16/02/2019 histoireetsociete.wordpress.com  14 min #152245

Qui détruit la forêt russe, tout en essayant de rejeter la faute sur les Chinois, par Mikhail Morozov

Comment le gouvernement russe veut faire endosser la responsabilité pour la disparition de la puissante taïga à nos amis de l'Empire du milieu

En Russie aussi, des voix s'élèvent pour dénoncer la manière dont les Chinois s'approprient les richesses du pays, mais ce qui est totalement oublié ici comme ailleurs est que la Chine est simplement le client des pilleurs locaux qui détruisent avec ou sans la Chine les dites richesses naturelles préservées par le socialisme (note de Danielle Bleitrach et traduction de Marianne Dunlop)

 svpressa.ru

Le Conseil de la fédération a eu une discussion houleuse sur la situation lamentable de l'industrie forestière du pays: la forêt est abattue sans pitié, elle périt dans des incendies, est dévorée par les ravageurs. Les médias fédéraux ont ignoré la chose. Mais dans l'un des journaux russes, toute une série de reportages sont parus sous le titre « Comment les Chinois détruisent la taïga russe ». Voyons ce qu'il en est.

Et pour commencer, revenons à l'été 2018. À l'époque, la Russie a officiellement reconnu que l'extinction des incendies de forêt n'était pas rentable. Le ministère des Forêts de Krasnoyarsk a rapporté à ce sujet, sans aucune hésitation. C'était une bagatelle - environ 13 incendies sur une superficie totale de 4859 hectares, dont 4375 couverts de forêts. Le feu a brûlé dans les districts d'Evenki et de Yenissei. « Selon des données préliminaires, les coûts prévus pour éteindre ces incendies dépasseraient les dommages éventuels qu'ils pourraient avoir causés », ont déclaré des responsables avec une pointe de fierté pour leur trouvaille bureaucratique. Ils ont déclaré qu'ils observeraient depuis les satellites et ne feraient rien: nous sommes au 21ème siècle après tout. La forêt brûle principalement dans des zones difficiles à atteindre, et selon le ministère des Forêts, il n'y a aucune menace pour les établissements humains. Et par conséquent, laissez tout consumer, Tout se passera bien.

De toute évidence, une telle situation est une chose commune, l'important est que cela ait été annoncé officiellement pour la première fois. Dans une certaine mesure, on peut comprendre les forestiers. Ils n'ont ni la force ni les moyens de résister aux feux de forêt qui font rage chaque année. Ainsi, les protecteurs de la richesse verte du pays à Krasnoyarsk ont informé: le personnel du Centre de lutte contre les incendies de forêt et leurs forces subordonnées avec un total de 111 personnes (!) ont localisé quatre des neuf nouveaux incendies à Bogoutchansky, Abansk, Karatouzsky et Yermakovsky ainsi que dans les zones susmentionnées. La superficie de la forêt sauvegardée est de 17,2 hectares (!). Tandis que 4375 hectares sont destinés à se transformer en cendres et charbon. Il semble que la situation dans les autres régions ne soit pas très différente de celle de Krasnoyarsk. « Dix-neuf incendies provoqués par des orages se produisent dans la région d'Irkoutsk dans une zone de surveillance spatiale de plus de 15 000 hectares, et plus de 50 hectares de forêt brûlent dans les zones de surveillance aérienne et terrestre », a rapporté le service de presse du gouvernement régional d'Irkoutsk. Les technologies modernes permettent, sans risque pour les budgets, d'enregistrer et de rapporter les quantités détruites. L'efficacité des équipements actuels de lutte contre les incendies au cours de l'été chaud de l'an dernier a été clairement démontrée dans le district de Noguinsk, dans la région de Moscou (la forêt ne brûle pas qu'en Sibérie): au lieu d'arroser la zone forestière un avion a déversé 40 tonnes d'eau sur un véhicule de police de la circulation sur l'une des autoroutes les plus fréquentées. On a bien ri!

Cela se produit chaque année: on nous parle des efforts héroïques de « centaines et de milliers de pompiers et forestiers », d'une myriade de véhicules en train de lutter contre le feu, et la forêt continue de brûler et de s'amenuiser. Je soupçonne que de telles trouvailles - le refus délibéré de lutter contre les incendies de forêts pour des raisons de « rentabilité » - ont déjà été utilisées auparavant. Mais que cela soit officiellement rapporté, je le constate personnellement pour la première fois. Réfléchissons un instant : la destruction de la forêt (et il ne s'agit pas de «trois peupliers», mais d'un écosystème naturel très complexe), selon la bureaucratie, est devenue rentable! Et c'est l'année de l'écologie, annoncée par un décret du président de la Russie!

