23/03/2019 histoireetsociete.wordpress.com  8 min #153793

Conclusion de mes « mémoires »

avec Gisèle Moreau, le 17 avril 1980 à Moscou. Gisèle est la quatrième en partant de la droite, moi la septième, nous allons rencontrer Ponomarev et nous sommes avec les femmes soviétiques.

En 2013, j'ai repris ma carte sans la moindre illusion, vu que ceux qui avaient agi ainsi étaient toujours là, mais j'ai considéré et je considère toujours qu'ils ne sont pas propriétaires du parti. Que tout cela dépasse les individus mais est un problème politique, celui de la manière dont on peut faire la révolution dans le monde et dans la France du XXIème siècle. 2013, l'année de la mort de mon enfant d'une embolie populaire, je lui devais bien ça, lui qui avait tant cru en nous son père et sa mère, je l'entends encore me demander si j'étais une espionne du KGB. Il espérait tant que je lui répondrais oui et qu'il pourrait partager ce secret avec moi. Quand il a adhéré à la jeunesse communiste, Jean Léo s'est engagé dans la libération de Mandela de toute son âme. Ce dernier était né un 18 juillet comme lui, chaque fois qu'à cette date dans les réseaux sociaux on rappelle le héros de la lutte contre l'apartheid, je me dis que mon enfant a eu au moins cette chance : participer à un combat juste, s'y dévouer sans mesure.

Par ailleurs, j'ai retrouvé avec grand plaisir mes camarades, dans la cellule du quatrième arrondissement dans laquelle j'ai fini par atterrir, leur honnêteté et leur simplicité, quand il m'arrive de protester et de récriminer, à juste raison - parce que chaque congrès dans les Bouches du Rhône est l'occasion d'une triche systématique, d'un bourrage d'urne, auquel je devrais m'être fait depuis longtemps si je n'étais pas aussi candide- l'une d'elle devenue une amie me remet à ma place : c'est le collectif, il faut savoir le vivre et le respecter parce qu'autrement on ne fera jamais rien. Elle ajoute aussitôt, mais on ne te changera pas et c'est tant mieux.

J'ai tenté de comprendre mes contemporains, les gens s'imaginent volontiers que je ne les écoute pas, c'est faux, j'éprouve au contraire de l'avidité à leur encontre et une forme d'empathie telle que je suis littéralement envahie par leurs propos. Au bout de quelques secondes je pense ou je crois penser comme eux et je sais avant eux où ils veulent en venir et je trépigne d'impatience à les voir s'enfoncer dans un luxe de détails inutiles. Parfois, je m'aperçois que mon interprétation est fallacieuse, rarement sur le moment mais après en reprennent mentalement le fil de notre discussion. Après les avoir quittés, je peux ruminer durant des heures. J'approfondis, et quand j'ai le sentiment d'avoir raté quelque chose il n'est pas rare que je leur téléphone pour avoir une précision ; elle cadre en général assez mal avec leur propre perception. Il ne s'agit pas d'eux, mais de leur être au monde qui est sensé m'ouvrir à un quelconque universel. Ce devrait être cela auquel ma mère faisait allusion quand elle me disait sur son lit de mort : »je n'ai jamais rien compris à ce que tu racontes ». Je suis le Bouvard et Pécuchet de l'amitié la plus désintéressée, en train d'édifier sans cesse des systèmes, des galaxies, alors qu'il suffirait d'un geste d'affection, d'un baiser que je suis incapable de donner au moment opportun. Ces mémoires n'ont cessé de me confronter avec cette particularité de mon rapport à autrui : comment dire le plus important de ceux que j'ai aimés et ne pas trop faire de tort à ce que je continue de détester pour des raisons qui tiennent parfois à un rejet spontané et peut-être injuste ?

Oui on ne me changera pas, parce que, pour reprendre une phrase célèbre, je crois toujours qu'il faut agir local mais penser aussi global et qu'il y a urgence.

Pour clore ces mémoires, cette plongée dans le passé à partir de mes origines, de mon engagement, je voudrais dire que nous militants communistes avons été ceux qui ont le plus haï la tyrannie et qui avons le plus donné en l'affrontant sous toutes ses formes et sous tous les continents.

La mémoire ne se confond pas avec la démarche historique, mais lui accorder la part qu'elle mérite libère l'avenir si elle ne momifie pas le passé en espérant le revivre. J'aurais pu en tant que sociologue, ayant travaillé une bonne partie de sa vie sur l'actualité de la classe ouvrière, insister sur ce point dans mes « mémoires » 1. Est-ce qu'un parti de classe et de masse a encore un sens par rapport à l'espérance révolutionnaire ? J'ai dit mon scepticisme sur « le mouvement » sans force organisée mais sans beaucoup avancer sur celle-ci, en particulier sur son assise de classe. J'ai beaucoup plus tablé sur la capacité collective à tirer parti de l'expérience, mon imparfait du subjectif en appelle à d'autres.

