11/02/2019 reporterre.net  14 min #152016

La neutralité carbone en 2050, un objectif ambigu

Le projet de loi énergie-climat, présenté jeudi 7 février au Cese, remplace la division par quatre des émissions par la neutralité carbone en 2050. Trop flou ? La porte ouverte aux techniques controversées de capture et de stockage de carbone ? En réalité, ce n'est pas dans ce changement que se dissimulent les renoncements les plus graves.

On dit que le diable se cache dans les détails. Depuis les premières fuites du projet de loi sur l'énergie dans la presse, jeudi 7 février dans l'après-midi, journalistes et spécialistes du secteur scrutent le texte à la recherche d'un éventuel tour de passe-passe. La notion de « neutralité carbone » en 2050, qui remplace le précédent objectif de division par quatre des émissions de gaz à effet de serre en 2050 par rapport à 1990, concentre toutes les interrogations.

La  loi sur la transition énergétique (LTE) de 2015 fixe un certain nombre d'objectifs de long terme : réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40 % en 2030 puis les diviser par quatre en 2050 par rapport à 1990, baisser la consommation d'énergies fossiles de 30 % en 2030 par rapport à 2012, réduire la part du nucléaire à 50 % du mix électrique en 2025 (contre plus de 70 % aujourd'hui) et augmenter celle des énergies renouvelables à 40 % en 2030. Mais en novembre 2017, s'appuyant sur un scénario de RTE, l'ancien ministre de la Transition écologique et solidaire Nicolas Hulot annonçait  qu'il serait « difficile de tenir le calendrier » des fermetures de réacteurs nucléaires sans ouvrir de nouvelles centrales thermiques - et donc augmenter les émissions de gaz à effet de serre. Un an plus tard, en novembre 2018, le président de la République Emmanuel Macron, le Premier ministre Édouard Philippe et le successeur de M. Hulot, François de Rugy,  dévoilaient le projet de programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) et la nouvelle échéance pour la réduction de la part du nucléaire dans le mix : 2035.

Mais le gouvernement ne peut pas s'accorder des largesses de calendrier en ignorant la loi. D'où  ce nouveau texte « énergie - climat », présenté jeudi au Conseil économique, social et environnemental (Cese), qui vise à modifier quatre objectifs de la LTE, à défaut de les respecter :

  • La réduction de la part du nucléaire à 50 % du mix électrique, auparavant prévue en 2025, est reportée à 2035 ;
  • La consommation énergétique finale ne sera réduite que de 17 % en 2030 par rapport à 2012, au lieu des 20 % prévus ;
  • La consommation énergétique primaire des énergies fossiles baissera plus vite que prévu, de 40 % en 2030 par rapport à 2012 au lieu de 30 % ;
  • Enfin, l'objectif de division par quatre des émissions de gaz à effet de serre en 2050 par rapport à 1990 est remplacé par un objectif de « neutralité carbone » à cette même date. Dans l'exposé des motifs de la loi, cette neutralité carbone est définie comme « l'atteinte de l'équilibre entre les émissions de gaz à effet de serre et les absorptions anthropiques (c'est-à-dire les absorptions par les écosystèmes gérés par l'homme tels que les forêts, les prairies, les sols agricoles et les zones humides, et par certains procédés industriels, tels que la capture et le stockage de carbone) ».

« La neutralité carbone n'est définie nulle part dans le droit »

Ce changement n'inspire que méfiance à Me Arnaud Gossement, avocat spécialiste en droit de l'environnement. Il déplore le remplacement d'un objectif chiffré précis par une notion plus floue : « La neutralité carbone n'est définie nulle part dans le droit. Pas même, contrairement à ce que prétend le gouvernement, dans l'accord de Paris sur le climat. L'article 4 de l'accord ne crée qu'une sorte d'obligation de reporting entre les États, pas quelque chose que vous pouvez invoquer devant un tribunal. » Il aurait préféré que l'objectif cardinal de cette loi soit plus clair, dans la mesure où il est censé orienter tous les textes subalternes - plan de rénovation énergétique des bâtiments, PPE, etc. « Le ministre de la Transition énergétique et solidaire a indiqué sur Twitter que cet objectif correspondait à une division par huit des émissions. Pourquoi ne pas l'avoir formulé ainsi dans le projet de loi ? »

🔴 Incomprehension ou intox ?
👉 Notre objectif n’est plus de diviser nos émissions de gaz à effet de serre par 4 car il est maintenant bien plus ambitieux : les diviser par 8 pour atteindre ZÉRO émissions nettes en 2050. Le @gouvernementFR va le mettre dans la loi, c’est inédit!

