21/01/2019 histoireetsociete.wordpress.com  14 min #151025

Pathologies de la démocratie par Evelyne Pieiller

Les intellectuels au chevet de la souveraineté populaire

Le fonctionnement du « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » suscite aujourd'hui de plus en plus de critiques, sinon de doutes. Les analyses des limites et des dérives de la démocratie en désignent comme principales responsables soit l'impuissance du politique, soit l'incapacité des citoyens mêmes. Serait-on donc condamné à l'oligarchie ou au populisme ?

Pino Reggiani. - « Hommes », 1960-1980
Archives Alinari, Florence / RMN-Grand-Palais

Longtemps la démocratie fut considérée comme un idéal, un progrès, une conquête. Aujourd'hui, on la soupçonne au mieux d'être dévoyée, au pis d'être intrinsèquement une impossibilité. Dans tous les cas, elle paraît n'avoir pas tenu ses promesses, et courir le risque de se réduire à un simulacre, sinon à une imposture. Un sondage récent le suggère (1) : 57 % des Français trouveraient qu'elle fonctionne mal, 77 % qu'elle fonctionne de moins en moins bien et, détail saisissant, 32 % estimeraient que d'autres systèmes peuvent être aussi bons. Cela ne peut que conforter les commentateurs, essayistes et politiques divers qui craignent l'extinction des Lumières. Il est vrai que les fougueux appels à un « sursaut démocratique » quand surgit une fois de plus la menace du Front national sont de moins en moins suivis.

Les nombreux ouvrages qui analysent cette perte de confiance des citoyens articulent pour l'essentiel leur réflexion autour de la notion de souveraineté : celle de la nation et celle du peuple. Mais, s'ils partagent globalement le même diagnostic, les accents portés et les solutions proposées témoignent d'un certain brouillage des repères traditionnels : lectures « de gauche » et lectures « de droite » vont alors parfois se croiser. Ainsi, aucun des analystes ne met en doute les brèches ouvertes dans la souveraineté de la nation par sa subordination à des pouvoirs supranationaux comme l'Union européenne ou, plus largement, parce que « le capitalisme global a neutralisé les démocraties nationales », comme le résume Wolfgang Streeck (2). Chacun se rappelle la forte et franche déclaration de M. Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, à l'occasion de la victoire de Syriza en Grèce : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens déjà ratifiés » (Le Figaro, 29 janvier 2015). Le poids du libéralisme sur l'exercice de la souveraineté n'est pas toujours incriminé avec la vigueur d'Alain Badiou, qui affirme que « la démocratie est toujours liée et inféodée au capital » et qui en refuse le principe dans sa déclinaison de « parlementaro-capitalisme ». Mais même Marcel Gauchet, son interlocuteur, grand défenseur de la démocratie et souvent accusé d'avoir légitimé le néolibéralisme, déclare que, « dans nos sociétés, la démocratie n'est plus qu'un mot, plus qu'une notion fantoche »dissimulant notamment le pouvoir « effectif, exorbitant » du « complexe économico-financier » (3).

Le temps des outsiders

Mais il y aurait d'autres limites, en particulier celles que créerait l'extension des droits humains. Marcel Gauchet, encore, affirme : « Est réputé aller dans le sens des progrès de la démocratie tout ce qui accroît le périmètre d'expression des droits des individus et des libres liens qu'ils nouent entre eux, en restreignant d'autant le périmètre de l'autorité collective (...). C'est ainsi que l'idée démocratique, par répulsion envers la verticalité d'un guidage de surplomb, en vient à se confondre avec l'idée d'une société politique de marché (4). » Or cette montée de la demande de reconnaissance par le droit des diverses « minorités », qui amoindrirait la souveraineté de la nation comme porteuse de la volonté générale et transformerait les citoyens en autant de clients singuliers, traduit un rejet du citoyen comme abstraction, dépouillé de toute particularité, au profit du concret de la personne.

Cette revendication de la différence, indissociable pour certains de l'idéologie capitaliste et de son appel à faire fructifier ses ressources et désirs propres, conduit à ce que l'universalisme cher à la démocratie représentative soit ou rejeté ou marginalisé, alors même qu'il semble légitimer la possibilité d'une collectivité politique fondée sur une commune humanité et liée par la capacité de jugement. En d'autres termes, la nation n'est plus porteuse de la volonté générale, mais d'un agrégat de désirs particuliers ; ce qui peut correspondre à un amoindrissement, sinon à une perversion des luttes collectives qui restent à gagner afin de faire advenir les promesses de la démocratie, en particulier l'égalité, l'un des noms de l'émancipation. Ainsi, pour la philosophe Nancy Fraser, « les conceptions libérales-individualistes du progrès remplacent celles de l'émancipation », alors même qu'« il ne s'agit pas d'instiller de la diversité dans les hiérarchies du monde de l'entreprise, mais d'abolir les hiérarchies » (5).

