17/08/2019 les-crises.fr  12 min #160450

La politique de Trump à l'égard de l'Iran : des hypothèses dangereusement faussées, et pas de plan « B ». Par Alastair Crooke

Source :  Strategic Culture, Alastair Crooke, 01-07-2019

Alastair Crooke

1er juillet 2019

© Photo : Wikimedia

Le professeur Russell-Mead  nous dit « que la clé de la politique du président à l'égard de l'Iran est que son flair pour le pouvoir (et Trump est un juge compétent en matière de pouvoir, insiste R-M) lui dit que l'Iran est plus faible, et que les États-Unis sont plus forts, que ne le croient les tenants de la politique étrangère... Ce que veut M. Trump, c'est un accord avec l'Iran à la mesure de sa perception du pouvoir relatif des deux pays... ». (non souligné dans l'original).

« Au niveau de la diplomatie publique, [Trump] s'engage dans son mélange habituel d'éblouissement et de baratin [faisant de la politique américaine le Donald Trump Show, avec le pays et le monde obsédés par le moindre de ses mouvements, spéculant fébrilement sur ce qui va suivre, suggère R-M]... Et au niveau de la politique du pouvoir, il serre régulièrement et systématiquement la vis à l'Iran : en armant ses voisins et en leur assurant son soutien, en renforçant des sanctions et en augmentant la pression psychologique sur le régime.

« M. Trump comprend bien les contraintes qui pèsent sur sa politique iranienne. Lancer une nouvelle guerre au Moyen-Orient pourrait ruiner sa présidence. Mais si c'est l'Iran qui déclenche la guerre, c'est une autre histoire. Une attaque iranienne claire contre des cibles américaines ou même israéliennes pourrait unir la base Jacksonienne de M. Trump comme l'attaque de Pearl Harbor a uni les Jacksoniens américains pour combattre le Japon impérial. » [Jacksonien : De Jackson 7e président des États-Unis, sa politique se distingue par le populisme à l'intérieur et par l'isolationnisme en politique étrangère, NdT]

L'analyse de Russell-Mead est probablement correcte. Mais ce n'est pas tout : l'approche de Trump repose sur d'autres hypothèses clés sous-jacentes : Premièrement, qu'avec l'effondrement de l'économie iranienne et la montée en flèche de l'inflation (Trump répète fréquemment cette affirmation infondée), le système révolutionnaire iranien va soit imploser, soit se mettre à genoux devant Washington, en demandant un nouvel accord nucléaire.

Deuxièmement : Trump peut se permettre d'attendre cette implosion imminente et se contenter d'augmenter les pressions économiques pendant ce temps. Troisièmement : Trump affirme qu'une guerre avec l'Iran serait courte : « Je ne parle pas de soldats sur le terrain »,  a-t-il dit. « Je dis juste que si quelque chose arrivait, ça ne durerait pas très longtemps ». Et quatrièmement : Trump a dit (et semble croire) qu'il  n'aurait pas besoin d'une « stratégie de sortie » en cas de guerre avec l'Iran, ce qui suggère qu'il pourrait vraiment penser que la guerre serait limitée à une brève campagne aérienne et qu'elle serait ensuite terminée.

Que dire de plus ? Eh bien, seulement que toutes ces hypothèses sont presque certainement fausses - et, comme le  note Daniel Larison dans The American Conservative, « si le président américain pense qu'une guerre avec l'Iran "ne durerait pas très longtemps", il sera probablement plus disposé à la déclarer. Les faucons soulignent déjà, comme on pouvait s'y attendre, qu'attaquer l'Iran ne serait pas comme attaquer l'Irak ou l'Afghanistan, et ils disent cela en partie pour surmonter les réserves apparentes de Trump à l'idée de s'enliser dans un conflit prolongé ». L'Iran serait en effet bien différent de l'Afghanistan ou de l'Irak, mais d'une toute autre manière que celle revendiquée par les faucons.

L'Iran n'implosera pas sur le plan économique : vendredi, la Russie a fait part de son engagement à sécuriser les secteurs pétrolier et bancaire de l'Iran si le mécanisme de compensation INSTEX de l'UE ne fonctionne pas efficacement d'ici le 7 juillet (lorsque le créneau de l'Iran vis-à-vis de l'Europe sur cette question fermera). Le vice-ministre russe des Affaires étrangères Sergei Ryabkov a déclaré vendredi que Moscou est prêt à aider l'Iran à exporter son pétrole brut et à assouplir les restrictions imposées à son système bancaire si  l'Europe ne parvient pas à faire de l'INSTEX un mécanisme viable. La Chine a également déclaré que les « transactions énergétiques normales » avec Téhéran sont conformes à la loi et devraient être respectées. Le gouverneur de la Banque centrale d'Iran a déclaré cette semaine que l'Iran a « passé le pic des sanctions. Nos exportations de pétrole sont en hausse », a  déclaré M. Hemmati.

Si « l'hypothèse d'implosion » est erronée, il en va de même de l'affirmation selon laquelle l'Iran viendra mendier un nouvel accord nucléaire auprès de M. Trump. Voici, à titre d'illustration,  le récit (iranien) de ce que le Guide suprême a dit au Premier ministre Abe :

« Lors de la rencontre avec Shinzo Abe (le 13 juin), ce dernier a dit à l'Ayatollah Khamenei : "Je voudrais vous transmettre un message de la part du Président des États-Unis".

« L'ayatollah Khamenei a répondu en soulignant combien les États-Unis sont naïfs et indignes de confiance, et a affirmé : "Nous ne doutons pas de votre sincérité et de votre bonne volonté [celles d'Abe]. Cependant, en ce qui concerne ce que vous avez mentionné au sujet du Président des États-Unis, je ne considère pas Trump comme une personne avec laquelle il vaut la peine d'échanger un message et je n'ai pas de réponse pour lui, et je ne lui répondrai pas non plus à l'avenir."