Le gouvernement renonce à diviser par quatre les émissions de gaz à effet de serre de la France

L'avocat craint un tour de passe-passe qui consisterait à continuer d'émettre tranquillement les gaz responsables du changement climatique, en se disant qu'on les compensera - éventuellement plus tard : « Ce n'est pas du tout la même chose de s'engager à réduire physiquement ses émissions de gaz à effet de serre par quatre, et de s'engager à les compenser par des absorptions sans forcément les baisser. La neutralité est un équilibre ; c'est-à-dire que même si vous avez un niveau élevé d'émissions, du moment que vous les compensez, c'est bon. » Il s'alarme de l'évocation des techniques de capture et de stockage de carbone en préambule du texte : « C'est une technique industrielle qui coûte cher, que Total a expérimenté dans son gisement de gaz de Lacq dans les Pyrénées-Atlantiques. Le problème, c'est que ça ne marche pas. Et quand l'État échouera à atteindre la neutralité carbone dans quelques années, il se déresponsabilisera et incriminera des techniques qui ne sont pas mûres et des industriels qui n'ont pas suffisamment travaillé dessus. »

« Tous les scénarios de neutralité carbone du Giec prévoient des réductions importantes d'émissions »

Mais l'avocat est l'un des seuls à formuler une critique aussi virulente. Nicolas Berghmans, chercheur à l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), salue un « signal politique fort » envoyé avec l'inscription de la neutralité carbone dans la loi. Il relativise le risque que le gouvernement mise sur la compensation des émissions plutôt que sur leur réduction. « Tous les scénarios du Giec qui mènent à la neutralité carbone présentent des réductions importantes d'émissions, observe-t-il. Il ne faut donc pas forcément lier la neutralité carbone à un relâchement de la contrainte sur les efforts à fournir. »


Puits et émissions de GES en 2050 dans le scénario de référence

Car les puits de carbone ont un potentiel limité. On en distingue deux sortes : naturels - les forêts, les sols, les écosystèmes côtiers - et industriels - les techniques de séquestration de carbone. « Pour que les puits naturels puissent absorber les émissions, il faut qu'ils soient correctement gérés. Or, partout dans le monde, on continue de dégrader ces écosystèmes, ce qui réduit leur potentiel de séquestration », dit M. Berghmans. Quant aux procédés industriels, « ils en sont encore au stade de la recherche et du développement et posent de nombreuses questions techniques, économiques et environnementales ». Exemple avec la bio-energy with carbon storage (BECS), une technique d'émissions négatives qui consiste par exemple à planter des forêts pour qu'elles captent du CO2 atmosphérique au cours de leur croissance, puis à les brûler en captant le CO2 émis avant de le stocker dans le sous-sol : « Elle pose un problème de soutenabilité. Certains scénarios établissent que si on la déployait massivement pour atteindre la neutralité carbone, il faudrait lui consacrer 20 à 35 % des surfaces agricoles mondiales ! »

Nouvel objectif, réduire par huit les émissions d'ici 2050


Evolution des émissions nettes de GES dans le scénario de référence

Au ministère de la Transition écologique et solidaire, on se dit stupéfait par la polémique causée par cette inscription de la neutralité carbone dans la loi. « L'objectif de neutralité carbone en 2050  avait été annoncé à l'occasion du plan climat, en juillet 2017. Pour nous, c'était évidemment une amélioration de l'ambition », explique-t-on à Reporterre. Cet objectif devrait être atteint en réduisant fortement les émissions de gaz à effet de serre, « à 80 millions de tonnes contre 560 millions en 1990. C'est plus ambitieux que la division par quatre [prévue par la LTE] ». De fait, c'est ce que prévoit le scénario de référence (p. 18) inscrit dans le projet de Stratégie nationale bas-carbone (SNBC) présenté en décembre 2018. La réduction des émissions de gaz à effet de serre atteindrait alors plus de 87 %, au lieu des 75 % prévus dans la LTE.


