18/02/2019 les-crises.fr  11 min #152324

Trump : Tanguant vers une nouvelle politique étrangère ? Par Graham E. Fuller

Source :  Graham E. Fuller, 06-01-2019

Graham E. Fuller

6 janvier 2019

Si la montée en puissance de nouvelles puissances fortes comme la Chine remet en question l'ancien ordre géopolitique dominé par les États-Unis, qu'en est-il de l'inverse ? Le défi lancé à l'ordre international par une grande puissance en déclin et erratique de plus en plus en désaccord avec un nouvel ordre émergent - même sans Trump ?

Chaque jour, les manchettes révèlent un sentiment de déclin de la puissance et de l'influence géopolitique américaine. Cela s'explique en partie par l'ascension naturelle d'autres pays comme la Chine, la Russie, l'Inde, la Turquie et le Brésil en tant que nouveaux acteurs importants. Mais une grande partie de cette situation est également due à l'effondrement de la logique de l'empire américain, aux bévues massives de la politique étrangère américaine des trois dernières décennies et aux atteintes brutales que ces guerres ont imposées aux ordres politique, économique et social américains - sans mentionner celles qui ont fait des victimes outremer dans ces guerres.

La nature changeante et désastreuse de tant de politiques de l'administration Trump tend à masquer les racines profondes de ce déclin auto-créé. Comme c'est facile, même réconfortant et finalement dangereux de tout mettre sur le dos de Donald Trump. Une telle concentration sur ses défauts personnels favorise l'illusion que Trump lui-même est fondamentalement le problème et que son départ amènera donc la résolution de ces problèmes. Ce ne sera pas le cas. Leurs racines sont beaucoup plus profondes. En politique étrangère, elles remontent au moins à l'effondrement de l'Union soviétique et au moment dit « unipolaire » où les États-Unis ont adopté l'idée qu'ils étaient désormais la seule superpuissance mondiale, capable d'établir une hégémonie mondiale incontestée à long terme. Rappelez vous comment cela allait annoncer le prochain « Siècle Américain ? »

La grande majorité de l'élite de la politique étrangère américaine incarne encore ces concepts. Ils perçoivent l'hégémonie des États-Unis comme l'état naturel des choses, peut-être même un don de Dieu ; toute opinion qui va à l'encontre de cette croyance est inconcevable, ridicule quant à la nature même du monde, idéologiquement inacceptable, ou même traître.

Nous le constatons dans l'opinion de l'élite de tous les médias grand public, à commencer par la rencontre de Trump avec Kim Jong Un au début de 2018. Nous le voyons dans les voix ferventes qui chantent les couplets du livre de cantiques de la communauté de la politique étrangère contre la décision de Trump de retirer les troupes américaines restantes de Syrie. Ou dans tous les efforts visant à surmonter la détérioration réellement dangereuse des relations des États-Unis avec Moscou - où Washington trouve inconcevable qu'un élément de sa propre politique puisse avoir un quelconque effet déclencheur sur une telle détérioration.

Maintenant, je suis bien conscient de l'ignorance de Trump au sujet des affaires étrangères, parmi ses nombreux autres défauts. Jusqu'à présent, la rencontre avec le dirigeant nord-coréen a été largement dénoncée comme improductive et naïve. Certes, il n'y aura pas de dénucléarisation majeure de la Corée du Nord dans un avenir proche, mais la péninsule coréenne a déjà beaucoup changé. Les relations entre la Corée du Nord et la Corée du Sud sont aujourd'hui sur des bases très différentes de celles d'il y a un an ; la démesure et les menaces d'échanges nucléaires ont laissé place à un rapprochement prudent. La Corée du Sud prend des risques calculés dans ce processus, mais elle progresse à un rythme soutenu avec une approbation publique prudente mais assez large. La péninsule coréenne commence à se détendre.

