21/08/2019 les-crises.fr  11 min #160585

Pierre Péan : « Le journalisme d'investigation n'existe pas ! »

Source :  Le Figaro, Pierre Péan, Par Eugénie Bastié, Alexandre Devecchio, Vincent Tremolet De Villers, 28-03-2014

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - D'affaire en affaire, il est de plus en plus difficile de déterminer l'influence des juges, des policiers, des journalistes. Pour Figarovox, Pierre Péan décrit en détail ce qu'est une enquête sur un sujet sensible. Il s'inquiète aussi de la tyrannie de la transparence qui, selon lui, s'installe jour après jour.

Par Eugénie Bastié, Alexandre Devecchio et Vincent Tremolet De Villers

Passionné de Tintin, Pierre Péan a parcouru le monde à la recherche d'informations cachées, de secrets d'états, de réseaux influents. Journaliste à l'AFP, puis à l'Express, il a ensuite mené une carrière indépendante en pigeant dans différents journaux et publiant grosso modo un livre par an. Affaire Elf, Mitterrand, le Rwanda, le Kosovo, Le Pen: il a marché sur tous les terrains. Une jeunesse Française: François Mitterrand ou La Face cachée du Monde (avec Philippe Cohen) furent des succès retentissants. Ce journaliste dans l'âme s'étonne pourtant du pouvoir grandissant des média et des métiers de l'information. Il s'inquiète de la tyrannie de la transparence et de l'immédiateté. Pour lui le journaliste est tout sauf un auxiliaire de justice.

FIGAROVOX: Durant les trois semaines qui ont précédé les municipales, les «affaires» se sont succédées. Qu'en pense l'enquêteur?

Sur ces affaires, je n'ai pas mené l'enquête. Mais elles témoignent d'une évolution du métier qui existe depuis des années. Les principes qui guident la profession de journaliste semblent avoir profondément changé. Si l'on part de très loin, on peut dire que nous assistons à une inversion de ce qu'avaient prévu les législateurs le 26 Aout 1789 qui, dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen avait mis la présomption d'innocence au 9ème article, la liberté de la presse, deux articles plus loin, à l'article 11. Aujourd'hui la liberté de presse prime, dans les faits, sur la  présomption d'innocence. Ces affaires témoignent du fait qu'on assiste de plus en plus à l'association de deux pouvoirs:  le pouvoir judiciaire et  le pouvoir médiatique. Cela n'est pas sain dans une démocratie d'avoir deux pouvoirs qui font alliance. En tant que citoyen, quelque chose me dérange profondément: aujourd'hui, un certain journalisme se fonde sur la violation de la loi. Toutes les grandes affaires que vous évoquez sont basées sur la violation du secret de l'instruction. Le journaliste dit «d'investigation» a des pouvoirs et des moyens exorbitants du droit commun. En publiant une écoute, c'est comme s'il avait la possibilité d'écouter, de perquisitionner. Cela pose le problème de la défense du justiciable. Les politiques ne sont pas des sous-citoyens, ils méritent une protection de leur intimité, comme tout le monde.

La loi autorise parfois les écoutes...

Je suis étonné que la profession ne se pose pas des questions sur la mise en pâture des écoutes. J'ai feuilleté un livre, récemment, qui s'appelle Les mots volés. Il est d 'Edwy Plenel. En voici un extrait:

«Un dialogue au téléphone, c'est comme une conversation avec soi-même. Si l'interlocuteur est un intime, on s'y livre, on s'y met à nu, on y pense tout haut, on parle trop vite, on exprime ce qu'on ne pense pas vraiment, on ment, on profère des bêtises, on dit n'importe quoi, on affirme comme une vérité ce dont on doute profondément, ; on émet des hypothèses, on tâtonne et on trébuche, on est parfois désagréable avec son meilleur ami (...) bref on se croit chez soi, à l'abri, dans une intimité protectrice, délaissant les apparences, oubliant les convenances, perdant toute réserve, faisant fi des rôles que l'on joue à l'extérieur, au travail ou dans la rue».

