10/08/2019 cadtm.org  10 min #160190

Reproduire pour produire

Silvia Federici, née en 1942 à Parme en Italie, est une universitaire américaine, enseignante et militante féministe radicale. Elle a notamment écrit le passionnant livre « Caliban et la sorcière » qui analyse, entre autres, les enjeux pré-capitalistes sous-jacents à cette triste période de la chasse aux sorcières. Par cette chasse, le 1 % de cette époque moyenâgeuse cherchait à démanteler l'organisation sociale basée sur la communauté et l'utilisation vitale des communs pour accaparer ces terres « libres » et les forces de travail qui les peuplaient. Il fallait pour réaliser cette usurpation sociale s'attaquer aux fondements de l'organisation communautaire. Les femmes en étaient d'important piliers actifs travaillant à la production collective, transmetteuses de savoirs médicaux, porteuses de vie et de cohésion sociale. Dès cette époque, les dénigrer, les soumettre, les réduire au silence était une phase indispensable pour que « s'épanouisse » une nouvelle forme d'organisation sociale basée sur l'exploitation de plus en plus intensive d'une grande majorité d'êtres vivants et de leur terre afin d'accumuler de plus en plus de richesses. Cette période est témoin de nombreuses luttes du prolétariat médiéval porteuses d'idéologies sociales communautaires.

Dans ce dernier livre intitulé « Le capitalisme patriarcal », Silvia Federici,en s'appuyant sur des archives d'époque, nous ramène principalement en Grande-Bretagne et aux États-Unis à la moitié du XIXe siècle, au passage de l'industrie légère (basée sur le textile) à l'industrie lourde (basée sur le charbon et l'acier). Dans les usines de textile, dans les mines, tant les femmes et les enfants que les hommes y passaient leur vie, travaillant un maximum d'heures par jour et par semaine, sous-payés, mal nourris. Dans ces conditions d'exploitation maximale, les travailleuses(eurs) étaient dans un état lamentable ce qui provoquait une chute de l'espérance de vie et une mortalité infantile endémique.
Les femmes avaient toutefois une relative autonomie financière bien souvent complétée par la prostitution.
De nombreux mouvements sociaux revendiquaient de meilleures conditions de vie.

Entre 1850 et le début du XXe siècle, l'incapacité de la classe travailleuse à se reproduire suite aux conditions de vie désastreuses, devient problématique et inquiète les capitalistes qui ont besoin de forces de travail.
De plus, le passage à l'industrie lourde et la transformation du système de production nécessite des travailleurs plus forts, plus productifs.

Envoyer au foyer les femmes pour qu'elles soient en mesure d'accomplir, gratuitement, les tâches domestiques indispensables pour produire un nouveau type de travailleurs

Conscient de l'importance pour son profit de faire revivre le travail de reproduction d'êtres humains, soignés, nourris et éduqués à devenir des forces de travail efficaces, la classe exploiteuse utilise le prétexte « humanitaire » et la bonne morale pour soustraire les femmes du marché du travail et profiter ainsi gratuitement de ce travail de « reproduction » préalable à toutes autres formes d'exploitation.

La classe capitaliste dominante voit l'intérêt de réduire le travail des femmes et des enfants en usine et d'envoyer au foyer les femmes pour qu'elles soient en mesure d'accomplir, gratuitement, les tâches domestiques indispensables pour produire un nouveau type de travailleurs plus sains, plus robustes, plus productifs et surtout plus disciplinés.

Elle voit l'intérêt de calmer les travailleurs en réduisant le temps de travail et en augmentant le salaire des hommes qui devient le salaire unique de la famille. Elle crée ainsi un nouveau rapport hiérarchique entre les hommes et les femmes qui deviennent économiquement dépendantes d'eux. Cette situation ouvre la porte aux conflits, aux violences intrafamiliales, « légitimise » l'autorité de l'homme sur la femme. Nombreuses sont celles qui s'opposeront.

Un nouveau rapport hiérarchique entre les hommes et les femmes qui deviennent économiquement dépendantes d'eux

Aux mêmes moments ont lieu des réformes sanitaires (égouts, distribution d'eau, nettoyage des rues) pour enrayer les épidémies récurrentes, apparaît un marché de la consommation pour la classe des travailleurs.
Des lois sont promulguées pour punir les mères négligentes, stigmatiser les prostituées et créer ainsi une séparation psychologique entre les bonnes et les mauvaises femmes.

Silvia Federici explique, en reprenant dans son ouvrage un texte publié en 2016, intitulé « L'invention de la ménagère », comment a été forgée la famille nucléaire prolétarienne au sein de laquelle les femmes « domestiquées », appauvries, coupées les unes des autres chacune dans leur maison, travaillent seules à des tâches de reproduction qui finissent par perdre leur sens. Comment le travail domestique a été genré et dévalorisé.

Au fil du temps, le système capitaliste a privatisé les communs, démantelé les structures sociales basées sur le travail collectif, exploité les forces de travail puis imposé ce nouveau régime domestique qui s'est répandu, dès la Première Guerre mondiale, sur tout le territoire industriel européen.