L'inconvénient ? La présence militaire américaine en Corée du Sud est certainement sur le point de se terminer si les choses continuent à bien se passer entre les deux Corées. Une base géostratégique clé des États-Unis en Asie de l'Est sera perdue. Mais pour les Coréens, et même pour la plupart des Coréens du monde, les mesures prises par la Corée en vue d'une normalisation et peut-être même d'une réunification éventuelle devraient-elles être considérées comme une mesure négative ? Peut-être aux yeux des élites politiques américaines qui s'accrochent encore à l'illusion d'un pilotage permanent de la géopolitique mondiale par les États-Unis, même aux portes de la Chine.

Il y a bien sûr un facteur japonais. Tokyo en tirera probablement la conclusion minimale qu'elle devra améliorer et approfondir ses relations bilatérales avec la Chine plutôt que de se cacher derrière les jupes stratégiques américaines au cours des prochaines décennies. Mais le Japon, État puissant en soi, n'est-il pas destiné à faire face à la réalité chinoise selon ses propres critères ? Les États-Unis devraient-ils rester en permanence engagés dans la lutte contre l'évolution de relations de pouvoir régionales vers plus de « normalités ». La politique étrangère américaine est-elle en permanence engagée dans le maintien et la manipulation des conflits internationaux ?

La Syrie est la dernière question d'actualité pour Washington où les conservateurs, la plupart libéraux et professionnels de la politique étrangère semblent s'unir pour condamner la décision de Trump de retirer du marasme syrien un petit nombre de soldats américains. Mais la présence militaire américaine en Syrie facilite-t-elle réellement le rétablissement progressif de la paix en Syrie - une fin aux massacres et aux flux de réfugiés ? Pourtant, quels sont les titres que nous voyons ? « Le cadeau de Noël de Trump à Poutine », « Les États-Unis perdent leur place en Syrie », « Qui a perdu la Syrie ? », « L'Iran et la Russie, grands gagnants en Syrie » et d'autres histoires de ce genre dominent les commentaires américains dominants.

Une grande partie de l'hostilité à l'égard du retrait de la Syrie est malheureusement basée sur l'opposition politique automatique à tout ce que fait Trump, afin de l'affaiblir. D'autres déplorent ce pas de plus vers l'éloignement d'une position américaine autrefois dominante au Moyen-Orient. Pourtant, nous devons nous demander si la domination américaine au Proche-Orient - qui implique un soutien fort aux dirigeants autocratiques, aux invasions militaires, aux bombardements, aux opérations spéciales, à la destruction des infrastructures, à la mort de plus d'un million de musulmans - a fait quoi que ce soit de bon pour la région au cours des dernières décennies. Au mieux, ces politiques servent maintenant les objectifs politiques mal inspirés d'Israël et de l'Arabie saoudite. Croyons-nous vraiment que l'Iran et la Turquie voisins, ou la Russie et la Chine peuvent être définitivement exclus des rôles d'acteurs régionaux majeurs dans ce pays ? Est-ce que tout doit être une guerre par procuration ?

L'Afghanistan pourrait bien être le prochain théâtre du retrait. La plus longue guerre de l'histoire américaine n'a abouti nulle part. Les États-Unis abritent-ils vraiment une mission nationale de gardiennage à perpétuité en Afghanistan ? Souvenez-vous, bien que la raison apparente de l'invasion de l'Afghanistan ait été de détruire Al-Qaïda - ce qui n'a jamais eu lieu - le véritable objectif géopolitique était d'établir des bases militaires américaines au cœur de l'Asie, à la porte même de la Russie et de la Chine. (Peut-on concevoir la réaction des États-Unis à un effort russe ou chinois pour établir des bases militaires dans des pays limitrophes des États-Unis ?)

Certains ne seront pas d'accord avec mon point de vue. Ils croient que les États-Unis, en tant que « nation exceptionnelle », a le droit, mais non le devoir, de servir, indéfiniment et sans conteste, en tant que policier du monde. (« Bringing democracy to the world » est la caractérisation préférée. [Apporter la démocratie au monde])

Mais pourtant, pour accorder à ces critiques ce qu'ils méritent, il y a effectivement une question géopolitique légitime et plus profonde à se poser ici, celle de la compréhension de la nature de la politique internationale. L'ordre mondial exige-t-il vraiment la présence permanente d'une sorte de gendarme ? Dans l'affirmative, en cas de démission ou d'incapacité des États-Unis à servir en tant que gendarme du monde, une autre nation doit-elle inévitablement prendre sa place ? Ou devrait-il y avoir un policier mondial ? En effet, l'évolution vers un ordre international multipolaire est-elle l'avenir inévitable et souhaitable du système international ?

