10/01/2019 reseauinternational.net  13 min #150582

Japon : le réveil de la contestation contre les bases américaines à Okinawa

Par Maïlys Pene-Lassus

Cela fait plusieurs décennies que la population d’Okinawa s’oppose fermement à la présence de bases américaines. La question s’est à nouveau enflammée avec la disparition du gouverneur Onaga en août et sa succession par Denny Tamaki, un Nippo-Américain élu sur une majorité fermement antimilitariste. Cependant, Tokyo refuse encore et toujours la délocalisation des bases en dehors de la préfecture. Retour sur une dispute où personne ne semble prêt à céder.

Alors que la préfecture d’Okinawa ne représente qu’une infime partie du territoire japonais, l’archipel abrite la majorité de la présence militaire américaine. C’est aussi la zone la plus pauvre du pays. La base aérienne Marine Corps Air Station Futenma, près de la ville de Ginowan, dont elle recouvre un quart du territoire. Elle est considérée comme  l’une des plus dangereuses au monde pour la population locale. Les gouvernements américain et japonais projettent depuis plus de vingt ans de la déménager vers la zone moins peuplée de Henoko, sur la côte nord-est de l’île principale. Cependant, le projet fait face à une opposition populaire massive du fait de son emplacement dans la baie d’Oura, une zone écologiquement fragile. La construction de la base menace l’écosystème local, notamment des espèces vulnérables de mammifères marins et des coraux menacés.

En 2015, les tensions ont culminé avec les  visites aux États-Unis du Premier ministre Shinzo Abe puis celle du gouverneur d’Okinawa, Takeshi Onaga. Figure emblématique de la résistance aux bases américaines, Onaga a été maire de Naha puis gouverneur pendant près de vingt ans. Connu pour sa capacité à tenir tête à Tokyo, il est à l’origine de poursuites judiciaires contre le gouvernement. En cause, des failles légales dans le projet de construction de la base à Henoko, malgré le commencent des travaux.

Le 8 août dernier, Onaga  meurt des suites d’une longue maladie. Organisées en urgences, les élections préfectorales laissent une ouverture à l’opposition pro-américaine, soutenue par le gouvernement japonais. Malgré cette aide, Denny Tamaki est  élu gouverneur le 30 septembre, avec une large majorité et un programme s’opposant fermement aux bases militaires. Premier élu métis au Japon, Tamaki n’est pas issu du monde politique. Sa forte personnalité ravive la flamme contestatrice de l’archipel. Fils d’un militaire américain, mais élevé par sa mère japonaise, il incarne à lui seul l’identité multiple d’Okinawa et sa culture singulière et hybride. Une double identité dont il se sert pour défendre la population locale. En novembre, il  se rend aux États-Unis et lance : « La démocratie okinawaïenne serait-elle inférieure à la démocratie américaine ? »

L’antimilitarisme dans les Ryukyu, îles résistantes

 Ancien royaume des Ryūkyū, l’archipel d’Okinawa est soumis à une sévère politique d’assimilation après son annexion par le Japon à la fin du XIXème siècle. Durant la Seconde Guerre Mondiale, un tiers de la population est morte lors de la bataille d’Okinawa. L’archipel est ensuite occupé par les États-Unis jusqu’en 1972. Depuis, la préfecture est restée le chef-lieu de la présence militaire américaine en Asie. L’île principale est considérée comme un « porte-avion » en plein Pacifique, à mi-chemin entre l’Asie du Nord-Est et l’Asie du Sud-Est. Cette position stratégique en fait un atout crucial de la politique militaire américaine dans le Pacifique et participe à son « pivot asiatique ».

Cette double histoire de domination – l’assimilation culturelle japonaise et l’occupation américaine – a engendré un pacifisme à la fois inscrit dans la culture traditionnelle locale et dans le rejet du militarisme du XXème siècle. Un proverbe en dialecte okinawaïen a été repris par la contestation : nuchi du takara, « la vie est un trésor ». Il fait écho aux violences de la bataille d’Okinawa et aux suicides collectifs de mise pendant la guerre sur le territoire japonais, puis aux violences liées aux bases américaines et à l’occupation. C’est aussi le nom donné à une conférence organisée le 25 juin 2016 à Ginowan par la Fédération Japonaise des Associations de l’Unesco :  « Nuchidutakara: Let’s build a fortress for sustainable peace ». Dans les semaines précédant l’événement, une manifestation contre les bases avait rassemblé quelque 65 000 personnes.

L’antimilitarisme n’est pas seul en cause dans le refus de la présence des GI’s à Okinawa. La récurrence d’agressions, accidents et viols commis par des soldats américains sur le territoire japonais a intensifié les frustrations. Le journal local Ryūkyū Shimpo recense ces incidents. Parmi les plus retentissants, le crash d’un hélicoptère de l’armée américaine sur le campus de l’Université d’Okinawa en 2013. En avril 2016, le viol et le meurtre d’une jeune fille exacerbe encore la colère des mouvements d’opposition. Des acteurs privés commencent alors à se mêler à la controverse à travers la création du Henoko Fund pour soutenir à la contestation. Ce fonds désigne Hayao Miyazaki comme son représentant public. Extrêmement populaire au Japon, le réalisateur mythique de films d’animation, icône du Studio Ghibli, est sans doute la personnalité japonaise la plus influente dans le monde. Miyazaki n’hésite pas à exprimer ouvertement sur son hostilité aux forces militaires comme son soutien au pacifisme japonais en général.  « La démilitarisation d’Okinawa, déclare-t-il, est essentielle pour la paix en Asie Orientale. » Dans une manifeste paru dans la revue mensuelle du Studio Ghibli, Neppu, il  fustige le militarisme et l’amendement de la constitution pacifiste voulu par le Premier ministre Shinzo Abe. Parallèlement, le studio annonce le financement d’un parc naturel protégé sur une petite île okinawaïenne, avec l’intention de sensibiliser les enfants aux questions environnementales.

