18/02/2019 reseauinternational.net  14 min #152347

Amazon se prépare à être le nouveau géant des affaires militaires : « les États-Unis ont besoin de nous pour les défendre »

par Levi Pulkkinen

  • La société de Jeff Bezos héberge des données top secrètes de la CIA et utilise le système de gestion de dossiers du Service de Migration des États-Unis.
  • Elle se prépare actuellement à reprendre un projet de 8,7 milliards d’euros au Pentagone.
  • Le propriétaire d’Amazon, qui contrôle aussi le Washington Post, s’est montré patriotique :

« C’est un pays merveilleux et il a besoin de nous pour le défendre« .

Il a commencé par vendre des livres. Puis se sont rajoutés des appareils électriques, de la nourriture et des assistants virtuels avec  la voix d’une femme. Mais la prochaine expansion d’Amazon va surprendre les consommateurs. Amazon aspire à devenir un géant du secteur militaire.

Dans un avenir pas si lointain, les soldats américains pourraient utiliser des systèmes contrôlés par Amazon pour échanger des renseignements, envoyer des ordres et demander de l’aide. Le logiciel Amazon pourrait être utilisé pour enregistrer du matériel obtenu par des drones et localiser des hommes ou des femmes recherchés. Les intendants du Ministère de la Défense pourraient utiliser la technologie d’Amazon pour distribuer des munitions et des fournitures.

Pour Jeff Bezos, il ne s’agit pas de savoir si les clients seront dérangés par les ambitions militaires de l’entreprise ou si les groupes de défense des libertés civiles protesteront. Pour le fondateur d’Amazon, c’est une question de patriotisme.

Lors d’un sommet organisé par le  magazine WIRED en octobre, il a déclaré :

« C’est un pays merveilleux et il a besoin de nous pour le défendre. Si les grandes entreprises technologiques tournent le dos au Ministère de la Défense, le pays sera en difficulté« .

Aujourd’hui, Amazon est le principal candidat à un contrat de 10 ans pour la réalisation d’un projet de 8,7 milliards d’euros visant à accélérer le passage du Pentagone au cloud computing. Le Pentagone a déclaré que l’objectif de l’Initiative Conjointe d’Infrastructure de Défense appelée JEDI est d’accroître la « capacité létale » des États-Unis en remplaçant ses systèmes informatiques désuets et fragmentés.

La plupart des analystes considèrent Amazon comme le candidat le plus fort pour le contrat JEDI, qui devrait être signé début 2019, en partie parce que la division Web Services (AWS) d’Amazon domine déjà le monde du cloud computing aux États-Unis. Selon une estimation de 2017, la division AWS contrôlait plus de la moitié de l’ensemble du marché mondial du cloud computing. AWS héberge des données top secrètes de la CIA, fournit un soutien aux organismes gouvernementaux du Ministère de la Justice à la NASA, gère le système de gestion des dossiers des services nationaux de l’immigration et détient des centaines de millions de documents d’identité.

On s’attend à ce que le JEDI apporte la technologie moderne à un système délabré. Un audit de novembre a conclu que les « défaillances systémiques » des réseaux du Département de la Défense facilitent le piratage et que les systèmes administratifs du Département étaient tellement désorganisés qu’ils ne pouvaient même pas être audités. Le JEDI est la première étape vers un système qui s’occupera de tâches aussi diverses que les communications de première ligne, la gestion des dossiers médicaux et la planification du calendrier de la défense.

Le système fini déplacera des pétaoctets de données entre tous les continents sauf l’Antarctique. Les membres du système « avantage tactique » seront équipés de dispositifs robustes qui leur permettront d’entrer dans le Cloud. Des centres de données modulaires seront mis en place pour se connecter aux bases de données. Le Pentagone espère que ceux-ci pourront opérer dans l’espace.