Je vois peu de chances que les États-Unis renoncent longtemps à leur rôle de gendarme mondial qu'ils se sont eux-mêmes arrogé, alors même que leur politique s'effondre. Malheureusement, il semble que les États-Unis sont en train de s'infliger des dommages majeurs, comme l'ont fait Rome, la Grande-Bretagne et bien d'autres empires auparavant, en épuisant leurs forces vives et leur fortune dans des interventions militaires internationales ineptes - toutes déclarées « essentielles ». Les coûts d'opportunité [en anglais opportunity costs : Un avantage, un profit ou une valeur de quelque chose qui doit être abandonné pour acquérir ou réaliser quelque chose d'autre NdT] du budget militaire américain - plus élevés que ceux des cinq nations suivantes rassemblés - représentent une somme d'argent qui devrait remédier à la dégradation de l'infrastructure américaine, aux transports publics, à la distribution durable des revenus, à une réduction drastique du pouvoir politique du « complexe militaro-industriel », à l'échec des soins de santé, au développement des sciences à des fins civiles, à l'enseignement supérieur gratuit et à l'amélioration de la paix sociale. Il semble que la Chine elle-même investisse massivement dans bon nombre de ces domaines socialement productifs, alors même que les États-Unis préfèrent investir leur argent dans la construction d'alliances géopolitiques et la préparation aux conflits.

Pourquoi si peu de gens chez nous contestent-ils l'idée que la mission américaine dans le monde est d'intervenir n'importe où, partout, tout le temps, et principalement dans l'intérêt du maintien de l'hégémonie internationale des États-Unis ? Nous semblons réticents à admettre que nous vivons dans un monde plus complexe qui exige un partage des responsabilités internationales. Pouvons-nous vraiment croire que l'avenir de la politique afghane est plus important pour les États-Unis que pour les voisins immédiats de l'Afghanistan que sont la Russie, la Chine, le Pakistan, l'Iran et l'Inde ? La « guerre permanente » et l'intervention militaire permanente sont-elles la voie à suivre pour que l'Amérique reste une grande puissance ?

Nous pouvons discuter des détails, des petits caractères et du moment du désengagement progressif d'un grand nombre de conflits internationaux. Pourtant, aussi maladroits que puissent être l'administration Trump et son style, peut-être devrions-nous examiner attentivement si au moins l'une des intuitions par défaut de Trump - le désengagement progressif des Américains à la suite d'une myriade d'engagements militaires américains sans fin outremer - pourrait avoir quelque mérite. La politique étrangère ne doit pas se limiter à l'identification perpétuelle des ennemis et à la perception de « menaces », longtemps une industrie artisanale singulière et onéreuse de Washington.

Ironiquement pour Trump, certains de ses instincts en politique étrangère maladroits sont partagés avec ce qui traverse la « gauche américaine ». Quoi que fasse Trump dans ce domaine, et qu'il soit « autorisé » à le faire par la bureaucratie bien établie de la politique étrangère, il lui faudra probablement plus d'une génération pour sevrer ce puissant establishment, ou « État profond », du réflexe interventionniste américain. Mais nous assistons peut-être à un début.

Pour une compréhension plus approfondie de ces lignes, jetez un coup d'œil au récent article de Glenn Greenwald dans The Intercept :

 theintercept.com

Graham E. Fuller est un ancien haut fonctionnaire de la CIA, auteur de nombreux livres sur le monde musulman ; son premier roman est « Breaking Faith : Un roman d'espionnage et la crise de conscience d'un Américain au Pakistan » ; son deuxième roman est BEAR - un roman d'éco-violence. (Amazon, Kindle) grahamefuller.com

Source :  Graham E. Fuller, 06-01-2019

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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