21/05/2019 reporterre.net  7 min #156656

Pour le climat, limitons le nombre d'avions

L'augmentation du trafic aérien menace aujourd'hui la biosphère. L'auteur de cette tribune, constatant que l'aviation civile est parvenue à un tournant historique, encourage ses dirigeants à être exemplaires, notamment en limitant le nombre d'appareils en circulation.

Laurent Castaignède est ingénieur de l'École centrale Paris, fondateur du bureau d'études BCO2 Ingénierie ( www.bco2.fr) et auteur de  Airvore ou la face obscure des transports, écosociété, 2018.

Messieurs les dirigeants de l'aviation civile,

Je me permets de vous écrire pour vous proposer de relever un immense défi à la hauteur de vos compétences et de vos responsabilités : contribuer efficacement à endiguer la catastrophe planétaire en cours affectant la biosphère, laquelle subit de plein fouet un changement climatique d'une ampleur inédite depuis des millions d'années, mais aussi un effondrement de la biodiversité (dont la santé se dégrade par ailleurs, espèce humaine incluse).

Nous fêtons bientôt le 110e anniversaire de la première traversée de La Manche en avion par Louis Blériot, ce qui est une très bonne occasion pour faire le point sur le formidable développement de l'aviation civile. En effet, que de succès techniques et commerciaux cumulés depuis : traversée de l'Atlantique en 1927, décollage exponentiel de l'aviation commerciale, mise au point des moteurs à réaction, vols supersoniques, ouverture massive des aéroports aux touristes.

Mais comme l'écrivait l'économiste et philosophe autrichien Leopold Kohr, « whenever something is wrong, something is too big » [1]. Le fait d'« être trop gros », n'est-ce pas le cas aujourd'hui de l'aviation civile qui n'a pas su, ou pu, maîtriser les dérives de son expansion ?

« La vérité, pour l'un, fut de bâtir ; elle est, pour l'autre, d'habiter »

Afin d'illustrer mon propos, je citerai le plus célèbre des écrivains-aviateurs, Antoine de Saint-Exupéry :

La machine n'est pas un but. L'avion n'est pas un but, c'est un outil. Un outil comme la charrue. [...] Dans l'exaltation de nos progrès, nous avons fait servir les hommes à l'établissement des voies ferrées, à l'érection des usines, au forage de puits de pétrole. Nous avions un peu oublié que nous dressions ces constructions pour servir les hommes. Notre morale fut, pendant la durée de la conquête, une morale de soldats. Mais il nous faut, maintenant, coloniser. Il nous faut rendre vivante cette maison neuve qui n'a point encore de visage. La vérité, pour l'un, fut de bâtir ; elle est, pour l'autre, d'habiter. »
Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, Paris, Gallimard, 1939, p. 58-59, extrait du chapitre III, « L'avion ».

L'enjeu de la réduction planétaire des nuisances qui accablent le vivant est désormais colossal, mais il reste une petite fenêtre de sortie de crise que le secteur aérien pourrait utiliser en s'illustrant brillamment : accepter de stabiliser le nombre des avions de ligne en circulation, à 30.000 par exemple, valeur au demeurant en passe d'être atteinte.


Timbre-poste de 1948 à l'effigie d'Antoine de Saint-Exupéry.

Ceci signifierait en premier lieu d'abandonner le projet Corsia [ Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation], qui laisse croire qu'une croissance du trafic portée par de l'agrokérosène est soutenable. Il n'en est rien : si l'on était capable à moyen terme de produire à grande échelle du carburant liquide « vert » [2], de nombreux véhicules routiers seraient justifiés à l'utiliser facilement, tels les services sanitaires ou la livraison de produits de première nécessité. Dès lors, si l'aviation s'en emparait, elle contraindrait ces derniers à rouler avec du carburant fossile, ce qui ne changerait rien au global.

Ne laissez pas croire à nos enfants que l'aviation est un dû dont tout le monde pourrait un jour aisément profiter

Ma demande ne consiste pas à laisser la concurrence entre avionneurs s'emparer immédiatement de parts de marché devenues vacantes, mais à établir un consensus international très ambitieux : exiger de ne mettre en service un avion neuf qu'en remplacement d'un vieil avion de même capacité qui partirait à la casse. Cela signifie que toutes les compagnies aériennes devraient disposer, pour chaque appareil en service, d'un droit de l'exploiter, autorisation administrative qui serait librement cessible, telle une parcelle foncière d'un plan cadastral. Le secteur de l'aviation se muterait ainsi en marché exclusif de renouvellement de ses flottes, avec tout de même la latitude de scinder ou regrouper des droits. Le progrès technique, accompagné de mesures réglementaires comme  la limitation de vitesse des aéronefs, pourra dès lors efficacement s'exprimer, contrecarré ces dernières décennies qu'il a été par la croissance immodérée du trafic. L'augmentation évidente des tarifs, qu'un tel plafonnement de l'offre engendrerait, permettrait de  taxer progressivement le kérosène, à un juste niveau qui éviterait que lesdites compagnies ne voient s'envoler leur valorisation.

Prenez cette résolution pour nos enfants. Ne leur laissez pas croire que l'aviation est un dû dont tout le monde pourrait un jour aisément profiter : notre planète ne peut en supporter les conséquences. L'aviation en sortirait grandie et pourrait ainsi devenir une ambassadrice de la préservation du vivant ainsi que le guide de mesures qui, vous en conviendrez, devraient aussi s'appliquer aux autres secteurs des transports motorisés, sur terre comme sur mer.

[1] « Chaque fois que quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros », Leopold Kohr, The Breakdown of Nations, Londres, Routledge et Kegan Paul, 1957, introduction.

[2] Une gageure quand on observe la quantité de terres arables déjà mobilisées pour produire de l'éthanol.

Source : Courriel à Reporterre

Photos :
chapô :  Wikipedia (Greenboost/CC0)
timbre :  Wikitimbres

- Dans les tribunes, les auteurs expriment un point de vue propre, qui n'est pas nécessairement celui de la rédaction.
- Titre, chapô et intertitres sont de la rédaction.

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