21/02/2019 reseauinternational.net  10 min #152468

Les inépuisables usines de la haine, de la peur et du mensonge

par Boaventura de Sousa Santos

Lorsque le respecté Haut-Commissaire des Nations Unies aux Droits de l’Homme, Zeid Ra’ad Al Hussein, a démissionné en 2018, l’opinion publique mondiale a été manipulée pour que l’on ne prête pas attention à l’évènement, et que l’on ne puisse pas évaluer le véritable sens. Sa nomination à ce poste en 2014 a marqué une étape importante dans les relations internationales. Il a été le premier asiatique, arabe et musulman à occuper cette fonction et il l’a brillamment fait jusqu’à ce qu’il décide de claquer la porte pour ne pas avoir voulu céder aux pressions qui dénaturaient sa fonction, le détournant de sa mission de défense des victimes de violations des droits de l’homme pour en faire un complice de ces violations perpétrées par des États ayant du poids dans le système mondial.

Dans son discours et ses entretiens d’adieu, il s’est indigné de la manière dont les droits de l’homme se sont transformés en parias dans les relations internationales, entravés par les stratégies autoritaires et unilatérales de domination géostratégique. Il a reconnu que l’exercice de son mandat l’obligeait à s’opposer à la majorité des pays qui avaient approuvé sa nomination sous peine de trahir sa mission. Il a également attiré l’attention sur le fait que le profil de l’ONU reflétait fidèlement le type dominant de relations internationales et que, par conséquent, elle pouvait être à la fois une organisation brillante et une organisation pathétique, ce qui impliquait que ce dernier profil commençait à prévaloir.

Zeid Ra’ad Al Hussein

C’était un cri d’alarme sur les dangers que courait le monde avec l’avancée du populisme nationaliste de droite et d’extrême droite qu’il dénonçait depuis longtemps. Dénonçant la vulnérabilité croissante d’une bonne partie de la population mondiale victime de graves violations des droits de l’homme, il est lui-même devenu vulnérable et a dû quitter ses fonctions. Le cri d’alarme est tombé dans le silence de la diplomatie, de l’alignement et des commodités typiques de l’internationalisme pathétique qu’il avait dénoncé.

Tout cela s’est produit au cours de l’année où l’on célébrait les soixante-dix ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme et où beaucoup, dont moi-même, avons plaidé en faveur d’une nouvelle déclaration, plus forte et plus véritablement universelle. Ce besoin demeure, mais le plus important est maintenant d’identifier les forces et les processus qui bloquent la déclaration actuelle et la rendent aussi sacrifiable que les populations vulnérables soumises aux violations des droits de l’homme que la déclaration cherche à défendre. Il faut rappeler que cette déclaration visait à montrer la supériorité morale du capitalisme sur le communisme. Le capitalisme, comme le communisme, promettait le bien-être croissant des populations croissantes, mais il le faisait dans le respect des principes de la Révolution française : liberté, égalité et fraternité. C’était le seul système compatible avec la démocratie et les droits de l’homme.

Cependant, la vague conservatrice et réactionnaire qui sévit dans le monde est totalement opposée à la philosophie qui a présidé à l’élaboration de la Déclaration universelle et constitue une grave menace pour la démocratie. Elle repose sur l’exigence d’une double discipline radicale et autoritaire qui ne peut être imposée par des processus démocratiques dignes de ce nom. Il s’agit de la discipline économique et de la discipline idéologique.

La discipline économique consiste en l’imposition d’un capitalisme autorégulé, conduit exclusivement par sa logique d’accumulation et de concentration incessantes de richesses, libre de toute restriction politique ou éthique ; bref, un capitalisme que l’on appelle généralement le capitalisme sauvage.

La discipline idéologique consiste à inculquer une perception ou une mentalité collective dominée par l’existence de dangers imminents et imprévisibles qui touchent tout le monde de la même façon et particulièrement les collectifs les plus proches, qu’il s’agisse de la famille, de la communauté ou de la nation. De tels dangers créent une peur inébranlable de l’étranger et de l’avenir, une insécurité totale face à un étranger oppressant. Dans de telles conditions, il n’y a pas plus de sécurité que celle du retour au glorieux passé, le refuge dans l’abondance de ce que nous étions et avions soi-disant.

Les deux disciplines sont si autoritaires qu’elles constituent deux guerres non déclarées contre la grande majorité de la population mondiale, les classes populaires misérables et les classes moyennes appauvries. Cette double guerre exige un vaste complexe idéologico-mental étendu dans le monde entier, dans nos quartiers, nos maisons et notre intimité. Il y a trois usines principales de ce complexe : l’usine de la haine, l’usine de la peur et l’usine du mensonge.