Qui, si ce n'est les forestiers possédant nécessairement les bases de la biologie et de la biophysique, sait que les incendies à grande échelle sont une catastrophe dont les conséquences affectent non seulement l'état de l'environnement du territoire de Krasnoïarsk et de la région d'Irkoutsk, mais aussi le pays tout entier. Cela inclut les émissions de gaz à effet de serre au lieu d'oxygène, avec des conséquences irréversibles pour la planète. Mais il est possible de comprendre les gardiens de la forêt: ils n'ont pas les forces et les moyens pour protéger, sauvegarder et restaurer la forêt - l'une des principales richesses de la Russie.

Cependant, si nous prenons de la hauteur, l'inaction des forestiers de Krasnoyarsk et d'ailleurs n'a rien de surprenant. La philosophie de l'économie néolibérale a déjà pénétré à leur niveau. Un phénomène terrible - l'optimisation, en d'autres termes, faire des économies sur le dos de la population et du pays au nom de je ne sais quoi (si ce n'est les superprofits de certains groupes) est devenue le fléau de nos vies. Que ce soit l'éducation, la médecine, ce ne sont pas les connaissances, l'éducation, la santé, l'écologie, mais les avantages économiques qui sont mis au premier plan. Et au bénéfice de qui? De la Russie, du peuple, des gouvernants? L'enseignement à l'université au lieu de former les spécialistes nécessaires au développement du pays est devenu un service. De plus, il est conseillé de dépenser moins et de tirer le maximum de profit du bénéficiaire. Et là, vous avez la rentabilité, et les bénéfices, qui peuvent être distribués dans des poches et cachés dans des coins discrets. Grâce à une telle approche à l'échelle du pays, les diplômés universitaires fraîchement émoulus s'envolent vers des cieux où les connaissances et les cerveaux capables de faire leur fortune et celle des autres valent plus que des dollars et des euros.

Et ce processus s'est accéléré ces dernières années. Les Chinois n'ont rien à voir avec ça. Au contraire, tout est organisé chez eux de manière quelque peu différente, et ils ne se mêlent pas de nos affaires.

Cependant, le processus de dégradation de la forêt russe ne date pas d'hier. Il a été initié par le désir d'une élite super riche de vivre dans la nature, et qui a porté préjudice à cette nature. Et en premier lieu aux bandes de protection forestières, dites de 1ère catégorie, autour des grandes villes. En changeant leur statut environnemental, leur transfert à des fins personnelles, qui n'était auparavant possible que sur décision du gouvernement russe. Mais cela n'a pas empêché la déforestation massive et la construction de logements et d'installations industrielles à leur place. Peu à peu, on a commencé à considérer la forêt exclusivement comme une marchandise. Privé du financement normal et du soutien de l'État, le système perfectionné de protection et de mise en culture des forêts qui fonctionnait jusque là a décliné. Le bois était pillé, les coupes sauvages se multipliaient. Une thèse est apparue: l'État ne pouvant pas entretenir les forêts, celles-ci devraient être transférées au privé. Les spécialistes de la foresterie et les écologistes ont résisté, arguant que cela conduirait à une limitation de l'utilisation des forêts, à leur dégradation, à l'atrophie de leur principale fonction - la protection de la nature. Mais tout portait vers la réécriture du Code forestier. Le directeur de la politique de conservation du Fonds mondial pour la nature, Evgueni Schwarz, a prédit une catastrophe imminente: «il semble que l'objectif principal des lobbyistes soit de s'emparer des zones forestières les plus précieuses autour des grandes villes et des frontières, où il est possible d'engranger immédiatement des bénéfices énormes par une exploitation effrénée de la forêt».

Et maintenant, revenons à l'examen du problème par le Conseil de la Fédération. La description de cet événement sur le site Web de la chambre haute du parlement ne traduit pas l'intensité des passions ni la profondeur de la crise. Toutefois, il est notoire que des représentants du Bureau du Procureur général, de l'Agence fédérale des forêts, des services des douanes et d'autres fonctionnaires ont brossé un tableau sans concession de l'état désolant de la forêt russe. Le Directeur de Rosleskhoz [Agence fédérale des forêts de Russie] Ivan Valentik, qui a évalué de manière assez objective la situation, en a pris pour son grade. La présidente du Conseil de la fédération, Valentina Matvienko, l'a littéralement accusé d'incompétence et a mis tous les péchés de l'industrie sur le dos du service qui lui avait été confié. Mais, selon certains observateurs, c'est justement l'action de l'Agence fédérale des forêts, qui vraisemblablement affecte les intérêts de certains, qui a permis cette discussion au Conseil de la Fédération.