Cette discussion du rôle joué par la revendication de droits concrets est conduite au nom d'un point de vue qui n'oublie pas l'existence des classes sociales. Elle entre pourtant en contradiction avec d'autres analyses qui s'affirment d'une gauche... de gauche : Jean-Claude Michéa, peu suspect d'affection pour la modernité libérale, condamne la « conception idéaliste et désincarnée du Droit et de la Raison » et invite à « comprendre l'universel comme la résultante d'actions communes et de situations partagées ». Alors se mène le combat, selon la formule du « dernier Marx », pour « la renaissance, dans une forme supérieure, d'un type social archaïque » (6). Le Comité invisible, souvent considéré comme lié au groupe de Tarnac et à Julien Coupat, salue quant à lui, dans la fragmentation en tous domaines de notre monde, l'aspiration débutante à « la restitution à elles-mêmes de toutes les singularités, l'échec fait à la subsomption, à l'abstraction ». Il est vrai que ledit comité postule, non sans rappeler des éloges anciens du terroir : « Il n'y a pas moi et le monde, moi et les autres, il y a moi avec les miens, à même ce petit morceau de monde que j'aime, irréductiblement. » Car « l'expérience vécue, fondamentale, immémoriale », serait celle de la « communauté » (7). Foin donc des leurres mortifères intrinsèques à la démocratie, à la nation, à l'humanité, sinon aux divisions de classe...

Ces approches multiples prennent toutes en compte deux éléments importants de la crise démocratique : les limitations imposées à la souveraineté nationale, et donc l'impuissance du politique ; l'effritement de certaines des valeurs qui la fondent, et donc la suspicion sur le système même. Ce qui s'accompagne d'interrogations sur l'effectivité de la souveraineté du peuple et sur le bien-fondé de ce principe. Car un spectre hante la plupart des essayistes à l'œuvre ici : celui du populisme, et peut-être même du fascisme. Serait-ce un mal inhérent à la démocratie même ? Ou proviendrait-il d'un dysfonctionnement que l'on peut corriger ?

La donne est connue : après des décennies de bipartisme affable, accueillant au compromis et d'une hostilité sans faille aux « extrêmes », montent tant l'abstention que précisément les « extrêmes », caractérisés notamment par un refus de la réduction du politique au bipartisme, et une rhétorique opposant la caste et le peuple, « eux » et « nous », ceux d'en haut et ceux d'en bas, un pouvoir oligarchique et une démocratie devenue fictive. Une bonne partie du peuple ne se reconnaît plus dans ses représentants habituels, ceux de la modération, et se choisit des outsiders, dont certains paraissent dangereusement « antidémocrates ».

Pourquoi donc oublie-t-il de voter, ou vote-t-il aussi mal ? Le phénomène reçoit des explications diverses. Comme le rappelle Ivan Krastev, « les progrès des libertés individuelles et la diffusion des droits de l'homme se sont accompagnés d'un déclin du pouvoir du citoyen de changer, par le vote, non pas seulement de gouvernement, mais aussi d'orientation politique (8) ». La dissolution des oppositions essentielles entre la gauche et la droite va conduire à ne plus guère les différencier, sinon dans le domaine sociétal... Pourquoi alors choisir entre elles ? Selon Nancy Fraser, c'est une composante déterminante du problème : « Libéralisme et fascisme constituent les deux versants profondément interconnectés du système mondial capitaliste » le libéralisme, toujours farouchement au centre, étant « progressiste » en matière de valeurs morales et implacable sur le plan économique et social...

Comment faire alors pour que le peuple se sente représenté sans avoir besoin de préférer à nos régimes libéraux et à leur absence de remplaçant réel une « démocratie illibérale », pour reprendre l'expression de M. Viktor Orbán, le premier ministre hongrois ? Comment lui rendre sa souveraineté ? C'est là que la pensée des essayistes devient parfois surprenante.

La philosophe Chantal Mouffe, très écoutée par la formation espagnole Podemos et par les responsables de La France insoumise, citée également par certains socialistes français comme M. Benoît Hamon, et dont la réflexion se nourrit aussi bien de Carl Schmitt que d'Antonio Gramsci (9), pose la nécessité de « construire un "nous" et un "eux" » de façon à conduire un combat pour la mise en œuvre véritable des principes éthico-politiques de la démocratie libérale ; car, comme elle le dit à Íñigo Errejón, cofondateur et stratège de Podemos, « aujourd'hui, tout ce qui a à voir avec la démocratie entendue comme égalité et comme souveraineté populaire a été écarté par l'hégémonie du libéralisme (10) ». Afin donc de renverser les rapports de pouvoir, et de donner une représentation authentique au « mécontentement orphelin » des citoyens, il importerait de travailler à la création d'un espace public agonistique, c'est-à-dire conflictuel, où s'expriment les différends, les antagonismes, le désaccord, dans un cadre compatible avec le pluralisme démocratique. Pour fédérer efficacement les mécontentements et les luttes contre les diverses subordinations, par-delà les clivages gauche-droite, s'avère indispensable l'élaboration d'un « arsenal symbolique » qui contribuera à susciter le consentement des groupes sociaux concernés, cristallisant éventuellement autour d'un chef charismatique. Il s'agira donc, non d'en finir avec la démocratie représentative, mais de la radicaliser.

