04/06/2019 histoireetsociete.wordpress.com  12 min #157361

Sociologue et internationaliste 2 Le Benin , la transition vers la modernité?

enfants sur la route des esclaves.

Derrière l'Eglise, séparée du presbytère par l'esplanade avec ses statues monumentales se trouve le foyer. Trois sœurs franciscaines apprennent la couture à une dizaine de pensionnaires. Agglutinées à la fenêtre, elles nous guettent. Impossible de leur arracher une parole, les plus timides se tortillent en pouffant de rire. La plus audacieuse me touche les cheveux. Les sœurs ont étalé sur une table les plus beaux travaux de leurs protégées. La matinée languit jusqu'à l'heure du repas. J'ignore toujours où sont passées Valérie et Stéphanie. Elles viennent enfin me récupérer. Est-ce que je me trompe, mais elles marmonnent en jetant de fréquents regards derrière elles comme si elles craignaient d'être espionnées. Il n'y a pourtant qu'une nonette souriante et ronde qui nous accompagne jusqu'au seuil du réfectoire.

Le père Arsène, assis à ma droite, ne mange que de la « pâte », une miche gélatineuse arrosée d'une sauce au poisson séché. En face, Valérie et Stéphanie toujours murées dans un colloque singulier, têtes rapprochées, ne paraissant pas soupçonner l'impolitesse de leur attitude. En bout de table, un garçon aux cheveux, à la texture et la couleur de la paille, un Français. A ses côtés se trouve une femme d'une cinquantaine d'années, blonde comme moi. Là s'arrête la ressemblance, elle est décharnée et tannée comme une vieille bique, alors que j'ai la chair pleine et drue, d'un blanc de marbre qu'affole la brulure du soleil.

-Thérèse, votre retraite s'est bien passée ?

Elle lève les yeux au ciel telle une miraculée et murmure quelque chose du genre « Avec Dieu on est toujours bien ! » Le père n'écoute pas la réponse à la question qu'il a posée machinalement. La biquette chevrotante l'irrite.

Elle s'adresse à moi les yeux à moitié clos, le museau tendu :

C'est la première fois que vous venez en Afrique ?

Et sans s'intéresser à mes dénégations muettes, les yeux toujours mi-clos, elle s'extasie :

C'est une contrée de foi et de bonté. Les villageois m'ont donné leur cœur. Ils m'appellent maman.

Quelle gourde ! Elle n'a pas encore compris que les Africains appellent « maman » toutes les femmes dès qu'elles ont atteint la trentaine. Tiens ! Les bras de la dévote sont couverts d'eczéma. Le manque d'eau, une hygiène désastreuse ou l'hystérie ? Dès que je vois un Européen en Afrique, je guette les symptômes de la décomposition et ça ne rate jamais je les trouve. D'ailleurs dans le genre, je commence à être pas mal non plus.

Que dire de la journée ? Pas moyen de rester seule avec les étudiantes qui sont aussi stagiaires de la mission. Le père prend visiblement son tutorat très au sérieux. Il me fait des remarques sur l'assiduité de mes élèves, sur leur tendance regrettable à vouloir avoir raison. Nous sommes dans le sous-entendu, mais j'ignore de quoi elles sont accusées. Le père Arsène marque encore plus sa préséance en m'expliquant qu'il a quelque chose à leur dire, des recommandations à leur faire et il les entraîne en me plantant là..

Comme par miracle, voici les nonettes et quatre de leurs pensionnaires. Chacun avec deux grands seaux à la main et une marmite sur la tête.

Nous allons chercher de l'eau, venez-nous avec nous ?

Il faut faire trois kilomètres sur une piste sablonneuse, sous le soleil qui s'obstine à cogner jusqu'au K.O. A l'arrivée, les petites pensionnaires s'agrippent à un treuil rouillé. Elles bloquent avec leur ventre le retour de manivelle, les muscles tendus et trempés de sueur. Les tricots de peau humides et les pagnes remontés sous l'entrecuisse, elles ahanent. Au retour, les anses métalliques des seaux leur scient les doigts. Elles ploieraient sous la charge si elles ne devaient garder la tête haute pour le bon équilibre de la bassine. Pour que les bidons des chambres, de la buanderie, et de la cuisine soient pleins, la corvée doit avoir lieu plusieurs fois par jour.

La journée est passée, à dix huit heures on soupe. La nuit, le groupe électrogène ne fonctionne qu'à partir de 19 heures. Dès que les lumières s'allument, un nuage d'insectes volette au dessus des têtes, des moustiques, des moucherons belliqueux, des papillons bruns au thorax velu gras et mou. Les bestioles s'abattent en piquet sur les visages ruisselants de sueur et dans les plats. Le repas est bâclé, après un bref signe de croix, le père Arsène quitte la tablée qui aussitôt s'égaye.

Enfin seule... un fauteuil en rotin, j'y tombe un petit havane parfumé aux lèvres. Au loin, le cri d'un oiseau approfondit le silence et derrière moi des pas étouffés par le sable, un craquellement, un frôlement. Mes deux étudiantes sont là. Elles s'asseyent par terre en tailleur.

