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Pic des sols : la civilisation industrielle est sur le point de se manger elle-même. Par Nafeez Ahmed

Source :  The Guardian, Nafeez Ahmed, 07-06-2013

[Le pic des sols est la même chose que le pic pétrolier qui est le sommet de la courbe de production d'un puits, d'un champ pétrolier ou d'une région de production ; l'expression « pic pétrolier » (ou « peak oil » en anglais) désigne le plus souvent le pic pétrolier mondial, le moment où la production mondiale de pétrole plafonne avant de commencer à décliner, NdT]

De nouvelles recherches sur les terres, le pétrole, les abeilles et le changement climatique laissent présager que, sans action urgente, une crise alimentaire mondiale est imminente

Nafeez Ahmed

7 juin 2013

Vent causant l'érosion des sols dans les champs agricoles, Suffolk, le 18 avril 2013. Photographie : Alamy

Un nouveau rapport indique que le monde devra plus que doubler sa production alimentaire au cours des 40 prochaines années pour nourrir une population mondiale en expansion. Mais alors que les besoins alimentaires mondiaux augmentent rapidement, la capacité de la planète à produire de la nourriture est confrontée à des contraintes croissantes dues à des crises qui se chevauchent et qui, si elles ne sont pas maîtrisées, pourraient conduire à la famine pour des milliards de personnes.

L'ONU prévoit que la population mondiale passera de 7 milliards de personnes aujourd'hui à 9,3 milliards d'ici le milieu du siècle. Selon le rapport publié la semaine dernière par le World Resources Institute (WRI), « les calories alimentaires disponibles dans le monde devront augmenter d'environ 60 pour cent par rapport aux niveaux de 2006 » pour assurer une alimentation adéquate à cette population plus importante. Avec les niveaux actuels de perte et de gaspillage alimentaires, d'ici 2050, l'écart entre les besoins alimentaires quotidiens moyens et les aliments disponibles serait d'environ de « plus de 900 calories (kcal) par personne et par jour ».

Le rapport identifie un réseau complexe et interconnecté de facteurs environnementaux à l'origine de ce défi, dont beaucoup sont générés par l'agriculture industrielle elle-même. Environ 24 % des émissions de gaz à effet de serre proviennent de l'agriculture, dont le méthane provenant du bétail, l'oxyde nitreux provenant des engrais, le dioxyde de carbone provenant des machines et de la production d'engrais sur place et les changements d'affectation des terres.

L'agriculture industrielle, selon le rapport, est un contributeur majeur au changement climatique qui, à son tour, déclenche des « vagues de chaleur plus intenses, des inondations et des schémas de précipitations changeants », avec des « conséquences négatives sur les rendements agricoles mondiaux ».

En effet, l'agriculture mondiale est très consommatrice d'eau, représentant 70 % de l'utilisation totale d'eau douce. Dans les champs agricoles, le ruissellement des engrais peut créer des « zones mortes » et « dégrader les eaux côtières dans le monde entier », et comme le changement climatique contribue à accroître le stress hydrique dans les régions de culture, la production alimentaire va d'autant plus en souffrir.

D'autres facteurs connexes interviendront également, prévient le rapport : la déforestation due à l'assèchement et au réchauffement régional, l'effet de l'élévation du niveau de la mer sur la productivité des terres cultivées dans les régions côtières et la demande croissante en eau des populations plus nombreuses.

Pourtant, le rapport souligne qu'un problème fondamental est l'impact des activités humaines sur la terre elle-même, estimant que :

«... la dégradation des terres affecte environ 20 % des surfaces cultivées dans le monde ».

Au cours des 40 dernières années, environ 2 milliards d'hectares de sol - soit l'équivalent de 15 % de la superficie terrestre de la Terre (une superficie plus grande que celle des États-Unis et du Mexique réunis) - ont été dégradés par les activités humaines, et environ 30 % des terres cultivées du monde sont devenues improductives. Mais il faut en moyenne  un siècle entier pour produire un seul millimètre de terre arable perdu en raison de l'érosion.

Le sol est donc, en fait, une ressource non renouvelable mais qui s'épuise rapidement.

Nous manquons de temps. Selon le rapport, les estimations prudentes indiquent que d'ici seulement 12 ans, un stress hydrique élevé affectera toutes les principales régions de réserve alimentaire en Amérique du Nord et du Sud, en Afrique occidentale et orientale, en Europe centrale et en Russie, ainsi qu'au Moyen-Orient, en Asie du Sud et du Sud-est.

Malheureusement, cependant, le rapport néglige un autre facteur essentiel, à savoir le lien inextricable entre le pétrole et l'alimentation. Au cours de la dernière décennie,  les prix des aliments et des combustibles ont été fortement liés. Ce n'est pas un accident.

La semaine dernière, un nouveau rapport de la Banque mondiale examinant cinq produits alimentaires différents - maïs, blé, riz, soja et huile de palme - a confirmé que les prix du pétrole sont le principal facteur de hausse des prix alimentaires. Le rapport, basé sur un logarithme conçu pour déterminer l'impact d'un facteur donné au moyen d'une analyse de régression, a conclu que les prix du pétrole étaient encore plus importants que le ratio des stocks alimentaires mondiaux disponibles par rapport aux niveaux de consommation ou à la spéculation sur les prix. La Banque recommande donc de contrôler les fluctuations des prix du pétrole pour atténuer l'inflation des prix des denrées alimentaires.