La résolution adoptée à l'issue de discussions animées indique que « la législation forestière de la Russie repose sur les principes de gestion durable et de préservation des forêts, y compris par leur protection, leur sauvegarde, leur reproduction, leur développement ». Malgré le satisfecit accordé à la législation russe, le président du Conseil de la fédération a proposé la création d'un groupe de travail avec la Douma d'Etat sur la modification du code forestier afin de mettre un terme à l'exploitation illégale.

Les sénateurs ont reconnu que c'est une législation «tordue» qui permet «de récolter du bois dont le volume dépasse les volumes fixés, ainsi que la croissance des massifs forestiers exploités». Et grâce à cela, le nombre de gardes forestiers est deux fois inférieur aux normes du ministère des Richesses naturelles et cinq fois inférieur au niveau de 2007. En clair, cela signifie qu'ils coupent la forêt sans merci et qu'ils ne plantent pas en même temps de jeunes arbres. Il n'y a personne pour protéger et cultiver les terres forestières en Russie. Parmi les causes de problèmes, il y a le sort misérable de la population dans ces zones forestières, qualifiées par les sénateurs de « déshéritées ». Pourquoi les régions où cette richesse est concentrée tombent-elles dans la misère, personne ne le dit.

Puisque nous avons pris l'habitude depuis quelque temps de mettre tout ce qui ne va pas sur le compte des étrangers, des articles ont commencé à paraître dans la presse disant que nos amis chinois étaient responsables de tout. Ils ne savent pas eux-mêmes protéger leur forêt et font sortir clandestinement du bois de Russie. Comme si les citoyens chinois étaient depuis longtemps à la tête des régions forestières de notre pays et que les gardes-frontières, les agents des douanes, le bureau du procureur, la police - tous avaient depuis longtemps changé la forme de leurs yeux et la couleur de leur peau ! Toute une série de reportages de la région d'Irkoutsk, rédigés avec talent et minutieusement par nos collègues longtemps à l'avance, ont montré que le chaos régnait dans les zones forestières. L'absence de protection des forêts, de police et la corruption des autorités locales permet une destruction prédatrice des forêts. Un gros titre souligne la principale cause de tous les maux: « Comment les Chinois abattent-ils la taïga russe? » Dans le même temps, toutes sortes de «chercheurs» ont intensifié leurs activités, affirmant que les mêmes Chinois s'étaient installés en Extrême-Orient et en Sibérie et avaient également bu toute l'eau du lac Baïkal. Cela n'a aucun sens d'entrer dans une controverse sérieuse ici. Des mythes similaires ont été cultivés pendant des décennies. Les Chinois eux-mêmes y sont habitués et, cette fois, ils ont réagi calmement à ces attaques hostiles et, surtout, déraisonnables.

Je ne citerai que quelques chiffres. En 2016, la Chine a importé 22 millions de mètres cubes de bois en provenance de Russie (19% du marché russe du bois). Vous pouvez bien sûr considérer que les douaniers, les gardes-frontières et autres fonctionnaires russes sont complètement corrompus, et que ce chiffre est 10 fois sous-estimé. Imaginer que des trains chargés de rondins passent à toute vapeur devant les douanes russes en direction de la Chine. Mais même dans ce cas, les exportations forestières vers la Chine représenteraient 0,1% des réserves totales de la Russie. Et affirmer que « les Chinois ont tout coupé » serait prématuré. Sans parler du fait que les Chinois achètent ce que coupent les Russes. Mais l'essentiel, c'est que n'importe quel chiffre réel des exportations forestières vers la Chine ne représente pas grand-chose au regard de la destruction causée par les incendies de forêt et les nuisibles - naturels ou humains.