Ici la nuit a une profondeur inconnue. On flotte dans une vie primitive, animale. Peut-être est-ce cela que l'on vient chercher et qui vous détruit comme le soda bi, un alcool de palme qui atteint le 70 degrés.

Je tente une remarque neutre, en attendant qu'elles me disent le problème s'il y en a un.

-Il fait bon la nuit soulage un peu.

Valérie approuve :

Oui on se sent un peu mieux quand ce foutu soleil ne frappe plus, mais sous le moustiquaire c'est toujours l'enfer.

Je me force à la conversation. J'éprouve un signe de fatigue qui ne trompe pas : quand le prof légèrement déprimé se rend compte que ses étudiants ne cessent de rajeunir. Alors que lui... C'est en général à ces moments-là que ces brutes vous achèvent en vous renvoyant à une autre civilisation, celle des robes en vichy à petits carreaux, des jupons amidonnés, des ballerines, de la choucroute sur la tête, des barricades de la rue Gay Lussac, de ce charmant trotskiste aux cheveux bouclés. Aujourd'hui, il est complètement chauve et, en tant que cacique du PS, il est devenu un arriviste de première.

On entend tourner le moteur qui fournit l'électricité. Je baille en constatant à haute voix que je n'ai pas encore récupéré.

Devant ma chambre, avec une écuelle de fortune, une boite vide de concentré de tomate, je prends un peu de liquide qui croupit dans le bidon. J'écarte les insectes qui flottent à la surface en songeant avec mauvaise conscience à la noria des gamines. Me frotter les dents avec cette eau relève de la témérité, mais le pas qui mène tout droit aux amibes intestinales est franchi depuis longtemps. J'ai une pensée émue pour Risquet qui à Chandighar m'interdisait toute nourriture non cuite et probablement lavée à une eau croupie. Nous avions alors constaté que nos mères nous avaient nourris au sein l'un et l'autre durant douze mois. C'est le meilleur remède contre le paludisme m'avait-il confié.... Que la providence gère notre destin désormais. Pour le paludisme, à l'aube, néanmoins il faudra avaler un cocktail de paludrine et de nivaquine absolument écœurant.

Quelques instants plus tard, dans ma chambre, la plus somptueuse du presbytère avec sa salle de bain carrelée et ses robinets chromés mais sans eau courante, l'interrogation ontologique sur l'Afrique et sur cette mission ressurgit : où est l'exagération ? Mes deux étudiantes m'ont quittée avec regret, comme si elles taisaient un lourd secret., Valérie a murmuré :

Madame ce sont tous des tarés.

C'est là une réflexion que l'on a du mal à admettre de la part d'une étuidante de sociologie... Il faut que je mette les choses au point.

Néanmoins le lendemain tout paraissait rentré dans l'ordre, les filles m'ont proposé de rencontrer un collègue ethnologue. Un des critères sur lesquels je jugeais l'avancée de leurs travaux était la capacité à nouer des contacts avec les chercheurs locaux, français ou béninois.

Durand travaillait sur la modernité religieuse au Bénin. Pendant deux jours, elles lui avaient téléphoné à plusieurs reprises, en vain. Nous avons fini par le contacter et il nous a donné rendez-vous à Cotonou devant la grande poste, le lundi 19 février à 15 heures.

Il était là à l'heure dite avec un étudiant africain de haute taille qui répondait au doux patronyme de Nestor. Durand portait, une veste en coton à grand motifs bleus et verts, évasée du côté du col et plongeant vers l'arrière comme celle de l'Auguste du cirque. Les manches étaient montées comme les gigots des dames du temps jadis, mais il s'agissait moins d'un effet artistique que d'une incapacité du couturier à faire coïncider manche et emmanchure. Ce chef d'œuvre de l'artisanat local prenait d'autant plus de relief qu'il surmontait un short trop large et deux jambes aux poils roux dont les extrémités semblaient se perdre dans des godasses fatiguées.

Nous avons exploré les alentours de la Mission, un tout autre monde. Nestor nous servait de guide. Il travaillait sur les cultes néo-traditionnalistes :

Un mouvement néo-traditionnaliste nous expliqua-t-il en s'éclaircissant la voix, est un mouvement religieux que je situe dans le prolongement du Vaudou, d'où la référence à la tradition. Cependant si vous observez bien les rituels vous verrez qu'ils empruntent à l'Islam, qu'ils opèrent de fait une transition vers le monothéisme. D'où mon hypothèse nous sommes dans la modernité d'une société en train de passer du rural à l'urbain. Le Bénin s'est alphabétisé, il est en pleine transition.

Nous étions à ce stade de ses explications dans une zone rurale au milieu des champs de manioc et de bosquets. A chaque carrefour, au milieu des chemins en terre battue, des panneaux en fer émaillés ou en bois peints invitaient à gagner des lieux de culte proche. Oui le Bénin s'est alphabétisé, un vestige de sa période marxiste-léniniste, les écoliers sont encore vêtus d'uniformes beiges.

