmente de parler avec d'autres amis saoudiens à Istanbul et à Londres qui se sont aussi exilés. Nous sommes au moins sept - allons-nous constituer le noyau d'une diaspora saoudienne ? Nous passons des heures interminables au téléphone à essayer de comprendre cette vague d'arrestations dont mon ami, homme d'affaires et personnalité bien connue sur Twitter Essam Al-Zamil a fait partie. C'est mardi dernier qu'il est rentré des États-Unis, après avoir fait partie d'une délégation officielle saoudienne. C'est ainsi que l'Arabie saoudite peut vous faire tomber en disgrâce à une vitesse vertigineuse. C'est tout à fait choquant. Mais les choses ne se sont pas passées comme par le passé dans mon pays.

En 2003 et 2010, j'ai été licencié de mon poste de rédacteur en chef d'un journal « progressiste », Al-Watan. Entre-temps, j'ai été conseiller médiatique auprès du prince Turki al-Faisal, ambassadeur d'Arabie saoudite en Grande-Bretagne, puis aux États-Unis. Cela peut sembler étrange d'être congédié par le gouvernement et de le servir à l'étranger. C'est pourtant là le véritable paradoxe saoudien. En des termes beaucoup plus crus, l'Arabie saoudite tente de modérer les points de vue extrêmes tant des réformateurs libéraux que des religieux conservateurs. Et les arrestations couvrent tout ce spectre.

Pourquoi ce climat de peur et d'intimidation serait-il si répandu alors qu'un jeune leader charismatique promet des réformes tant attendues pour stimuler la croissance économique et diversifier notre économie ? Le prince héritier est populaire et son plan de réforme a été soutenu par la plupart des 30 chefs religieux, écrivains et superstars des médias sociaux qui ont été arrêtés au milieu de la nuit.

Ces derniers mois, l'Arabie saoudite a instauré plusieurs politiques nouvelles et extrêmes, allant d'une opposition totale des islamistes à l'encouragement des citoyens à nommer d'autres personnes sur une liste noire du gouvernement. Les personnes arrêtées étaient sur cette liste. Des chroniqueurs proches des dirigeants saoudiens ont exigé à plusieurs reprises que les islamistes soient « éradiqués ». Ce n'est un secret pour personne que le prince héritier méprise les Frères musulmans, mais c'est en fait une étrange contradiction que d'identifier une personne comme activiste des Frères musulmans. J'ai toujours trouvé ironique qu'un fonctionnaire saoudien s'en prenne aux islamistes, étant donné que l'Arabie saoudite est la mère de tout l'Islam politique - et se décrit même comme un État islamique dans sa « Loi supérieure ». (Nous évitons le terme « constitution » à cause de son interprétation laïque et nous disons souvent que le Coran est notre constitution.)

Peu importe qui est visé, ce n'est pas ce dont l'Arabie saoudite a besoin en ce moment. Nous vivons une transformation économique majeure qui est soutenue par la population, une transformation qui nous libérera d'une dépendance totale au pétrole et rétablira une culture du travail et de la production.

C'est un processus très douloureux. Mohammed ben Salmane ferait mieux d'encourager les opinions constructives et diverses de personnalités publiques telles que Essam et d'autres économistes, religieux, intellectuels et hommes d'affaires qui ont au contraire été balayés par ces arrestations.

Mes amis et moi résidant à l'étranger nous nous sentons impuissants. Nous voulons que notre pays prospère et que  la vision 2030 se concrétise. Nous ne sommes pas opposés à notre gouvernement et nous nous soucions profondément de l'Arabie saoudite. C'est le seul foyer que nous connaissons ou que nous voulons. Pourtant, nous sommes l'ennemi. Sous la pression de mon gouvernement, l'éditeur de l'un des quotidiens arabes les plus lus, Al-Hayat, a annulé ma chronique. Le gouvernement m'a interdit l'accès à Twitter lorsque j'ai mis en garde contre un accueil trop enthousiaste du président élu de l'époque, Donald Trump. J'ai donc passé six mois à me taire, à réfléchir sur l'état de mon pays et les choix difficiles qui s'offraient à moi.

Ce fut douloureux pour moi, il y a plusieurs années, lorsque plusieurs amis ont été arrêtés. Je n'ai rien dit. Je ne voulais pas perdre mon travail ou ma liberté. Je m'inquiétais pour ma famille.

J'ai fait un choix différent maintenant. J'ai quitté ma maison, ma famille et mon travail, et j'élève la voix. Agir autrement trahirait ceux qui languissent en prison. Je peux parler alors que tant d'autres ne le peuvent pas. Je veux que vous sachiez que l'Arabie saoudite n'a pas toujours été ce qu'elle est aujourd'hui. Nous, les Saoudiens, méritons mieux.

Source :  The Washington Post, Jamal Khashoggi, 18-09-2017

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

 les-crises.fr

 Commenter