« [Mais] ce que je vais vous dire, vous est dit au regard de votre qualité de Premier ministre japonais, et parce que nous considérons le Japon comme un de nos amis...

« L'ayatollah Khamenei, notant l'affirmation de Shinzo selon laquelle les États-Unis ont l'intention d'empêcher la production d'armes nucléaires par l'Iran, a déclaré : "Nous sommes opposés aux armes nucléaires et ma Fatwa religieuse interdit la production d'armes nucléaires ; mais vous devriez savoir que si nous avions l'intention de produire des armes nucléaires, les États-Unis ne pourraient rien y faire ; et son interdiction ne [serait] pas un obstacle".

« Le chef suprême, en réponse au message selon lequel "les États-Unis ne sont pas pour un changement de régime en Iran", a insisté sur le fait que "notre problème avec les États-Unis n'a rien à voir avec un changement de régime. Parce que même s'ils ont l'intention de poursuivre dans cette voie, ils ne pourront pas y parvenir... Quand Trump dit qu'il n'est pas pour un changement de régime, c'est un mensonge. Car, s'il le pouvait, il le ferait. Mais il n'en est pas capable."

« L'ayatollah Khamenei a également fait référence aux remarques du Premier ministre japonais concernant la demande des États-Unis de négocier avec l'Iran sur la question nucléaire, et a déclaré: "La République islamique d'Iran a négocié pendant 5 à 6 ans avec les États-Unis et les Européens - le P5+1 - ce qui a abouti à un accord. Mais les États-Unis n'ont pas tenu compte de cet accord définitif et l'ont violé. Le bon sens permet-il de négocier avec un État qui a rejeté tout ce qui a été convenu ?"

« Il a souligné les quarante années d'hostilité dont les États-Unis ont fait preuve à l'égard de la nation iranienne et son animosité continue et a déclaré : "Nous pensons que nos problèmes ne seront pas résolus en négociant avec les États-Unis et qu'aucune nation libre n'accepterait jamais de négociations sous pression". »

Et les « pressions » sont précisément ce que les États-Unis augmentent : c'est-à-dire qu'ils augmentent les pressions au lieu de les atténuer, ce qui est probablement la condition sine qua non à la reprise des négociations avec l'Iran. Mais Trump est d'avis que l'Amérique a le droit - en vertu de son important pouvoir - de négocier avec les autres seulement lorsque les parties adverses sont soumises à une « pression maximale ». De toute évidence, il n'a pas été bien informé de l'histoire iranienne d'endurance stoïque à des cataclysmes bien pires et violents. Pas plus qu'il ne l'a été de ce que les Iraniens peuvent puiser dans le récit de l'Imam Hussein une réserve de résilience spirituelle en période de crise.

Comment cela se fait-il ? La notion d'un « Iran sur le point de s'effondrer » est un mème propagé par divers exilés iraniens mécontents, et par la MEK [Mujaheddin-e-Khalq est un mouvement de résistance armée au régime de la République islamique d'Iran, NdT], ainsi que par d'éminents faucons aux États-Unis. Mais de plus - et de manière tout aussi importante, étant donné les sujets de prédilections de la famille politique de Trump - les récits à propos d'« une seule poussée » et de la « fin » de la Révolution iranienne sont constamment mis en avant par Netanyahou. (D'autres Israéliens ne sont pas aussi heureux de l'appui ouvert et enthousiaste de leur premier ministre à la politique de Trump à l'égard de l'Iran - se rappelant comment Israël (et Netanyahou) ont été accusés d'avoir fait pression pour la guerre en Irak en 2003).

Donc. Si l'hypothèse selon laquelle l'Iran s'effondrera ou capitulera sous la pression économique est fausse, et si la présomption selon laquelle « aucune stratégie de sortie » n'est nécessaire, parce que l'Iran est faible et que les États-Unis sont militairement forts (ce qui implique qu'une frappe aérienne rapide et courte réglerait les choses) - est également erronée, où allons-nous alors ?

Si ces hypothèses sous-jacentes continuent de prévaloir sans être sérieusement remises en question, alors, avec le temps, l'Iran n'aura ni implosé, ni capitulé, comme on le prévoyait ; il aura plutôt continué à envoyer  des « messages » contrôlés mais qui montent graduellement en puissance pour démontrer quel serait le coût potentiel d'une telle politique si elle devait se poursuivre - les difficultés en découlant étant principalement subies par ceux des alliés des américains qui plaident en permanence pour des « mesures » américaines sévères contre l'Iran.

En fin de compte, Trump se retrouvera dos au mur, une position où il n'a jamais voulu se retrouver : il est peut-être déjà trop tard. Sa situation est la suivante. Soit devoir réagir militairement aux « messages » iraniens, avec toutes les possibilités de contre-attaques asymétriques iraniennes et d'escalade brutale : une perspective qui le fait d'instinct reculer, car il craint que cette voie indécise de loi du talion militaire ne se déroule pas bien pour lui à l'horizon des élections de 2020. Cela pourrait même mettre en danger sa présidence.

Ou bien, un voyage de retour, humiliant et pavé de concessions, vers un processus quasi identique au (tant méprisé) JCPOA - quel que soit son nouveau nom : avec l'espoir d'appeler cette défaite une « victoire ».

Il est fort possible que le président Poutine ait eu en tête de révéler une partie de ce paysage potentiel lorsqu'il a rencontré Trump à Osaka. On ne nous le dira probablement pas. On ne le saura jamais.

Source :  Strategic Culture, Alastair Crooke, 01-07-2019

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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