05/01/2019 reporterre.net  6 min #150381

Attention : les lobbies s'atttaquent au principe de précaution

Depuis les années 1990, le principe de précaution protège les citoyens de l'Union européenne en cas d'incertitude de la science, rappelle l'autrice de cette tribune. Qui explique que les industriels poussent aujourd'hui un principe concurrent, celui « d'innovation », qui leur serait très favorable.

Michèle Rivasi est députée européenne (Europe Écologie-Les Verts).


Depuis le début des années 1990, Bruxelles utilise le principe de précaution pour réglementer des produits allant des décapants de peinture aux voitures sans conducteur et aux cultures génétiquement modifiées. Les États-Unis ont longtemps condamné ce principe de l'UE comme une forme de protectionnisme. Souvenez-vous du différend commercial sur le bœuf élevé aux hormones en 2000. Mais ce principe est essentiel pour permettre aux décideurs politiques de faire preuve de prudence afin de protéger le public et d'éviter les dommages environnementaux lorsque la science est incertaine.

Mais aujourd'hui, des industries tentent d'introduire une nouvelle façon de penser par le biais d'une philosophie opposée : le « principe de l'innovation ». Intégré à la loi, le principe d'innovation permettrait de faire contrepoids à ce que ces industriels estiment être un obstacle majeur à leurs affaires : le principe de précaution.

Ce « principe » est le produit du  European Risk Forum (ERF), une plate-forme de lobbying pour des sociétés de produits chimiques, de combustibles fossiles et jusqu'à récemment de tabac des industries à risque, qui sont soumises à des réglementations sanitaires et environnementales. Leur principal intérêt commun est de maintenir leurs produits sur le marché avec le moins de restrictions et de réglementations possibles. En avançant ce « principe », ces industries demandent à ce que « chaque fois qu'une législation est à l'étude, son impact sur l'innovation devrait être évalué et pris en compte ».

L'ERF, créé dans le but de lutter contre les législations visant à interdire de fumer dans les lieux publics

L'application du principe d'innovation signifierait que chaque projet de texte de la Commission devrait être expurgé de toute mesure ayant un impact négatif sur « l'innovation », avant même d'être présenté au législateur. C'est précisément ce raisonnement qui a conduit la Commission à retarder très longtemps la définition des perturbateurs endocriniens. La Commission avait en effet demandé une analyse d'impact sur les industries avant de publier la définition.

L'ERF mène sa campagne de pression depuis plusieurs années. L'ERF a été créé en 1996 par le groupe British American Tobacco dans le but de lutter contre les législations visant à interdire de fumer dans les lieux publics.

Depuis 2013, le principe d'innovation a fait son chemin au sein de la Commission européenne, grâce à de nombreux événements, courriers et courriels de groupes de pression. C'est ce que montre un rapport de recherche publié le lundi 10 décembre par  l'ONG Corporate Europe Observatory.

Cette nouvelle approche gagne du terrain à Bruxelles. Mercredi 12 décembre, au Parlement européen, les législateurs ont voté sur un règlement intégrant pour la première fois le principe d'innovation dans le droit de l'Union. Il figurait dans le préambule d'une proposition législative définissant les règles et le champ d'application d'Horizon Europe, le programme de recherche et d'innovation de l'UE pour 2021-2027 qui distribuera près de 100 milliards d'euros en six ans. Le texte actuel encourage une « réglementation favorable à l'innovation, grâce à l'application continue du principe d'innovation ».

Ce concept n'est pas intégré dans l'approche générale du Conseil. Le débat va donc être rouvert lors du trilogue [1] au Parlement européen et nous devrons rester vigilants.

Le principe d'innovation n'est rien qu'un slogan de lobbying

Le principe d'innovation peut paraitre innocent et comme ayant une base légale. Mais ce n'est pas le cas. Ce principe d'innovation n'est rien qu'un slogan de lobbying, il n'a aucune existence légale contrairement au principe de précaution  inscrit dans les textes européens depuis 2005. À noter que c'est en vertu de ce principe qu'a pu, notamment, être mis en œuvre le moratoire sur la culture des maïs génétiquement modifiés en plein champ, ou interdit le bisphénol A dans les biberons.

Le principe d'innovation est une attaque contre le principe de précaution, qui a pourtant valeur constitutionnelle en France mais reste inopposable en droit dans les faits. Le principe de précaution nuit manifestement aux profits de ces industries polluantes et dangereuses. Ils veulent utiliser ce principe d'innovation pour saper les lois de l'UE sur les produits chimiques, les nouveaux aliments, les pesticides, les nanoproduits et les produits pharmaceutiques, ainsi que les principes juridiques de protection de l'environnement et de la santé humaine inscrits dans le traité de l'Union européenne.

Il faut absolument que nous protégions le principe de précaution. Il est fondamental pour garantir que seuls des produits sûrs sont mis sur le marché.

Selon Bruxelles, le principe d'innovation devrait « aider l'Europe à devenir le géant mondial de l'innovation qu'elle est en mesure d'être ». Un tel concept ne peut être adopté dans les textes européens, alors que le système actuel d'évaluation et d'autorisation des pesticides par l'UE a été dénoncé par la société civile comme insuffisamment protecteur. Écoutons les 1.400.000 signataires de l'initiative citoyenne européenne (ICE) Stop glyphosate et innovons, oui, mais pour une innovation qui respecte notre santé, notre environnement et l'avenir des générations futures.

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