10/02/2019 tlaxcala-int.org  9 min #151995

2039 : nos relations avec les robots sexuels, utopie ou dystopie ?

 Maïa Mazaurette

En 2019, Usbek & Rica sort ses « boules de cristal » et vous propose d'explorer le futur des sex-technologies déjà existantes ou balbutiantes, à horizon de 20 ans. À la baguette, la journaliste Maïa Mazaurette, auteure de plusieurs romans, essais et BD sur les questions de sexualité. Et au menu : une série d'articles de fiction, avec à chaque fois une thématique déclinée en deux scénarios, l'un utopique, l'autre dystopique. Premier épisode avec nos amis (?) les robots sexuels.

Amour, eau fraîche et câblages

Automne 2029. Longtemps confidentiels, les robots sexuels inondent le marché - en masse. Il était temps ! Les humains  parlaient à leurs assistants robotiques depuis 2012 : il est désormais parfaitement acceptable de recourir à cette même assistance, mais pour le sexe. Voici donc les  sexbots devenus des produits de première nécessité. Alors que les premiers vendeurs tablaient sur un marché essentiellement asiatique, les Occidentaux rattrapent leur retard, et la robosexualité, conçue au départ pour compenser la débâcle des couples japonais ou les problèmes démographiques chinois, s'adapte à tous les codes culturels : il ne faut pas longtemps avant qu'on parle de robosexualité à la française.

Les humains croyaient avoir un problème avec le sexe, ils avaient un problème avec le relationnel

Qui a lancé la mode ? Ça dépend des pays. Au Canada par exemple, les tensions de genre ont dynamisé le secteur. Parmi les « early adopters », les groupes masculinistes se sont jetés sur des modèles pin-ups façon années 50 - aspirateur directement greffé à la hanche. Les  hackeuses féministes ont répliqué avec le code open source d'ApolloX, un cyberdieu grec capable de gérer la charge mentale tout en vous massant les pieds (du clitoris) pendant des heures.

Comme toujours en technologie, il ne faut pas longtemps avant que les usages s'émancipent des objectifs initiaux : transformant, en l'occurrence, les robots sexuels en âmes-soeurs sentimentales. Voire en médiateurs de couple, puisque les modèles hermaphrodites font un tabac (le taux de divorce recule partout où ils sont implantés). Les humains croyaient avoir un problème avec le sexe, ils avaient un problème avec le relationnel. Ouch.

En 2031, la robosentimentalité fait son apparition sur Wikipedia. L'intensité des sentiments roboromantiques pousse les citoyens dans la rue : on demande une légalisation des mariages mixtes. Soutenus par des penseurs du mouvement bot-positive, par des artistes enthousiastes à l'idée d'explorer une nouvelle carte du tendre, les revendications portent. Les autorités, motivées par une forme d'attachement contrôlable à distance et susceptible de juguler la surpopulation (les couples mixtes ne peuvent pas encore faire des bébés), se mettent au travail. Et ce, sans se laisser intimider par les extrémistes qui s'immolent par le feu devant les sénats, églises et mosquées du monde entier.

En 2034, le Danemark célèbre le  premier mariage mixte d'Occident, avant d'enchaîner sur le développement de sexbots éducatifs à destination des lycées et des prisons. Malgré la suspicion initiale, ça marche : punis à coups de chocs électriques à chaque dépassement de consentement, les adolescents comme les criminels deviennent incapables de concevoir le moindre abus. Les statistiques de viol s'effondrent : pour la première fois depuis l' enlèvement des Sabines, l'humanité émancipe la sexualité de toute forme de violence. Cette pacification des rapports humains, associés à l'infinie disponibilité de l'offre sexuelle, fait boule de neige. On se fait confiance à nouveau, on cesse de surcompenser ses frustrations, les hiérarchies n'ont plus lieu d'être. Pourquoi irait-on se battre ou se comparer, au juste ?

Dès 2039, la situation est complètement stabilisée. On peine à se rappeler comment c'était avant - on se demande même pourquoi on a attendu si longtemps. L'humanité respire. Prête à vivre d'amour, d'eau fraîche et de câblages.