C'est très bien dit, n'est-ce pas?

Mais après une instruction, l'inculpé peut être innocenté?

Dans un tel système,si le jugement innocente la cible des journalistes, celle-ci n'aura droit qu'à quelques lignes dans les journaux. Et cette innocence judiciaire ne rééquilibrera pas la culpabilité installée dans l'opinion publique.

Justement, dans le cas précis des écoutes Sarkozy, quel peut être selon vous le canal qui mène du cabinet du juge d'instruction aux journaux?

Pour que les écoutes atterrissent sur le bureau d'un journaliste, il faut qu'il y ait une volonté des deux côtés. Qui peut avoir une idée pareille? Le point d'origine est forcément l'autorité judiciaire. Soit c'est l'autorité judiciaire qui estime dans sa stratégie d'instruction qu'il est utile que les écoutes soient connues publiquement, soit il s'agit d'un acte militant, destiné à nuire.

Etes-vous un journaliste «d' investigation»?

Ça fait des années que je m'évertue à répéter que je ne me reconnais pas sous le vocable de «journaliste d'investigation». «Investigation», c'est la traduction d'une expression américaine policière. Je préfère le mot «enquête». Je me définirai plutôt comme un «enquêteur d'initiative sur sujets sensibles». Attendre sur son bureau les PV des juges, ce n'est pas ce que j'appelle de l'enquête, mais de la simple gestion de fuites. Le journaliste devient un pion, rentrant dans les objectifs des uns et des autres, devenant l'outil de vengeances ou de stratégies judiciaires. Je revendique de prendre l'initiative, je ne suis pas un auxiliaire de justice, je n'ai pas besoin de la justice pour déterminer le sujet de mes enquêtes.

Justement, comment choisissez-vous les sujets de vos enquêtes?

Depuis le début de ma carrière, je fais grosso modo la même enquête. J'ai commencé comme journaliste économique, et plus précisément pétrolier. Le pétrole, c'est le Moyen-Orient et l'Afrique. Qui le protège? Les services secrets. Quelle était la grande entreprise?  ELF. Qui était la grande figure de la Quatrième et Cinquième République, qui a fait EDF, la bombe, l'indépendance énergétique nationale, c'était Pierre Guillaumat. C'est en enquêtant sur Guillaumat que j'ai fait les Emirs de la République. Ensuite j'ai fait mon plus beau scoop: comment la France a donné la bombe atomique à Israël. A chaque fois je retombais sur Guillaumat et sur ELF. Je tombe ensuite sur les «avions renifleurs», toujours ELF. De fil en aiguille on passe d'une affaire à l'autre. Je m'intéresse à l'Afrique, donc j'enquête sur Jacques Foccart le «monsieur Afrique» des services secrets. J'entends parler pendant l'enquête d'un docteur Martin, fondateur de la Cagoule. J'écris sur le docteur Martin. La fille du docteur Martin me raconte que Mitterrand était dans la voiture avec les gens qui ont mis la bombe à la confédération générale du patronat français, rue de Presbourg. J'ai donc enquêté sur  Mitterrand (Une jeunesse française)... J'ai été passionné par l'histoire de la tragédie rwandaise, écrit un livre et du coup je me suis intéressé à Kouchner. Et dans Un monde selon K j'écris tout naturellement un chapitre sur  le Kosovo. Dès lors ma mécanique se met en route pour approfondir cette incroyable histoire de la guerre du Kosovo et en fais un livre sur le Kosovo. Et ainsi de suite...

Combien de temps consacrez-vous à vos enquêtes?

Le temps c'est la clé. A compétences égales, c'est le temps qui fera la différence. On est dans un système aujourd'hui de réduction du temps dans les journaux. Je me souviens de  L'Express au début des années 1970: il y avait de l'argent autant qu'on voulait pour faire des enquêtes. Ceci dit je n'ai pas à me plaindre. Dans Paris je suis un des journalistes qui a le plus les moyens pour mener des enquêtes. Je peux partir à l'autre bout de la planète si je veux quand je veux. On ne peut dégager du temps que si on a de l'argent: je réinvestis l'argent de mes livres dans mes enquêtes. Aujourd'hui les journalistes n'ont plus le temps.