A l'entrée d'un hameau formé d'une dizaine de bâtiments de tailles diverses, se dressait un petit autel avec sa jupette en cretonne brodée de signes mystérieux. Une date écrite au charbon indiquait : 1er décembre 1981. La forme de l'autel reproduisait vaguement celle d'un Legba (une divinité protectrice d'un tempérament particulièrement lubrique) : un piedestal rond avec une protubérance qui est celle d'un sexe en érection. Chaque individu a son Legba, celui du pater familias protège tout le hameau. Nous avons vu d'autres Legba tous plus suggestifs les uns que les autres. Durand, qui s'était à plusieurs reprises écarté pour porter à ses lèvres une fiasque qui ne semblait pas contenir que de l'eau, était de plus en plus égrillard. C'était du soda bi, un poison en haute teneur en alcool méthylique. Le crâne explose dès la première gorgée, mais l'euphorie est garantie. Résultat la trique monstrueuse le mettait de plus en plus en joie et il en soupesait les dimensions avec des ricanements indécents.

Stéphanie, au retour, m'avait interrogée :

Durand vous a choqué n'est-ce pas ? Nous nous avons l'habitude de ses dérapages, mais vous vous étiez trop... Si vous aviez pu nous boucher les oreilles et nous mettre un bandeau sur les yeux vous l'auriez fait. On était comme deux gosses en colo avec deux monos en train de se bouffer le foie.

C'était vrai ! Je me suis lancée dans une étude comparative. A HaÏti, ai-je dit, en jetant le voile de mon érudition sur le spectacle indigne de cet universitaire en état d'ébriété, Legba a perdu son côté paillard. C'est lui qu'on invoque (papa Legba) avant de commencer la cérémonie. Il reste le gardien des portes et des carrefours, il est identifié à Saint Pierre.

Valérie et Stéphanie ont osé m'avouer qu'elles m'avaient surnommée Highlander, parce que je donne l'impression d'avoir vécu des siècles et de partout à la fois. L'intimité commence à se créer entre nous.

Durand, l'œil de plus en plus vitreux, m'avait alors adressé un bras d'honneur... Il a ingurgité une nouvelle rasade et nous l'avons suivi en silence dans le dédale des cases. Celles-ci étaient surmontées d'un toit de chaume et percées d'une porte fermée par un panneau tressé de fibres. Il y règne une température constante et les moustiques n'y pénètrent pas. Peu à peu l'air nous a semblé plus tiède, moins pesant. Un enfant s'était endormi sur le dos de sa mère. Celle-ci drapée dans son pagne rouge portait sur la tête une bassine bleue outremer. L'émeraude luisante des feuilles des feuilles de bananier se détachait sur l'ocre du sol en terre battue. Des couleurs primaires, leur beauté tenait à la lumière. Tous les objets que l'on ramène d'Afrique perdent leur éclat sous le ciel européen. Ils sont comme ces verroteries brillantes dans l'eau de mer et se ternissant à l'air.

Au bout du hameau, sur une placette, un homme vêtu de blanc avec une machette à la main se dressait droit, impérial, somptueux. Il avait un corps ferme et plein, des épaules rondes, un visage pulpeux aux lèvres gonflées comme celles d'un enfant. Ses yeux étaient doux, frangés de longs cils recourbés. C'était le grand prêtre d'Atingali, dit Tchi-tchi. C'est une bonne divinité, elle protège de la maladie nous avait-il affirmé.

Le soir, toutes les trois dans la nuit nous avons commenté la visite :

Si la modernité de Nestor ne paraît pas évidente, avait déclaré valérie, ce qui est sûr c'est que les béninois sont dans une telle mélasse qu'ils pratiquent « le sauve qui peut ». En fait, ici chacun choisit un culte en fonction de son « efficacité », c'est-à-dire de sa capacité à conjurer le malheur qui fond sur vous, à empêcher donc les envoutements des méchants sorciers. Si Atingali ne remplit pas ses promesses, les adeptes se vouent à une autre divinité. Comme on change de président de la République : après kerekou1, marxiste-léniniste, il y a eu Soglo, le néo-libéral, les injustices sociales s'aggravant retour à Kerekou 2, dont espérait plus d'égalité.

La veille de mon arrivée, une grande grève avait débuté au Bénin. Les cinq syndicats s'étaient entendus pour la mener ensemble. Depuis des mois, les salaires étaient en retard. En outre, les salariés refusent la politique de privatisation de Kerekou2. Il est appelé « le caméléon », à cause de son extraordinaire capacité à changer de couleur politique et religieuse : marxiste quand c'était la mode pour asseoir son parti unique, converti à l'Islam après un voyage en Libye, partisan d'une démocratie multi-partite à partir de 90 et chantre du néo-libéralisme, il revient d'un voyage en Chine où il a tenté de récolter des subsides. Au fond, il ressemble assez au Béninois moyen qui court les féticheurs à la recherche d'une recette magique et s'en détourne quand celle-ci tarde à se manifester. Si modernité il y a, elle est peut-être à rechercher dans cette confusion du politique et du religieux face à une situation catastrophique. Dans notre rationnelle Europe, ou réputée comme telle nous n'en sommes pas si éloignés que nous le croyons.

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