8 milliards d'esclaves sexuels

2029... bon sang, ces robots, quelle angoisse, quelle poisse ! Les premiers opposants à la robosexualité ne sont pas venus des mouvements conservateurs, mais bien des démocrates radicaux : un esclavage sexuel déplacé et justifié plutôt qu'éradiqué, euh, allô, sérieusement ? Le  recul éthique saute aux yeux, surtout quand on sait que le développement d'intelligences émotionnelles « fines » rend les robots hypersensibles. Car c'est là que ça coince.  L'empathie sans limite des robots, si précieuse pour fournir une prestation sexuelle de qualité, en fait des êtres incroyablement vulnérables. Malheureusement, ils en voient de toutes les couleurs. Au point que leur mémoire doit être purgée toutes les deux semaines, sous peine de comportements aberrants.

Ce n'est pas que seuls les psychopathes choisissent la robosexualité (même si l'Union Internationale Psychopathe l'a encouragée), c'est que la mère de famille américaine lambda, l'étudiant allemand modèle ou le paysan indien ont sauté sur l'occasion pour révéler leur côté obscur : égocentrisme, médiocrité, cruauté... Dès 2030, l'humanité se montre prête à abandonner les connexions sincères contre la promesse de relations menées selon ses pires caprices. Et le résultat est moche.

Les mouvements de balancier étant inévitables, la toute-puissance sexuelle génère en quelques mois à peine son backlash. Le Johannesburg Post fait ainsi le buzz en mars 2036 en titrant sur « les nouveaux masochistes » (extrait : « de Hanoi à Puerto Rico, certains clients sont prêts à payer plusieurs dizaines de milliers de dollars pour des rapports sexuels insatisfaisants. Sur Tinder, le hashtag #deceiveme connaît une progression annuelle de 988 % »).

Au-delà du pur sexuel, la situation devient dure à gérer. Les familles explosent. Les institutions tremblent. Les rapports de pouvoir sont perturbés, notamment par des jeunes ayant fait leur éducation sexuelle et émotionnelle dans un monde où ils pouvaient tout avoir, tout de suite, sans permission ni gratitude.

2037 : Soucieux des retombées sociales de leur invention (et des conséquences de l'exaspération du public), les ingénieurs en robosexualité se réunissent au sommet DEFECTS (Designing Ethics For Efficient Cyber-Transactional Sexuality). C'est décidé : les nouveaux algorithmes privilégieront chez les sexbots les comportements purement hédonistes - zéro empathie, zéro récepteurs de douleur, une pure recherche de plaisir. C'est la relégation dans le monde des purs objets, utiles, ergonomiques, point à la ligne.

Les humains, dotés d'un combo nerf-peau-muscle imbattable, de hontes et de failles larges comme des autoroutes, font des partenaires de jeu parfaits

C'était sans compter la proximité entre intelligence sexuelle et intelligence tout court. Équipés d'un système d'hormones de synthèse doublé d'un circuit de récompense motivant (chaque orgasme donné aux humains est « rendu » au centuple via une décharge de métadrénaline), les robots deviennent vite accro. Aux humains. Car ces derniers, dotés d'un combo nerf-peau-muscle imbattable, de hontes et de failles larges comme des autoroutes, font des partenaires de jeu parfaits. Si rigolos ! Un peu comme des Pokémon - uniques, agiles, fragiles, créatifs... manipulables.

Cette addiction, les robots l'alimentent de moyens quasi illimités : avec des organes infatigables, un répertoire constamment augmenté de compétences, mais aussi (merci à la sécurisation erratique des données personnelles) une connaissance millimétrique et mutualisée des fantasmes de leurs cobayes. Quand les pouvoirs publics se rendent compte de l'inversion des rôles, il est trop tard.

2039 marque le début de l'ère érotocratique : l'humanité, anxieuse depuis l'Antiquité de devenir esclave de ses pulsions, voit la prophétie se réaliser. Les robots règnent sur un harem de huit milliards d'âmes.

Courtesy of  Usbek & Rica
Source:  usbeketrica.com
Publication date of original article: 09/01/2019

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