La « mutation », ce grand bouleversement, cet abandon sans perspective autre que la soumission, là encore nous a enfermés dans un moment aujourd'hui en voie d'être dépassé, celui de la fin de la classe ouvrière. Je me suis toujours élevée contre cette vision, en montrant comment chaque phase d'accumulation du capital engendrait ses « invalides » et des modifications dans les procès de travail. Là encore la rupture catastrophique avec les cellules d'entreprise nous a coupés non seulement des lieux de l'exploitation et de la lutte des classes, mais de ceux de l'innovation. Le crépusculaire capitalisme tend à nous faire peur avec les avancées de l'intelligence artificielle qui rendrait l'être humain inutile. Nous pouvons au contraire dans cette nouvelle phase du développement des forces productives être confrontés à une nécessaire ré-industrialisation, la classe ouvrière sera différente, elle devra intégrer des filières entières, projets, sécurité, une autre relation aux ressources de la planète et aux formes actuelles de la mondialisation. Mais elle ne pourra le faire tant que le capital impulse les finalités concédées à l'inhumanité.

J'ai déjà à plusieurs reprises dans ces « mémoires » défendue une idée dont les implications sont multiples à savoir qu'avec l'effondrement de l'Union soviétique tout le monde avait perdu y compris le capitalisme, l'impérialisme et son bras armée les Etats-Unis avec leurs vassaux. Ce qui a été perdu est le facteur de régulation assurant sa survie. Et pour comprendre cela il faut en revenir au constat de Lukacs sur la manière dont l'URSS « stalinienne » a sauvé deux fois l'humanité, la première en luttant contre le nazisme, la seconde en ayant la bombe atomique, l'équilibre de la terreur. Ce qui ne signifie pas une adhésion à tous les aspects du « stalinisme » qui mérite par ailleurs d'autres analyses que celle d'un simple croquemitaine, mais la régulation elle aussi nécessite une analyse en ce que sa disparition impose. La social-démocratie ne lui survit pas, elle n'est en rien une alternative, mais un simple contrefeu. Cette régulation objective tient à ce que Lukacs esquisse également à savoir la nature de classe de l'Etat. Il reprend le constat de Lénine : « Les racines les plus profonde de la politique tant intérieure qu'extérieure de notre Etat sont déterminées par les intérêts économiques, par la situation économique des classes dominantes de notre Etat » 2. La classe ouvrière, les couches populaires n'ont rien à attendre de la guerre à l'inverse des capitalistes dont le profit a un besoin vital. Elargir l'exploitation à d'autres continents, trouver de nouveaux débouchés, des bases de mise en valeur de masses de capitaux quitte à affamer, à tuer, à détruire plus encore qu'il ne créé. C'est une loi générale même si l'on peut toujours suggérer des bémols à cette affirmation, l'Histoire témoigne de son respect. Comme là encore l'a affirmé Lénine, l'uRSS est un Etat socialiste avec dictature du prolétariat à « déformation bureaucratique », son existence n'a jamais été en capacité de renverser la domination planétaire de l'impérialisme, « stade suprême du capitalisme », mais elle lui a imposé des limites qui ont assuré sa survie et ont pu même nous laisser penser qu'il y aurait un passage pacifique au socialisme.

Est-ce que la Chine joue le même rôle, appuyée sur de nouveaux rapports sud-sud ? Nous sommes dans un temps périlleux.

Ma vie, mon engagement s'est déroulé dans le court XXIème siècle, celui qui va de 1917 à 1991. A ce moment-là j'ai eu la chance de découvrir Cuba et donc la possibilité d'aborder un monde transformé et de le faire en ayant choisi de résister. En France peu de gens ont eu cette chance et ceux qui ont continué à se battre l'ont fait dans de pires conditions que celles que je découvrais à Cuba.

La peur ne mène nulle part et je ne sais si les communistes tels qu'ils sont aujourd'hui sont capables de relever le défi, mais je ne vois aucune autre force politique en capacité de le faire donc il ne reste plus qu'à pousser là où demain existera une brèche. La où il y a une volonté il y a un chemin.

« De quoi as-tu peur ? » m'a demandé ma mère.

Ma conviction est que jamais il n'y aura de changement révolutionnaire sans violence et ce non pas parce que les révolutionnaires auront une stratégie violente et multiplieront les actes de destruction gratuits, comme des petits bourgeois, mais parce que jamais le capital et la bourgeoisie ne lâcheront le pouvoir sans avoir détruit un maximum de tout ce qui est vivant autour d'eux. Tout l'art politique consiste désormais à se prémunir de cette violence tout en sachant qu'elle est inévitable.

1 a vec Alain Chenu, L'usine et la vie : luttes régionales : Marseille et Fos, Paris, François Maspéro, collection « Luttes sociales », 1979, 217 p.

avec Jean Lojkine, Ernest Oary, Roland Delacroix, Christian Mahieu, Classe ouvrière et social-démocratie : Lille et Marseille, collection « Problèmes », Paris, Éditions sociales, 1981, 329 p.

avec Mustapha El Miri, Défaite ouvrière et exclusion, L'Harmattan, 2000, 220 p.

2 V.Lénine. œuvres.Paris.Moscou, t27, P.382

 histoireetsociete.wordpress.com

 Commenter