08/07/2019 les-crises.fr  14 min #158863

Le prisonnier à vie » de Guantanamo Bay s'exprime. Par Murtaza Hussain

Source :  The Intercept, Murtaza Hussain, 17-03-2019

Murtaza Hussain

17 mars 2019

Une tour de garde dans une section fermée de la prison américaine de Guantánamo Bay le 22 octobre 2016. Photo : John Moore/Getty Images, revue par l'armée américaine

Pendant les 17 dernières années de son emprisonnement à Guantánamo Bay, Ghassan al-Sharbi a été un mystère pour les Américains. Prisonnier dans cette célèbre prison depuis sa capture en 2002, al-Sharbi n'a jamais cherché à s'exprimer publiquement, à la différence de nombreux autres détenus de la prison. Il a même refusé l'assistance d'un avocat. Mais aujourd'hui, le ressortissant saoudien, connu comme l'un des prisonniers les plus provocateurs détenus à Guantánamo, a été conduit à s'exprimer pour la première fois - afin de faire l'éloge du sénateur du Congrès américain, Lindsay Graham, R-S.C., et même de Thomas Friedman, journaliste du New York Times.

« Ma confiance en de nombreux politiciens et médias américains s'est récemment spectaculairement renforcée, en raison de leur courageuse position contre les dirigeants royaux saoudiens. »

« Ma confiance en de nombreux politiciens et médias américains s'est récemment spectaculairement renforcée, en raison de leur courageuse position contre les dirigeants royaux saoudiens », a déclaré al-Sharbi dans des lettres et des communications rédigées dans le cadre de procédures normales à la prison, et exclusivement adressées à The Intercept. « La famille royale saoudienne lutte publiquement contre le terrorisme pour plaire à l'Occident, tout en le soutenant secrètement pour plaire aux religieux et autres. Ils agissent aussi ainsi afin de se rendre désespérément nécessaire aux États-Unis et à l'Occident. »

La communication avec les détenus dans l'établissement est manifestement compliquée. Les paroles d'Al-Sharbi ont été transmises par ses avocats à la Immigrant and Non-Citizen Rights Clinic de la Faculté de Droit de l'Université de New York [Institution luttant pour les droits des immigrants au niveau local et régional NdT]. Elles ont également été transmises à une équipe de censeurs du gouvernement américain.

La décision d'Al-Sharbi de s'exprimer est elle-même le résultat des tensions croissantes dans les relations entre les États-Unis et l'Arabie saoudite ces dernières années.L'assassinat du chroniqueur du Washington Post Jamal Khashoggi et la guerre menée par les Saoudiens au Yémen ont provoqué une réaction publique de plus en plus vive à l'encontre de la famille royale saoudienne. Al-Sharbi, détenu dans une prison américaine isolée dans les Caraïbes, a pris la mesure de ces changements.

Une lettre écrite par Ghassan al-Sharbi, avec des expurgations des avocats d'al-Sharbi : Immigrant and Non-Citizen Rights Clinic at the City University of New York School of Law

Graham et Friedman faisaient partie des personnalités publiques qui précédemment soutenaient l'Arabie saoudite, mais ont depuis changé d'avis - en particulier en ce qui concerne le prince héritier Mohammed bin Salman. « Je ne suis pas d'un optimisme aveugle en ce qui concerne le changement de posture du sénateur Lindsay Graham et de Thomas Friedman à l'égard des membres de la famille royale saoudienne, pas sûr que ce ne soit pas simplement une volte-face pragmatique. J'espère qu'il s'agit d'une véritable démarche éthique de leur part », a déclaré al-Sharbi.

M. Al-Sharbi a déclaré que son point de vue avait commencé à évoluer lors des débats publics aux États-Unis au sujet de la Justice Against Sponsors of Terrorism Act. Connue sous le nom de JASTA, cette loi a été adoptée en 2016 et a permis que le gouvernement saoudien soit accusé de soutien au terrorisme. Al-Sharbi dit : « Pour moi le virage a commencé pendant les débats du Congrès autour de JASTA et son approbation ultérieure ». Le Congrès a annulé un veto présidentiel pour faire adopter la loi.