C'est avec une stratégie affirmée de « populisme de gauche », nourri entre autres de batailles culturelles, que Chantal Mouffe, dans la lignée de ses travaux avec Ernesto Laclau, propose une revitalisation de la représentation démocratique. Mais le plus remarquable dans cette réflexion tient peut-être à l'importance accordée aux « affects ». La théorie moderne de la démocratie a longtemps associé celle-ci à l'exercice de la raison et serait, selon Chantal Mouffe, « incapable de reconnaître que les "passions" sont la principale force motrice de la politique ». Pour construire une distinction nous/eux progressiste, il faudrait donc un discours offrant « des identités qui donnent du sens » à cette distinction. On ne peut s'empêcher de redouter quelque effet de séduction.

Des citoyens soumis à leurs émotions

On retrouve l'accent mis sur les « passions », sujet à variations multiples, chez plusieurs analystes. Le « peuple », autrement dit les citoyens, est assez fréquemment jugé soumis à ses émotions particulièrement quand il vote en dehors des choix tolérables. Il conviendrait donc d'encadrer le peuple souverain. Comme le dit le journaliste et écrivain David Van Reybrouck (11), voter sur une question précise « que bien peu de gens comprennent réellement » ne peut guère qu'entraîner des résultats désastreux. Mieux vaudrait donc « désigner au hasard un petit nombre de personnes en vous assurant qu'elles maîtrisent suffisamment les enjeux auxquels elles vont devoir se confronter et qu'elles sont en mesure de prendre des mesures judicieuses ». On saura sans doute plus tard à qui sera confié le soin de s'assurer de la maîtrise des tirés au sort. Pierre Rosanvallon est également sceptique sur les capacités populaires : « Les citoyens tendent à voir comme également légitimes l'opinion d'humeur et celle fondée sur la connaissance, ou même le fait alternatif (12). » À croire que les représentants de l'élite aiment à penser, comme le formulait l'historien de l'économie Joseph Schumpeter dans Capitalisme, socialisme et démocratie, que « le citoyen typique, dès qu'il se mêle de politique, régresse à un niveau inférieur de rendement mental »...

Plutôt que par les émotions et les insuffisances des citoyens, il n'est pas interdit de penser que les perversions actuelles de la démocratie telle que nous la connaissons sont engendrées par un néolibéralisme remarquablement inventif, qui a longtemps su rendre désirables ses valeurs et ses solutions, en particulier auprès de ceux qu'il a pu favoriser, tout en incitant à croire, quitte à dénier sa propre réalité, que la morale, tout compte fait, importe davantage que la politique et le social... La rapidité de la décomposition ne commande-t-elle pas d'envisager que le « ressentiment » populaire, noté par de nombreux auteurs, s'exprime d'abord au nom des promesses mêmes de la démocratie, et de leur trahison ?

Evelyne Pieiller

(1) « Les Français, la démocratie et ses alternatives », sondage Ipsos-Sopra Steria pour Le Monde, 6 novembre 2016.

(2) Wolfgang Streeck, « Le retour des évincés », dans L'Âge de la régression. Pourquoi nous vivons un tournant historique (collectif), Premier Parallèle, Paris, 2017.

(3) Alain Badiou et Marcel Gauchet, Que faire ? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l'avenir de la démocratie, Gallimard, coll. « Folio le Forum », Paris, 2016.

(4) Marcel Gauchet, Le Nouveau Monde. L'avènement de la démocratie, IV, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2017.

(5) Nancy Fraser, « Néolibéralisme progressiste contre populisme réactionnaire », dans L'Âge de la régression, op. cit. Lire aussi Nancy Fraser, «  Égalité, identités et justice sociale », Le Monde diplomatique, juin 2012.

(6) Jean-Claude Michéa, Notre ennemi, le capital, Climats, Paris, 2017.

(7) Comité invisible, Maintenant, La Fabrique, Paris, 2017.

(8) Ivan Krastev, « Le retour des régimes majoritaires », dans L'Âge de la régression, op. cit.

(9) Chantal Mouffe, L'Illusion du consensus, Albin Michel, Paris, 2016.

(10) Chantal Mouffe et Íñigo Errejón, Construire un peuple. Pour une radicalisation de la démocratie, Cerf, Paris, 2017.

(11) David Van Reybrouck, « Cher président Juncker », dans L'Âge de la régression, op. cit.

(12) «  Pierre Rosanvallon : "Nous vivons une rupture historique de la démocratie" », L'Obs, Paris, 6 avril 2017.

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