Si Amazon remporte le contrat JEDI et un autre contrat pour ouvrir un portail de commerce électronique pour le gouvernement, l’entreprise passera « d’être un petit acteur à  devenir l’un des 10 premiers entrepreneurs gouvernementaux nationaux, avec la possibilité d’être l’un des plus importants dans un laps de temps relativement court« , a déclaré Steven Schooner, professeur en droit des marchés publics à l’Université George Washington.

Amazon n’hésite pas à s’introduire ainsi dans le secteur public. Répondant à une demande de commentaires du Guardian, un porte-parole d’Amazon a déclaré :

« Nous sommes convaincus que les communautés de la défense, du renseignement et de la sécurité nationale méritent d’avoir accès à la meilleure technologie au monde et nous nous engageons à soutenir l’importante mission de protéger nos citoyens et notre pays« .

L’idée qu’Amazon doit défendre les États-Unis peut être considérée comme le prolongement logique de la mission que Bezos a clairement définie dans une lettre adressée à ses actionnaires en 1997. Amazon vise à réinventer les systèmes dysfonctionnels qui ne fournissent pas un bon service, de la distribution de livres à la livraison à domicile en passant par les réseaux informatiques. Bezos a écrit :

« Nous continuerons à nous concentrer inlassablement sur nos clients. Nous prendrons des décisions d’investissement audacieuses lorsque nous verrons la probabilité d’obtenir des avantages de leadership sur le marché« .

Bezos n’est pas le premier dans sa famille à œuvrer pour le secteur de la défense. Son grand-père Lawrence Preston Gise, souvent décrit dans des articles de journaux comme Bezos le connaissait :  un éleveur semi-retraité qui enseignait à son petit-fils comment castrer les taureaux, a eu une influence majeure sur son enfance. Mais Gise a également gagné sa vie en tant que chercheur et responsable de la défense pendant les premières années de la guerre froide et a fini par diriger le bureau de la Commission de l’Énergie Atomique au Nouveau Mexique, qui a poursuivi les programmes nucléaires militaires et civils des États-Unis jusqu’en 1970.

Les grandes entreprises technologiques et l’industrie militaire sont liées depuis la Seconde Guerre Mondiale, lorsque le Ministère de la Défense a financé le développement du premier ordinateur entièrement numérique, a déclaré Margaret O’Mara, professeur d’histoire à l’Université de Washington. Ce lien s’est approfondi à mesure que les investissements militaires ont contribué au développement de logiciels, de réseaux, d’apprentissage automatique et d’intelligence artificielle.

« Tout a un ADN militaire« , a affirmé O’Mara.

AWS est apparu pour la première fois dans les milieux de la sécurité nationale en 2013, lorsqu’elle a lancé un réseau sur le Cloud de 522 millions d’euros pour la CIA et d’autres agences de renseignement américaines.

John Wood, PDG de Telos, une société de sécurité informatique basée en Virginie, a qualifié ce contrat de «  coup de feu qui s’est entendu dans le monde entier« .

« La CIA, qui est sans doute l’organisation la plus soucieuse de la sécurité dans le monde, a décidé de tout déplacer sur Internet. Cela a attiré l’attention de tous les autres dans le monde qui se sont demandé : « S’ils considèrent que c’est sans danger, pourquoi ne pas le faire ?« 

Des dizaines d’agences, du FBI à l’Office de Protection Financière des Consommateurs en passant par l’Agence pour les Projets de Recherche Avancée de Défense, utilisent désormais les AWS.

Mauvais usage de la technologie

Les critiques craignent que les grandes entreprises technologiques qui s’intéressent aux questions de sécurité nationale ne forment un « complexe cloud-industriel » et que ces technologies ne soient mal utilisées par l’armée ou la police. Les logiciels de reconnaissance faciale avec intelligence artificielle en sont un exemple.

La tentative d’Amazon de vendre son logiciel de reconnaissance faciale, Rekognition, au Service de l’Immigration et des Douanes des États-Unis (ICE) a suscité des protestations de l’Union Américaine pour les Libertés Civiles (ACLU), d’un petit nombre de ses actionnaires et d’une centaine d’employés. Bezos n’a pas abandonné. Les équipes de vente d’AWS ont également tenté de vendre Rekognition lors d’événements de l’industrie de défense.