Evolution des émissions nettes de GES dans le scénario de référence

Dans ce scénario, l'achat de crédits carbone étrangers est exclu, mais la capture et le stockage de carbone sont effectivement présentes à la marge : 6 millions de tonnes contre 380 millions de tonnes supprimées d'ici 2050. En 2050, « elles permettraient d'éviter environ 6 millions de tonnes de CO2 par an dans l'industrie et de réaliser annuellement une dizaine de millions de tonnes d'émissions négatives sur des installations de production d'énergie à partir de biomasse (BECSC) » (p. 27). « Nous n'avons pas pour projet de recourir massivement à des technologies de stockage dont on ne connaît pas encore la viabilité, et pas davantage de couvrir la moitié de la France de forêts, ce serait impossible. D'ailleurs, dans la SNBC, on insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas de techniques très satisfaisantes », assure-t-on au ministère.

Quant à inscrire l'objectif de division par huit des émissions d'ici 2050, « on n'y a pas pensé. Maintenant, il est trop tard. Mais les députés pourront travailler sur ce point lors du débat à l'Assemblée », prévu au début du deuxième trimestre.

« Un vrai renoncement à une démarche globale de transition énergétique »

Yves Marignac, porte-parole de l'association négaWatt, dénonce lui aussi une « mauvaise polémique, même si elle traduit un vrai malaise » : « Le facteur 4 était insuffisant, il fallait renforcer cet objectif. La neutralité carbone est effectivement l'objectif à atteindre pour être dans les clous de l'accord de Paris, et c'est plutôt un bon objectif. » Mais il regrette que le projet de loi ne soit pas plus précis sur les objectifs de réduction des émissions et de compensation : « Les proportions entre les deux ne sont pas précisées. Cela ouvre la porte à de futures SNBC où, faute d'être dans la bonne trajectoire de réduction des émissions, on mise sur les techniques de capture et de stockage de carbone. » Selon lui, la façon la plus simple de remédier à ce flou est d'assortir dans le texte un objectif chiffré de réduction des émissions à l'objectif de neutralité carbone.

Ce qui l'inquiète davantage, ce sont les autres modifications - report de la date de réduction de la part du nucléaire et réduction de l'ambition en matière de baisse de la consommation énergétique. « Plutôt que de miser sur un effort de réduction de maîtrise de la consommation énergétique, qui permettrait de basculer à terme vers 100 % d'énergies renouvelables, le gouvernement mise sur la substitution des énergies fossiles par des électricités décarbonées. C'est un vrai renoncement à une démarche globale de transition énergétique, fondée sur la sobriété, l'efficacité et les énergies renouvelables, et une faveur accordée aux voitures électriques et au nucléaire. »

Pour Anne Bringault, du Réseau action climat (Rac) et du Réseau pour la transition énergétique (Cler), s'il est important de s'intéresser aux objectifs de long terme, il faut aussi se préoccuper des années à venir. « Cela fait deux ans que nos émissions sont en hausse alors qu'elles auraient dû baisser. On n'est pas du tout sur la bonne trajectoire », s'alarme-t-elle. Le recul sur l'objectif de baisse de la consommation énergétique est selon elle un très mauvais signal, dans un contexte où le logement est un des secteurs les plus énergivores et que « la rénovation énergétique est un véritable enjeu. Alors que le coût de l'énergie va augmenter et qu'un nombre croissant de ménages est en situation de précarité énergétique, il est urgent de prendre des mesures fortes comme interdire progressivement la location des passoires énergétiques ». Autre chantier qui ne souffrira pas d'attendre 2050, le soutien aux territoires dans la transition : « En Allemagne, pour accompagner la sortie du charbon, l'État a mis 40 milliards d'euros sur la table. En France, les contrats de transition ont suscité beaucoup d'espoir mais ne fonctionnent pas, faute de moyens financiers. »

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