17/07/2019 reseauinternational.net  10 min #159273

Démystifier le mythe indo-pacifique

par Pepe Escobar.

L'administration Trump est obsessionnellement en train de faire tourner le concept d'un « Indo-Pacifique libre et ouvert ». Mis à part un petit groupe de chercheurs, très peu de gens dans le monde, en particulier dans les pays du Sud, savent ce que cela signifie depuis que la stratégie alors naissante a été dévoilée pour la première fois au forum de l'APEC de 2017 au Vietnam.

Maintenant, tout ce que l'on doit savoir - et surtout ne pas savoir - sur l'Indo-Pacifique est contenu dans  un rapport détaillé du Pentagone.

Mais bon : est-ce de la comédie ou pas ? Après tout, la stratégie a été dévoilée par Patrick Shanahan (le gars de Boeing), le chef du Pentagone, qui s'est fait hara-kiri et a été remplacé par Mark Espel (le gars de Raytheon), un autre secrétaire « comédien ».

Shanahan a fait grand cas de l'Indo-Pacifique lorsqu'il a participé au 18e Dialogue Shangri-La à Singapour le mois dernier, reprenant ainsi son introduction au rapport du Pentagone pour souligner la « rivalité géopolitique entre les visions libres et répressives de l'ordre mondial » et diabolisant la Chine en prétendant qu'elle cherche à « réorganiser la région à son avantage«.

En revanche, tout ce que le Pentagone souhaite, c'est simplement la « liberté » et « l'ouverture » d'une « région interconnectée » ; l'appeler la Nouvelle Route de la Soie du Pentagone serait une idée séduisante.

Quiconque connaît de près ou de loin « l'Indo-Pacifique » sait que c'est le code pour la diabolisation de la Chine ; en fait, la version de l'administration Trump du « pivot vers l'Asie » d'Obama, qui était en soi une concoction du Département d'État, via Kurt Campbell, entièrement approprié par la Secrétaire d'État de l'époque Hillary Clinton.

« Indo-Pacifique » rassemble la Quadrilatérale - États-Unis, Japon, Inde et Australie - dans une mission « libre » et « ouverte » donnée par Dieu. Pourtant, cette conception de la liberté et de l'ouverture bloque la possibilité que la Chine transforme le mécanisme en quintette.

Ajoutez à cela ce que le comédien Esper a dit à la Commission Sénatoriale des Forces Armées en 2017 :

« Ma première priorité sera l'état de préparation - veiller à ce que l'ensemble de l'Armée de terre soit prête à combattre dans tout l'éventail des conflits. Avec l'armée engagée dans plus de 140 pays à travers le monde, pour inclure des opérations de combat en Afghanistan et en Irak, des rotations d'entraînement en Europe pour dissuader la Russie et des unités déployées dans le Pacifique pour se défendre contre une Corée du Nord belliqueuse, la préparation doit être notre première priorité«.

C'était en 2017. Esper ne parlait même pas de la Chine - qui à l'époque n'était pas la « menace existentielle » diabolisée d'aujourd'hui. Le Pentagone continue de miser sur  la domination du spectre complet.

Pékin ne se fait pas d'illusions sur le nouveau chef indo-pacifique auquel il aura affaire.

Surfer les FONOP

« L'Indo-Pacifique » est difficile à vendre à l'ASEAN. Autant les membres sélectionnés peuvent se permettre de bénéficier d'une certaine « protection » de l'armée américaine, autant l'Asie du Sud-Est dans son ensemble entretient des relations commerciales de premier plan avec la Chine, autant la plupart des pays participent aux Nouvelles Routes de la Soie ou Initiative Ceinture et Route (BRI) et sont membres de la Banque Asiatique d'Investissement dans les Infrastructures (AIIB) ; ils n'hésiteront pas à profiter des avantages de la future 5G de Huawei.

En fait, même les trois autres membres du Quad, bien qu'ils ne soient pas liés à la BRI, hésitent à jouer un rôle de soutien dans une super production entièrement américaine. Ils sont très prudents dans leurs relations géoéconomiques avec la Chine. « L'Indo-Pacific », un club de quatre joueurs, est une réponse tardive à la BRI - qui est en effet ouverte à plus de 65 nations jusqu'à présent.

Le mantra favori du Pentagone concerne l'application des « opérations de liberté de navigation » (FONOP) - comme si la Chine, jonglant avec les innombrables tentacules des chaînes d'approvisionnement mondiales, avait tout intérêt à provoquer l'insécurité navale partout.

Jusqu'à présent, « l'Indo-Pacifique » a veillé à ce que le Commandement du Pacifique américain soit rebaptisé Commandement Indo-Pacifique américain. Et c'est à peu près tout. Tout reste inchangé en ce qui concerne ces FONOP - en fait, c'est un euphémisme trompeur pour la marine américaine que de patrouiller 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, partout en Asie, de l'Inde au Pacifique, et en particulier dans la mer de Chine du Sud. Aucun pays de l'ASEAN ne sera cependant pris en flagrant délit de FONOPS dans les eaux de la mer de Chine méridionale à moins de 12 milles nautiques des rochers et des récifs revendiqués par Pékin.