Au sein de cette analyse, Silvia Federici, remet en évidence l'analyse marxiste de la plus-value et du système d'accumulation et en rappelle le bien fondé. Elle relève tout ce que la théorie marxiste a apporté aux analyses féministes. Toutefois, l'auteure interroge longuement les raisons pour lesquelles Marx n'a pas analysé ce mécanisme d'exploitation par l'isolement du travail gratuit au foyer, le rôle central du travail reproductif dans l'accumulation du capital. « Pourquoi Marx a-t-il laissé échapper cette partie du travail reproductif qui est la plus essentielle à la production de la force de travail ?... Le travail ménager, en tant que branche de la production capitaliste, restait au-delà de l'horizon historique et politique de Marx » écrit-elle à la page 80. Et d'essayer de répondre à la page 83 « Il est probable, cependant, que Marx ait aussi ignoré le travail domestique parce qu'il représentait le type de travail même que, pour lui, l'industrie moderne devait et allait remplacer... ». L'auteure pointe le fait que Marx pensait que les nouvelles technologies réduiraient le travail socialement nécessaire à un minimum ce qui libérerait du temps à consacrer à des buts plus élevés.

Pour elle, la technologie n'a pas libéré le travail humain mais a favorisé au contraire de nouvelles formes d'exploitation. Elle nous alerte sur les méthodes classiques d'exploitation toujours utilisées aujourd'hui par les capitalistes en nous vendant (à crédit) les nouvelles technologies soi-disant émancipatrices.

Une perspective politique féministe

Les tâches de reproduction, prendre soin, transmettre, cultiver, nourrir... ne doivent pas être prises en charge par des robots. Nous devons les revaloriser, les repenser sous des formes de gestions collectives de partage, inspirées par les formes d'organisations sociales qui subsistent en Asie, en Afrique, en Amérique latine ou qui renaissent déjà en occident. La reproduction c'est la relation avec l'environnement, la nature. Une perspective politique féministe, dit-elle, qui a pour but de réunir ce que le capitalisme a divisé, de reconstituer un intérêt collectif, de restructurer la reproduction comme terrain de transformation des rapports sociaux, de rompre l'isolement du travail domestique tel qu'imposé par le capitalisme pour créer des formes de travail de soins plus coopératives. La coopération sociale et la création ne peuvent se construire que par des activités auto-organisées qui produisent du commun, de la communauté. Les communs revalorisent les savoirs et les technologies propres à un lieu. Il nous faut reprendre en main les conditions fondamentales à la création de nouvelles formes de travail de reproduction.
Le féminisme que Silvia Federici espère voir se développer, doit s'insérer dans une vision de lutte pour une transformation sociale.

Et de revenir à Marx pour affirmer, page 109, que « nous avons besoin d'une révolution pour nous libérer non seulement des contraintes extérieures, mais aussi de l'intériorisation de l'idéologie et des rapports capitalistes, pour nous libérer, comme il l'écrivait, de « toute la pourriture du vieux système qui lui colle après » afin de « devenir apte(s) à fonder la société sur des bases nouvelles » » [1]

« Origines et développement du travail sexuel aux États-Unis et en Grande-Bretagne »

À la fin de son livre, Silvia Federici publie pour la première fois ce texte datant de 1975, dans lequel elle relève que le sexe au XIXe siècle était le seul plaisir du pauvre qui permettait d'évacuer les tensions accumulées par ces longues journées de travail. Il était peu réglementé par l'État lors de la première phase de l'industrialisation. Le travail et la prostitution se côtoyaient à l'usine surtout liés à la faiblesse des rémunérations accordées aux femmes.

Avec le tournant industriel et l'orientation vers la nouvelle forme de famille prolétarienne, les vertus féminines furent idéalisées. Les facultés d'abnégation, d'amour conjugal et d'instinct maternel sont des caractéristiques attribuées aux femmes dans les discours politiques des réformateurs Victoriens. En parallèle, le travail sexuel fut réglementé, la prostitution institutionnalisée.

Mais on assiste à une augmentation du nombre de divorces et à une chute des naissances, des femmes se rebellent contre les contraintes insupportables de la famille nucléaire, cette nouvelle forme institutionnelle de l'organisation sociale. Elles tombent malades, deviennent frigides, les maris se retrouvent au saloon, lieux de discussions politiques. Il faut les ramener au foyer, il faut débloquer la situation.

Les psychanalystes freudiens analysent le phénomène. La femme doit pouvoir avoir droit aux plaisirs sexuels lors du devoir conjugal. Il faut que le mari retrouve du plaisir à rentrer chez lui. Pour la femme s'ajoute ainsi aux tâches ménagère, à l'éducation des enfants, l'obligation d'être jolie et attirante en fin de journée pour accueillir le mari.

Cent ans après leurs grands-mères, les femmes résistent toujours, divorcent, passent d'un mari à un autre (puisque dépendantes financièrement des hommes) comme on change d'employeur et exigent de meilleures conditions de travail ménager. Elles luttent aussi pour pouvoir travailler à l'extérieur, pour pouvoir être plus autonome.

La contre-attaque du capital est perfide. Il lance une campagne sur la quête de l'orgasme féminin, mesure ultime de la perfection d'une union conjugale. Atteindre l'orgasme est un devoir et le commerce offre tous les accessoires « utiles » pour y arriver. Si la femme n'y arrive pas c'est qu'elle n'est pas accomplie, pire, elle n'est pas une femme libérée !

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Notes

[1] Marx et Engels, The German Ideology, op. Cit., p.95 éd. en français : p.68

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