Le Sénateur Lindsey Graham prend la parole lors d'une conférence de presse le 12 décembre 2018 sur une résolution visant à mettre fin au soutien militaire des États-Unis à la guerre de l'Arabie saoudite contre le Yémen. Sont également présents les membres du Sénat Bob Menendez, Chris Murphy et Jeanne Shaheen. Photo : Zach Gibson/Getty Images

Âgé aujourd'hui de 44 ans, al-Sharbi a été capturé en 2002 lors d'un raid mené par les forces pakistanaises. En juin de la même année, il a été transféré à Guantánamo Bay, où il est détenu depuis. Les déclarations d'Al-Sharbi ont moins pour sujet son cas personnel que les changements géopolitiques d'ampleur qui se sont produits depuis sa détention, en particulier la détérioration des relations entre les États-Unis et l'Arabie saoudite.

Quant à son silence pendant des années jusqu'à maintenant, Al-Sharbi a expliqué sa décision comme un effort pour prendre son propre destin en main. « J'ai d'abord été utilisé par des religieux saoudiens, et ça m'a marqué. J'en ai été traumatisé. Et puis sont arrivés les avocats libéraux américains qui voulaient m'utiliser pour leur propre cause », a-t-il dit. « Je ne voulais plus jamais être utilisé. »

Alors qu'au fil des ans de nombreux détenus de Guantánamo ont protesté de leur innocence, al-Sharbi est réputé comme l'un des prisonniers les plus récalcitrants détenus dans ce centre. Parlant couramment l'anglais et ayant fréquenté l'université en Arizona, il a dénoncé la légitimité du processus lors d' une audience de la commission militaire en 2006, le qualifiant de « le même cirque, avec un autre clown ». Accusé par le gouvernement américain d'avoir assuré les traductions en anglais dans un camp de militants et avoir suivi une formation sur l'utilisation d'explosifs, al-Sharbi  a admis sans ambages que les allégations contre lui étaient fondées.

« Je vais faire court et facile pour vous les gars : Je suis fier de ce que j'ai fait et il n'y a aucune raison de le cacher. J'ai combattu les États-Unis. J'ai pris les armes », a-t-il dit lors de l'audience, s'exprimant en anglais en termes clairs et simples. « Je suis venu ici pour vous dire que j'ai fait ce que j'ai fait et que je suis prêt à en payer le prix, peu importe le nombre d'années auxquelles vous me condamnez. Même si je passais des centaines d'années en prison, ce serait une question d'honneur pour moi. »

« J'ai d'abord été utilisé par des religieux saoudiens, et ça m'a marqué.Ça m'a traumatisé. Et puis sont arrivés les avocats libéraux américains qui voulaient m'utiliser pour leur propre cause. Je ne voulais plus jamais être utilisé. »

En raison de la nature notoirement faussée de la procédure judiciaire à Guantánamo, où, entre autres, les preuves ont souvent été entachées d'obtention sous la torture, le gouvernement américain n'a jamais été en mesure de faire condamner al-Sharbi pour crime. Aujourd'hui, il est l'un des nombreux détenus que le gouvernement ne peut pas condamner, mais qu'il ne veut pas non plus libérer.

Une décision rendue en 2016 par le Conseil d'examen périodique de la prison a déterminé qu'al-Sharbi demeurait une menace pour la sécurité et qu'on ne pouvait pas le laisser partir. L'examen a révélé qu'il continuait d'être hostile en détention et qu'il refusait de discuter de ses projets d'avenir s'il devait être libéré. « La Commission apprécie la franchise du détenu à l'audience », a conclu l'examen.

Lors de précédentes audiences à la prison de Guantánamo, al-Sharbi a indiqué avoir  été encouragé à devenir militant par des individus liés à la famille royale saoudienne. Il a réitéré ces affirmations dans ses récentes déclarations, déclarant notamment qu'il avait échangé par internet avec bin Salman - qui était alors adolescent - à l'époque où le père du prince était gouverneur de Riyadh. (The Intercept n'a pas été en mesure de vérifier de façon indépendante les communications datant de plusieurs décennies, et l'ambassade saoudienne n'a pas répondu à la demande de commentaires). [The Intercept est un magazine en ligne créé par Glenn Greenwald, Jeremy Scahill et Laura Poitras. Lancé en février 2014 par l'organisation First Look Media, il est financé par Pierre Omidyar.NdT]

 Un document déclassifié du rapport de la Commission sur le 11 septembre - qui a été signalé pour la première fois en 2016 par le site Web 28pages.org, site dédié à la défense de la divulgation des informations sur le 11 septembre - laisse entendre qu'il y aurait un lien possible entre al-Sharbi et le gouvernement saoudien. Selon le document, au moment de la détention d'Al-Sharbi au Pakistan, une cachette de documents dont son certificat de vol américain se trouvait à proximité. Selon les enquêteurs, le document a été trouvé à l'intérieur d'une enveloppe portant le logo de l'ambassade saoudienne à Washington, D.C.