Dans l’usine de la haine, il est nécessaire de créer des ennemis et de produire les armes qui les éliminent efficacement. Les ennemis ne sont pas les puissances que la pensée critique de gauche a diabolisées : le capitalisme, le colonialisme et l’hétéropatriarcat. Les vrais ennemis sont ceux qui, jusqu’à présent, se sont déguisés en amis, tous ceux qui ont inventé l’idée de l’oppression et ont mobilisé les naïfs (malheureusement, une bonne partie de la population mondiale) pour lutter contre cette oppression. Ils se sont déguisés en démocrates, en défenseurs des droits de l’homme, de l’État de droit, de l’accès au droit, de la diversité culturelle, de l’égalité raciale et sexuelle. C’est pourquoi ils sont si dangereux. La haine implique un refus de discuter avec les ennemis. Les ennemis sont éliminés.

Dans l’usine de la peur, il y a l’insécurité et les artefacts idéologiques et mentaux qui produisent la sécurité, qui, pour être infaillible, nécessite une vigilance permanente et un renouvellement constant des technologies de sécurité. L’objectif de l’usine de la peur est d’éradiquer l’espoir. Elle cherche à faire de l’état actuel des choses le seul possible et légitime, contre lequel seule la folie ou l’utopie absurde peuvent lutter. Il n’est pas question d’approuver tout ce qui existe. Il s’agit de nettoyer, parmi ce qui existe, tout ce qui a empêché la perpétuation du passé glorieux.

Par ailleurs, dans l’usine de mensonges, des faits et des idées alternatives à tout ce qui s’est réellement produit ou à la recherche de la vérité sont produits, comme les idées d’égalité, de liberté négative (liberté de coercition) et positive (liberté d’atteindre ses propres objectifs, non imposée ou contrôlée à distance), d’État social de droit, de violence comme négation de la démocratie, de dialogue et de reconnaissance de l’autre comme alternative à la guerre, de biens communs comme l’eau, l’éducation, la santé et un environnement sain. Cette usine est la plus stratégique de toutes, parce que c’est celle dans laquelle les artefacts idéologiques et mentaux sont emballés et déguisés en concepts non idéologiques. Sa plus grande efficacité consiste à ne pas dire la vérité sur elle-même.

La prolifération de ces trois usines est le moteur de la vague réactionnaire que nous vivons. La prolifération doit être la plus grande possible pour que nous devenions nous-mêmes des entrepreneurs de haine, de peur et de mensonges, pour qu’il n’y ait plus de différence entre production, distribution et consommation dans la propagation de cette vaste discipline idéologique. Les médias hégémoniques, la « comentariologie », les réseaux sociaux et leurs algorithmes et les églises qui suivent la théologie de la prospérité sont de puissantes chaînes de montage.

Mais cela ne signifie pas que les pièces qui circulent sur les chaînes de montage sont produites de manière anarchique dans le monde entier. Il existe des centres d’innovation et de renouveau technologique pour la production en série d’artefacts idéologiques et mentaux de plus en plus sophistiqués. Ces centres sont les Silicon Valleys de la haine, de la peur et du mensonge.

Les technologies ont été développées à l’origine pour servir deux grands clients : l’armée et ses guerres, et la consommation de masse ; mais aujourd’hui les clients sont beaucoup plus diversifiés et incluent la manipulation psychologique, l’opinion publique, le marketing politique, la discipline morale et religieuse. La sophistication technologique vise l’institutionnalisme avec le subliminal (personnalisation maximale), la vérité avec le mensonge ou la vérité médiatique (hypersimplifications, banalisation de l’horreur, transmission sélective des conflits sociaux).

Au moment où l’on dit que nous sommes à la veille d’une nouvelle révolution technologique dominée par l’intelligence artificielle, l’automatisation et la robotique, il reste l’idée que les incessantes usines de la haine, de la peur et du mensonge cherchent à orienter la révolution technologique dans le sens d’une concentration maximale du pouvoir économique, social, politique et culturel et, donc, de créer une société si injuste que la justice devient une monstruosité répugnante. C’est comme si, avant l’arrivée massive de l’intelligence artificielle, l’intelligence naturelle s’artificialisait et s’automatisait pour coïncider et se confondre avec elle.

Source :  Las incesantes fábricas del odio, del miedo y la mentira

traduit par Pascal, revu par Martha pour  Réseau International

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