La diabolisation effrénée de la Chine, aujourd'hui un sport bipartisan à travers le Beltway, parfois même plus hystérique que la diabolisation de la Russie, comporte également  des rapports proverbiaux du Conseil des Relations Étrangères - le groupe de réflexion de l'establishment par définition - sur la Chine comme agresseur en série, sur les plans politique, économique et militaire, et de la BRI comme outil géoéconomique pour forcer ses voisins.

Il n'est donc pas étonnant que cet état de fait ait conduit le Secrétaire d'État Mike Pompeo à une tournée récente et frénétique dans la région indo-pacifique, à laquelle ont participé l'Inde et le Japon, membres du Quad, ainsi que des associés éventuels, l'Arabie Saoudite, les EAU et la Corée du Sud.

Les géopoliticiens de l'école réaliste craignent que Pompeo, un sioniste chrétien fanatique, ne jouisse sous Trump d'un quasi-monopole sur la politique étrangère américaine ; un ancien directeur de la CIA jouant au « diplomate » belliciste tout en « agissant » comme chef du Pentagone piétinant d'autres acteurs de second plan.

Son périple indo-pacifique fut de facto un tour de force mettant l'accent sur l'endiguement/diabolisation non seulement de la Chine mais aussi de l'Iran, qui devrait être considéré comme la principale cible américaine dans la partie Indo-Sud-Ouest asiatique du club. L'Iran n'est pas seulement une question de positionnement stratégique et de plaque tournante majeure de la BRI ; il s'agit aussi d'immenses réserves de gaz naturel qui peuvent être échangées sans passer par le dollar américain.

Le fait que la diabolisation ininterrompue de « l'agression » de l'Iran et/ou de la Chine provienne d'une hyperpuissance avec plus de 800 bases militaires répartis sur toutes les latitudes et une armada de FONOP patrouillant les sept mers suffit à envoyer les cyniques les plus durs dans un paroxysme de rire.

Le train à grande vitesse a quitté la gare

En fin de compte, tout ce qui se trouve dans la rubrique « Indo-Pacifique » renvoie à ce à quoi l'Inde est en train de jouer.

New Delhi a choisi docilement de ne pas acheter de pétrole à l'Iran après que l'administration Trump ait annulé sa levée des sanctions. New Delhi avait promis plus tôt, officiellement, de ne respecter que les sanctions du Conseil de Sécurité de l'ONU, et non les sanctions unilatérales - et illégales - américaines.

Cette décision risque de compromettre le rêve de l'Inde de prolonger sa nouvelle mini-route de la soie vers l'Afghanistan et l'Asie Centrale à partir du port iranien de Chabahar. Cela a certainement fait partie des discussions lors du sommet de l'Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) à Bichkek, lorsque Poutine, Xi et Modi, plus Rouhani - à la tête d'un pays observateur - étaient assis à la même table.

La priorité de New Delhi - profondément ancrée dans l'establishment indien - pourrait être l'endiguement de la Chine. Pourtant, Poutine et Xi, membres du BRICS et de l'OCS, sont tout à fait conscients que Modi ne peut à la fois contrarier la Chine et perdre l'Iran comme partenaire, et ils y travaillent habilement.

Sur l'échiquier eurasien, le Pentagone et l'administration Trump, ensemble, ne pensent que Diviser pour Régner. L'Inde doit devenir une puissance navale capable de contenir la Chine dans l'océan Indien, tandis que le Japon doit contenir la Chine économiquement et militairement dans toute l'Asie orientale.

Le Japon et l'Inde se rencontrent - encore une fois - lorsqu'il s'agit d'un autre projet anti-BRI plus spécifique du point de vue géoéconomique :  le corridor de croissance Asie-Afrique (AAGC), qui n'a eu jusqu'ici qu'un impact minimal et n'a aucune chance d'attirer des dizaines de nations du Sud vers des projets liés à la BRI.

L'échiquier montre maintenant clairement que l'Indo-Pacifique est opposé aux trois pôles clés de l'intégration eurasiatique - la Russie, la Chine et l'Iran. Le démantèlement définitif de l'Indo-Pacifique - avant même qu'il ne commence à gagner du terrain - serait un engagement clair de New Delhi à briser le régime de sanctions américain en relançant les achats de pétrole et de gaz dont l'Iran a tant besoin.

Il ne faudra pas grand-chose à Modi pour comprendre qu'en jouant un second rôle dans une production Made in USA, il se retrouvera coincé à la gare à manger de la poussière juste au moment où le train à grande vitesse Eurasia passera devant lui.

 Pepe Escobar

Source :  Debunking the Indo-Pacific Myth

traduit par  Réseau International

 reseauinternational.net

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