Malgré tout, la polémique reste très peu visible, non seulement à l’étranger, mais aussi au Japon. Assez isolée culturellement et politiquement du reste du pays, la couverture médiatique est limitée, tout comme le soutien du reste de la population nippone. D’autant plus que la pression américaine sur le gouvernement de Tokyo reste forte. Les différents intérêts particuliers et les jeux de pouvoir rendent la résolution du problème très lente et délicate. En dépit de sa résilience remarquable, la contestation locale se heurte à d’autres enjeux : l’amendement de l’article 9, la création d’une armée nationale, la présence américaine, le retour nationalisme ou encore la mémoire de la guerre.

Qu’est-ce que l’article 9 ?

Selon l’article 9 de la constitution japonaise, créée sous impulsion américaine après la guerre, le Japon renonce à toute guerre. Il fonde le caractère pacifiste de la constitution, ce que contestent certains mouvements politiques nationalistes dans le pays. Le chef du gouvernement nippon Shinzo Abe porte un projet d’amendement pour permettre au Japon de reformer officiellement une armée, même si les actuelles Forces d’Auto-Défense en sont une de facto.

Intersections des contestations

Cependant, ces activités militantes ne sont pas strictement antimilitaristes. La contestation ne se limite pas un refus des bases sur le territoire, mais à une critique globale, intersectionnelle (1) du militarisme et de ses effets sur les populations locales. Si elles sont liées au pacifisme propre à Okinawa, les revendications se trouvent à la croisée d’enjeux écologiques, féministes et post-coloniaux. Un des arguments les plus vifs pour le déplacement de la base vers Henoko est écologique : le site de construction de la nouvelle base se situe dans une baie de coraux protégés. Cette baie abrite aussi des dugongs, mammifères marins de l’océan Pacifique très vulnérable. Des militants embarqués, notamment sur des kayaks, occupent pacifiquement la baie pour empêcher la construction.

La contestation est aussi féministe : d’un côté, la présence de militaires se traduit souvent par des pratiques de domination violente des populations locales, en particulier des femmes. Des soldats américains ont commis de nombreux viols de Japonaises, ce qui témoigne des intersections entre militarisme, virilisme et culture du viol. D’un autre côté, la résistance des femmes d’Okinawa s’inscrit dans la place traditionnelle des femmes dans l’archipel. Même s’il ne s’agit pas d’un système purement matriarcal, elles ont une place unique dans la religion animiste ancestrale et dans l’organisation sociale. Ce rôle central des femmes dans la société distingue à nouveau l’archipel du reste du Japon.

En fin de compte, ce particularisme d’Okinawa prend une dimension de résistance post-coloniale. La revalorisation de la culture des îles Ryūkyū est au cœur de la contestation : les occupations successives, la violence des puissances dominantes, mais aussi l’indifférence du reste des Japonais à l’égard des bases, ainsi que le manque de respect des voix démocratiques par Tokyo, tout cela participe du sentiment d’injustice ressenti à Okinawa.

Loin des images toutes faites sur la société civile japonaise, la contestation pacifiste à Okinawa est marquée par sa résilience et par la diversité des enjeux soulevés. C’est aussi l’homogénéité ethnoculturelle du Japon qui est remise en cause : dans un pays où la « pureté » du peuple japonais est au cœur des représentations identitaires, les droits et représentations des minorités sont une question politique cruciale (2). L’antimilitarisme sur l’archipel ne se limite pas à un rejet des bases américaines. Il est avant tout une représentation du pacifisme locale. La contestation okinawaïenne rend nécessaire une pensée intersectionnelle du fait militaire, croisant, entre autres, les questions de genre, de violence et d’écologie.

Maïlys Pene-Lassus

Spécialiste du Japon, Maïlys Pène-Lassus est chargée d’études à l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM). Diplômée en Master de recherche « Asie Orientale Contemporaine » à l’ENS de Lyon et en relations internationales à Sciences Po Lyon, elle travaille sur les questions insulaires et les thématiques maritimes, mais aussi sur la culture populaire et visuelle japonaise et ses enjeux socio-politiques (« cultural studies », études de genre, anti-militarisme).

1. L’intersectionnalité est une notion employée en sociologie et en réflexion politique, qui désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de stratification, domination ou de discrimination dans une société.

2. Une autre minorité ethnique est sous-représentée au Japon : le peuple Aïnou, au nord du pays : là encore, la représentation des minorités est occultée dans la dispute nippo-russe autour des îles Kouriles.

Photo: Manifestation contre la présence des bases américaines à Okinawa, le 15 janvier 2018. (Source :  World Beyond War)  

source: asialyst.com

 reseauinternational.net

 Commenter