Le lien entre le prix du pétrole et celui des denrées alimentaires n'est pas surprenant. Une étude de l'Université du Michigan souligne que chaque point majeur du système alimentaire industriel - engrais chimiques, pesticides, machines agricoles, transformation des aliments, emballage et transport - dépend d'un apport élevé en pétrole et en gaz. En effet, 19% des combustibles fossiles qui soutiennent l'économie américaine vont au système alimentaire, juste derrière les voitures.

En 1940, pour chaque calorie d'énergie fossile utilisée, 2,3 calories d'énergie alimentaire étaient produites. Aujourd'hui, la situation s'est inversée: il faut 10 calories d'énergie fossile pour produire une seule calorie d'énergie alimentaire. Comme l'a fait remarquer  Michael Pollan, auteur gastronomique et militant, dans le New York Times :

« En d'autres termes, quand on mange dans le système alimentaire industriel, on mange du pétrole et on crache des gaz à effet de serre. »

Mais les prix élevés du pétrole sont là pour durer - et selon une évaluation du ministère britannique de la Défense cette année, ils pourraient s'élever  jusqu'à 500 dollars le baril au cours des 30 prochaines années.

Tout cela indique que l'on approche rapidement d'un point de convergence entre un système alimentaire industriel de plus en plus autodestructeur et une population mondiale en expansion inexorable.

Mais le point de convergence pourrait arriver beaucoup plus tôt en raison du facteur imprévu que représente le déclin catastrophique des abeilles mellifères.

Au cours des 10 dernières années, les apiculteurs américains et européens ont signalé des pertes annuelles de ruches de 30 % ou plus. L'hiver dernier, cependant, de nombreux apiculteurs américains ont subi des pertes de 40 à 50 % de plus, certaines d'entre elles atteignant  80 à  90 %. Étant donné qu' un tiers de la nourriture consommée dans le monde dépend des pollinisateurs, en particulier les abeilles, l'impact sur l'agriculture mondiale pourrait être catastrophique. Des  études en ont rendu responsables des facteurs qui font partie intégrante des méthodes industrielles - pesticides, acariens parasites, maladies, nutrition, agriculture intensive et développement urbain.

Mais les preuves pointant en particulier l'utilisation de pesticides largement répandue sont depuis longtemps  accablantes. L'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), par exemple, a souligné le rôle des  néonicotinoïdes - au  grand dam du gouvernement britannique - justifiant l'interdiction partielle par l'UE de trois pesticides courants.

Dans  son dernier avertissement scientifique publié la semaine dernière, l'EFSA souligne qu'un autre pesticide, le fipronil, présente un « très haut et grave risque » pour les abeilles domestiques. L'étude a également révélé d'importantes lacunes d'informations dans les études scientifiques qui empêchent une évaluation approfondie des risques pour les pollinisateurs.

En bref, la situation alimentaire mondiale est confrontée à une véritable tempête de crises intimement liées qui nous frappent déjà aujourd'hui et qui vont s'aggraver dans les années à venir si aucune action urgente n'est entreprise.

Ce n'est pas que nous manquons de réponses. L'an dernier, la Commission sur l'agriculture durable et le changement climatique, présidée par l'ancien conseiller scientifique en chef du gouvernement, le professeur Sir John Beddington - qui avait déjà mis en garde contre  un véritable ouragan de pénuries de nourriture, d'eau et d'énergie en 17 ans - a formulé sept  recommandations concrètes et fondées sur des preuves pour favoriser un changement vers une agriculture plus durable.

Jusqu'à présent, cependant, les gouvernements ont largement ignoré ces mises en garde, alors même que de nouvelles preuves font ressortir le fait que le calendrier de Beddington est trop optimiste.  Une étude récente menée par l'Université de Leeds a montré que de graves sécheresses dues au climat en Asie - en particulier en Chine, en Inde, au Pakistan et en Turquie -  au cours des dix prochaines années saperont considérablement la production de maïs et de blé, provoquant une crise alimentaire mondiale.

Si l'on tient compte de l'érosion des sols, de la dégradation des terres, des prix du pétrole, de l'effondrement des colonies d'abeilles et de la croissance démographique, les conséquences sont dramatiques: la civilisation industrielle est sur le point de se manger elle-même - si nous ne changeons pas de cap, cette décennie restera dans l'histoire comme le début de l'apocalypse alimentaire mondiale.

 Le docteur Nafeez Ahmed est directeur exécutif de  The Institute for Policy Research & Development et auteur de  « A User's Guide to the Crisis of Civilisation : And How to Save It » [guide de l'utilisateur sur la crise de civilisation: et comment la sauver, NdT] parmi d'autres livres. Suivez-le sur Twitter  @nafeezahmed

 theguardian.com

Source :  The Guardian, Nafeez Ahmed, 07-06-2013

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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