18/06/2019 reporterre.net  8 min #157933

Un reporter qui n'est pas payé par Niel ou Drahi n'est pas un journaliste.

Ariane Chemin, journaliste, Taha Bouhafs, journaliste

Alors que le reporter Taha Bouhafs a été interpellé et brutalisé par la police, une polémique s'ouvre sur son statut de journaliste. Il a été celui par qui « l'affaire Benalla », mise au jour par Ariane Chemin, a été possible. Comme sa consoeur, il est journaliste.

Chère Ariane Chemin,

On se connaît peu, sinon de nom et de loin. Mais je garde de toi un souvenir précis. C'était en 2003, lors d'une réunion du conseil de la Société des rédacteurs du Monde, du temps où ce journal était encore, en partie, la propriété de ses journalistes. Au terme d'une des crises dramatiques qui ont ponctué la vie de ce journal du temps de sa liberté, je venais d'être élu, avec Jean-Pierre Tuquoi et Silvia Zappi, par une large majorité de la rédaction, à ce conseil. Mais comme il se renouvelait par tiers ou par quart, notre trio restait minoritaire, et plusieurs membres de la majorité formelle aboyaient dès que nous prenions la parole. Je me souviens nettement que, alors que j'essayais d'exposer un argument, couvert à nouveau par les marques bruyantes de mépris, tu avais dit calmement, « Laissez-le parler ». Et cela avait permis le silence. Par la suite, tu n'avais jamais pris une position nette dans nos débats, je crois que c'est dans ton caractère. Mais il me reste ce souvenir positif d'une personne sensée, et qui, avant de juger, voulait simplement entendre.

Depuis, j'ai suivi de loin en loin ton travail, appréciant notamment le remarquable  La nuit du Fouquet's, écrit avec Judith Perrignon en 2007, et déplorant  un portrait d'Alain de Benoist, en 2017, dans une double page servant la soupe aux intellectuels d'extrême-droite. Enfin, peu importe. Je ne lis plus trop le journal possédé par MM. Niel, Kretinsky et Pigasse depuis que, tu t'en souviens peut-être, je l'ai quitté  après qu'il m'a censuré sur Notre-Dame-des-Landes.

Pourquoi t'écrire aujourd'hui, penseras-tu ? Parce que j'ai été surpris par  ton tweet du 15 juin, écrivant « Qui est journaliste, qui ne l'est pas ? La contribution de  @Philrochot, ex-otage au Liban et prix Albert Londres, à un débat qui agite la profession. A lire ».  Le texte de Philippe Rochot, ex-journaliste reporter d'images (caméraman) - expérimenté et valeureux -, s'intéresse aux nouvelles pratiques de prises de vues lors d'événements tels que les manifestations, soulignant que la légèreté des outils facilite ce travail, mais estimant que, non contextualisé, celui-ci ne relève pas vraiment du journalisme.

Ton tweet est une étrange réaction à un événement très précis : la garde à vue de Taha Bouhafs, journaliste à  Là-bas si j'y suis, précédée d'une violence policière (M. Bouhafs a eu l'épaule déboitée) et suivie de la saisie de son téléphone contenant toutes ses sources. Pendant que certains manifestaient clairement leur solidarité avec notre confrère, d'autres entraient dans un déni de sa qualité de journaliste, rappelant que deux ans auparavant, ce jeune homme avait été candidat de la France insoumise à Grenoble, et qu'il avait soutenu exagérément l'affirmation qu'il y avait un blessé grave voire un mort lors de l'évacuation de la faculté de Tolbiac en avril 2018.

Toi, donc, tu réagissais à cet événement - tu aurais pu ne rien faire -, mais de manière détournée, comme s'il n'y avait là que matière à débat. Cette position - car ne pas prendre position, parfois, c'est prendre position, et c'est bien le cas ici - est très problématique, et c'est pourquoi je t'écris.