Amazon a refusé de préciser quelles agences utilisent Rekognition, le cas échéant. Cependant, ce qui est clair pour les analystes, c’est la volonté d’AWS de faire des affaires dans le domaine de la défense et de la sécurité.

« Il est courant pour eux d’essayer de vendre ces technologies lors de salons professionnels« , a déclaré Shankar Narayan du bureau de l’ACLU à Washington, qui a déposé en janvier dernier une plainte contre Amazon, Google et Microsoft pour qu’ils cessent de vendre des logiciels de reconnaissance faciale avec intelligence artificielle au gouvernement des États-Unis.

« Ils ont donné à ICE un test du logiciel et le FBI le teste aussi« .

Amazon explique que Rekognition peut détecter des fusils Kalachnikov et des visages à partir d’une liste de surveillance sélectionnée par l’utilisateur, presque en temps réel. Le logiciel de reconnaissance d’images accélère considérablement l’examen du matériel de vidéosurveillance. Lors d’une conférence organisée par Amazon en 2018, Christine Halvorsen, directrice adjointe de la lutte antiterroriste du FBI, a déclaré que les analystes qui ont visionné les vidéos du massacre de Las Vegas en 2017 auraient fait le travail en une journée s’ils avaient eu le logiciel Rekognition. Mais ça leur a pris des semaines pour retracer les déplacements du tireur.

Microsoft et Google ont reconnu, à différents niveaux, les préoccupations que soulève cette nouvelle technologie en matière de libertés civiles et de droits de la personne. Cependant, Amazon a refusé d’aborder la dimension morale de son travail dans le domaine de la sécurité nationale.

« Amazon s’est différenciée en étant une entreprise qui ne reconnaît aucune responsabilité et qui a vraiment fait un effort pour vendre ces technologies au gouvernement, aux forces armées et aux forces de sécurité« , a déclaré Narayan.

« L’entreprise s’est limitée pour l’essentiel à la position énoncée par son fondateur, à savoir que la société est censée avoir une « riposte défensive » à de nouvelles technologies comme celles-ci et que les choses vont s’arranger d’elles-mêmes. Cette position repose en grande partie sur les privilèges dont ils jouissent et ne tient pas compte de l’impact immédiat de ces technologies sur la vie des gens« .

Amazon a refusé de commenter les déclarations de l’ACLU.

La plupart des analystes considèrent Amazon comme le candidat le plus susceptible de remporter le contrat JEDI. La concurrence a été forte. Les concurrents d’Amazon – Oracle, IBM et Microsoft – se sont jusqu’à présent plaints sans succès que les exigences contractuelles favorisent injustement Amazon.

Oracle, un géant technologique californien, a intenté une action en justice contre le gouvernement américain en décembre. Les avocats d’Oracle ont suggéré que les autorités du Ministère de la Défense liées à AWS ont modifié le contrat pour favoriser Amazon. Fait remarquable, Deap Ubhi, PDG d’AWS, a été pendant un an directeur produit du Service Digital de Défense, la division technologique du Pentagone. Le Pentagone examine actuellement comment Ubhi a développé le contrat JEDI.

L’impact du contrat JEDI ne s’arrêtera pas là. Neil Gordon du Projet de Surveillance du Gouvernement, un groupe de surveillance qui analyse les contrats rédigés par le gouvernement américain, a déclaré que le JEDI pourrait donner au gagnant du contrat un avantage à long terme dans la relation du gouvernement américain avec le cloud computing :

« Un monopole sur ce domaine qui pourrait durer de nombreuses années« .

Source :  Amazon se prepara para ser el nuevo gigante del negocio militar: « EEUU necesita que lo defendamos »

traduit par Pascal, revu par Martha pour  Réseau International

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