La Commission 9/11 n'a trouvé aucune preuve du soutien officiel de l'Arabie saoudite aux attaques du 11 septembre, bien qu'elle ait révélé des liens évidents entre les pirates de l'air et des employés du gouvernement saoudien.

L'Arabie saoudite a néanmoins été  accusée d'être à la fois pyromane et pompier en ce qui concerne la question de la violence extrémiste.

Dans ses remarques récentes, M. Al-Sharbi a mentionné l'incohérence apparente de la position tant de l'Arabie saoudite que des États-Unis à l'égard des groupes militants.

Il a précisé : « La volte-face, l'image de marque constante, le marketing et le changement d'image des "combattants de la liberté", des "extrémistes" ou des "terroristes" à certains moments, à certains endroits et contre certains ennemis, comme cela convient aux besoins politiques, est source de confusion ».

Le président américain Donald Trump montre un tableau des ventes de matériel militaire lors de sa rencontre avec le prince héritier Mohammed bin Salman dans le bureau ovale le 20 mars 2018.Photo : Kevin Dietsch, Pool/Getty Images

Le malaise est grandissant aux États-Unis concernant le soutien américain à la guerre saoudienne au Yémen, il a été ponctué en octobre dernier par l'assassinat atroce de Khashoggi, chroniqueur du Washington Post, dans les murs même du consulat saoudien à Istanbul. Il est largement  reconnu que son assassinat aurait été commandité par bin Salman lui-même. Les liens historiques entre les États-Unis et l'Arabie saoudite ont fait l'objet d'une enquête sans précédent de la part des législateurs américains, de la presse et d'un public américain de plus en plus véhément.

Au milieu de cette vague croissante de mécontentement, le président Donald Trump lui-même a été l'un des opposants les plus remarquables. En plus des relations étroites entre la famille Trump et la famille royale saoudienne, M. Trump a justifié le maintien du soutien des États-Unis au gouvernement saoudien sur le plan économique.

À ce sujet, al-Sharbi a pris sur lui d'offrir quelques conseils au président américain.

« L'actuel président des États-Unis fait face à une opposition virulente en interne et à l'étranger. Il compte sur sa base et croit que la création d'emplois le rendrait plus crédible pour le reste. Il pense que les ventes d'armes saoudiennes sont essentielles pour atteindre cet objectif de survie politique », a dit M. al-Sharbi. « Mais je pense que sa base l'admirerait davantage s'il abandonnait ces ventes d'armes et disait à sa base qu'il le faisait par principe, pour que les maisons américaines ne soient pas construites sur les ruines des maisons saoudiennes. »

Près de vingt ans après le 11 septembre 2001, les métastases de la guerre mondiale contre les groupes extrémistes ne semblent guère vouloir s'apaiser. Après plus d'une décennie et demie passée en prison, le sort d'Al-Sharbi reste incertain. Selon lui, sa décision de parler après tant d'années de silence n'a pas été prise à la légère, étant données les conséquences que cela pourrait avoir.

« Le conflit entre les États-Unis et le monde musulman peut être résolu ou tout simplement éliminé : Si les États-Unis cessent de soutenir les dictatures dans les pays musulmans. »

Tout en reconnaissant la réticence de l'opinion publique américaine à entendre les dires d'un homme que l'ancien commandant de Guantánamo, le général de division Jay Hood, a décrit comme « l'un des hommes les plus dangereux » détenus à la prison, al-Sharbi a néanmoins offert une approche singulière sur la façon dont les États-Unis peuvent dissuader les générations futures de rejoindre les rangs des groupes militants antiaméricains.

« Le conflit entre les États-Unis et le monde musulman peut être résolus ou tout simplement éliminé : Si les États-Unis cessent de soutenir les dictatures dans les pays musulmans. J'espère que ce que j'ai à partager profitera à la fois aux Américains et à mon propre peuple », a poursuivi M. al-Sharbi. « Après la publication de cette histoire, si je suis transféré en Arabie saoudite contre ma volonté et que j'y fait face à mon destin, j'espère que cela n'empêchera pas les médias de poursuivre leurs efforts sincères pour que l'Amérique redevienne grande. » [référence à la campagne de Trump : Make America Great again NdT]

Mise à jour : 18 mars 2019

Cet article a été mis à jour pour inclure une lettre de Ghassan al-Sharbi, détenu à Guantánamo.

Source :  The Intercept, Murtaza Hussain, 17-03-2019

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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