Comme dans d'autres cas, ce ne sont pas les étrangers, mais la mauvaise gestion, la corruption, les mauvaises lois et leur inobservance de la part de la Russie qui sont nos principaux problèmes. Selon les statistiques officielles, chaque année, les incendies ravagent en Russie entre 1,5 et 3 millions d'hectares de forêts. L'an dernier seulement 4,5 millions d'hectares de forêt ont été détruits par des incendies. Il s'agit là des zones forestières dont quelqu'un a la charge. Mais plus de 600 millions d'hectares sont hors de contrôle et surtout dénués de toute protection. Ainsi, selon les centres de surveillance internationaux, jusqu'à 14 millions d'hectares sont brûlés chaque année! Pour couper et transporter de telles quantités, même les laborieux Chinois auraient mis des centaines d'années. Une grande partie de la forêt est détruite par les maladies et les insectes, car personne ne la protège ni ne la cultive. Pour vérifier cela, les sénateurs n'ont pas besoin de se rendre dans la région d'Irkoutsk. Il suffit d'aller dans une région relativement prospère aux environs de Moscou, où des forêts parmi les plus précieuses et protectrices, qui étaient autrefois considérées comme des forêts de «première catégorie de protection» et des «poumons de la mégapole», sont anéanties.

Mais revenons à la décision du Conseil de la Fédération, qui contient une analyse plus adéquate de ce qui se passe que dans les articles de journalistes et d'experts. Ce n'est pas un hasard si le document fait référence à 2007. C'est cette année-là que le nouveau code forestier a été lancé, ce qui a provoqué le chaos désormais détecté par les sénateurs. Un an plus tard, en 2008, le nombre d'incendies de forêt en Russie avait été multiplié par 40. Et en 2010, lorsque Vladimir Vladimirovich [Poutine] a personnellement pris l'avion pour éteindre une forêt à bord d'un avion amphibie, près de 8 millions d'hectares de plantations forestières sont partis en fumée. Des gens aussi ont brûlé.

Au cours de la discussion, le chef du comité du budget du Conseil de la fédération, Sergey Ryabukhine, a exposé les raisons de la crise prolongée: la législation forestière est structurée de manière à ce que tous les pouvoirs en matière de gestion forestière soient transférés aux autorités régionales et aux propriétaires privés. Les uns et les autres se soucient peu des dommages environnementaux. «Je pense qu'à un moment donné, cela a été fait intentionnellement: les régions se sont vu attribuer des pouvoirs qui n'étaient pas soutenus par des finances, suite à quoi le nombre de forestiers et d'exploitations forestières [publiques] a été divisé par dix. Et la forêt a été abandonnée à son sort.

Par conséquent, il est nécessaire de transférer l'autorité au niveau fédéral, et je pense que les régions seront d'accord avec cela «, a déclaré Sergei Ryabukhin. Une banalité connue de toute personne ayant quelque peu étudié le sujet. Une fois de plus, la question de l'inacceptabilité du concept de politique forestière est soulevée. Le président russe Vladimir Poutine a également appelé plus d'une fois à procéder à une analyse critique du Code forestier, soulignant le caractère criminogène de cette branche d'industrie.

Et ceci en dépit du fait que la principale loi forestière a commencé à entrer en vigueur dès le lendemain de sa soumission à la Douma d'Etat. Je me souviens de l'une des principales lobbyistes, Mme Komarova (à présent présidente du Comité des ressources naturelles de Khanty-Mansiisk, alors présidente du Comité des ressources naturelles de la Douma d'État), a dit que nous allions adopter la loi, ouvrir la forêt aux relations du marché et faire plus tard les réajustements nécessaires. Cela n'a pas fonctionné.

Après la première lecture du code forestier à la Douma d'Etat, plus de 500 amendements ont été apportés. Cela signifiait que le document ne pouvait pas être finalisé, il était nécessaire de le réécrire à nouveau. Et en faire un débat public. Mais cela n'a pas été fait, bien que les sujets de la Fédération aient donné une évaluation négative du document. Même le monde des affaires, qui a déclaré ne pas être prêt à dépenser de l'argent pour la protection et le reboisement, s'est exprimé contre. 73 députés de la Douma ont tenté d'empêcher l'adoption du document dévastateur, adressant une lettre ouverte au président russe. Les dirigeants des plus grands groupes parlementaires de la Douma d'Etat ont personnellement demandé au chef de l'Etat de ne pas signer le document. Le célèbre journaliste Vassily Mikhailovich Peskov s'est quasiment jeté aux pieds de Vladimir Poutine. Rien n'y a fait, le code a été voté. La majorité du parti à la Douma d'Etat et les lobbyistes du gouvernement ont ignoré l'opinion publique. On n'a pas tenu compte du fait que le Code forestier, qui affecte directement l'élément le plus important de la nature russe, n'a pas passé avec succès l'examen environnemental de l'État, tel que prévu par la loi fédérale.

Et maintenant nous avons ce que nous avons. Et les Chinois n'ont rien à voir avec ça.

Traduction Marianne Dunlop pour Histoire & Société

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