Car d'une part, tu as été toi aussi, récemment, sujette à la contrainte d'un pouvoir qui exerce de plus en plus de pressions sur les journalistes : tu as été convoquée sous un prétexte hypocrite quoique légal (le détournement d'un texte initialement conçu pour lutter contre du terrorisme) par la DGSI. Et reçu un soutien unanime de la profession - incidemment je t'ai tout de suite  apporté mon soutien.

D'autre part, le cas de Taha Bouhafs ne peut t'être indifférent : c'est lui qui a filmé Alexandre Benalla le 1e mai 2018, information qui a été la pièce de base sur laquelle tu as conduit ta forte enquête qui s'est transformée en « l'affaire Benalla » - et qui t'a placée dans une lumière méritée.

Il y avait là un double titre à manifester ton soutien - qui pèse, sois-en sûre - à M. Bouhafs. Mais non, tu as préféré louvoyer, suggérant qu'au fond, le statut de journaliste du jeune vidéaste n'est pas établi. Et donc, peu importeraient la garde à vue, la violence policière, le téléphone saisi. Plusieurs faits sont pourtant maintenant établis. Taha Bouhafs est journaliste, au sens où il est employé depuis plusieurs mois par un média reconnu, Là-Bas si j'y suis, pour qui il a réalisé de nombreux reportages. Il reconnaît  ses erreurs passées et ce qu'elles lui ont appris, et il est maintenant dans une équipe rédactionnelle, au sein de laquelle il discute de ses sujets et de ses angles. « Il bosse comme un photographe, dit Daniel Mermet, il va très vite sur les coups. Il sait qu'il doit être formé, mais il écoute. Il est à l'affût ». Il va sur des terrains où les journalistes qui lui font la leçon ne vont pas - les quartiers, les grèves, les luttes sociales. Tout cela fait un journaliste, non ?

La liberté est une, la solidarité ne se découpe pas en morceaux

Avant de venir au fond du sujet - désolé, c'est un peu long -, une précision : dans les critiques à l'égard de Taha Bouhafs, on sent un clair mépris de classe. « Il n'a pas fait d'école de journalisme, il n'a pas de formation ». Car oui, il vient d'un quartier populaire de Grenoble, il ne connaît pas tous les codes, tous les usages du bon ton et des classes moyennes. Mais si on n'était pas si con (ou réactionnaire), on devrait être ravi que des jeunes de banlieue deviennent journalistes, qu'ils aient ce feu sacré de la recherche d'informations, ce désir fou de raconter le monde pour le transformer. Ils n'ont pas fait Sciences Po, l'ESJ ou je ne sais quel autre de ces boites ? La belle affaire ! Le journalisme, c'est d'abord l'envie, le pif, la gnaque, le goût de l'info, le désir d'être là où ça se passe, et si possible le premier. Plutôt que de mégoter, on devrait dire à Taha, et à d'autres qui vont venir : bienvenue, apporte ton regard et ton talent, et si tu veux bien, on va te transmettre deux trois trucs utiles.

Bon, fin de la précision. Le fond, maintenant. Il est simple. Le journalisme ne se partage pas. Il évolue, il bouge, il vit - et il fait face aujourd'hui à une menace policière et judiciaire comme on n'en a pas connue depuis des décennies (et je n'évoque pas ici la propriété des médias, Ariane, pour ne pas polémiquer). Dans cette situation, il n'y a pas à barguigner. La liberté est une, la solidarité ne se découpe pas en morceaux. On défend Ariane Chemin, on défend les confrères de Disclose, on défend Gaspard Glanz, on défend Taha Bouhafs. On les défend tous, parce que c'est le meilleur moyen d'empêcher le pouvoir d'avancer encore dans le démantèlement de ce que, malgré tout, nous sommes encore si nombreuses et nombreux à avoir au cœur : la foi dans la valeur d'une information libre pour permettre une société démocratique.

Je fais un double pari. Que Taha Bouhafs - il est encore tout jeune, 22 ans - va s'affermir et confirmer son talent de journaliste, en apprenant les règles qui s'y attachent. Et qu'Ariane Chemin sorte quand il le faut de sa réserve, de sa réticence à prendre position, pour marquer de son poids son soutien aux journalistes, d'où qu'ils viennent.

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