Avez-vous subi des pressions lors de vos investigations?

Bien sûr! Un journaliste qui n'a pas de pressions, c'est qu'il fait mal son boulot! Le problème c'est quand les pressions vont trop loin. Que les gens essaient par tous les moyens de m'empêcher d'écrire, c'est normal, c'est le jeu: j'emmerde le monde! Je ne vais quand même pas crier au scandale et à l'atteinte à la démocratie! Quand la menace est physique en revanche ça devient compliqué: j'ai eu des menaces de morts, des tentatives d'assassinat, des écoutes, etc..

Qu'est-ce qui doit animer un enquêteur?

«La plume dans la plaie» comme disait  Albert Londres ? En vérité, ce n'est pas cet esprit qui m'anime. Ce qui m'anime, c'est la curiosité, l'envie d'aller voir ce qui se passe derrière le mur, de plonger dans les coulisses. Essayer de comprendre. On va se moquer de moi, mais au fond, il y a un référence importante chez moi: c'est Tintin. Et au fond,je suis encore en culottes courtes, j'adorais les jeux de piste, trois petits bouts de bois dans un rectangle et une flèche qui indiquait qu'à trois mètres, j'aurais une autre indication et de fil en aiguille, dans la forêt, j'arrivais au trésor. Bref, la chasse au trésor...journalistique. Je peux parfois avoir du ressentiment quand ça va trop loin. Mais généralement ça ne dure pas. Il m'arrive assez souvent de devenir proche de gens qui m'ont attaqué ou que j'ai attaqués. Je ne n'ai pas dans les tripes l'envie de faire tomber des têtes. Je ne suis pas un militant. J'aime traquer les vérités qu'on me cache, mais je n'ai pas envie de tuer, j'ai envie de comprendre. Je ne cherche pas à trainer les gens sur les bancs de la justice, à les faire condamner. Je ne me vois pas comme le bras armé de la justice. Ce n'est pas ma vocation. Je ne suis pas là pour faire mettre les gens en taule.

La transparence, pour vous, ce n'est pas une valeur?

Cela ne me pose aucun problème que l'Etat m'oppose le secret d'Etat, si ce secret d'Etat est justifié. Mais si,comme le cas des «avions renifleurs», le secret d'Etat dissimule une combine, alors là je vais le briser sans aucun problème. Mais la transparence absolue, pour moi, c'est la dictature absolue.

Etre bon enquêteur, c'est mettre à mal les puissants...

Il m'est souvent arrivé de mettre à mal le pouvoir en place. Mais je n'ai pas de point de vue moral. Ma motivation, c'est plus le Vrai que le Bien, même si évidement ils sont liés. Ne nous racontons pas d'histoires, le journaliste n'est pas un saint, il se salit les mains. Laissons la morale à d'autres. J'essaie d'utiliser le moins possible d'adjectifs dans mes livres, ce qui m'importe ce sont les faits, rien que les faits. Même si une juxtaposition de faits particulière fait toujours émerger une idée bien précise. Je ne conclus pas mes enquêtes. Le dernier chapitre d'Une jeunesse française reprend pour titre une citation de Flaubert: «la bêtise, c'est de conclure». Je laisse aux autres l'interprétation des faits que je livre dans mes enquêtes.

Quand vous enquêtez, comment faites-vous la part entre information et manipulation?

Je ne travaille que dans l'ère manipulatoire. Toute personne que je rencontre essaie de me manipuler, c'est le jeu. C'est à moi de faire la part des choses, d'avoir suffisamment de lucidité pour comprendre quand et comment on veut m'utiliser. Je suis toujours dans la manipulation, c'est le propre de ce métier. Il y a un aspect qu'on ne veut jamais dire dans le journalisme: on utilise les faiblesses des uns et des autres. Mais c'est nous qui avons...

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