19/09/2019 usbeketrica.com  8 min #161869

« En Chine, les femmes célibataires surdiplômées sont considérées comme périmées »

En Chine, la politique de l'enfant unique a vu émerger une catégorie de femmes très diplômées. Aujourd'hui, elles sont tiraillées entre leur désir de carrière et la pression sociale qui les pousse à se marier. On a rencontré la journaliste Roseann Lake, qui vient de publier  une enquête sur le sujet.

Elles s'appellent Zhang Mei, Ivy, Christy ou June. Elles ont une bonne situation financière, sont jeunes et très diplômées. Pourtant, la société chinoise les a étiquetées comme des « sheng nu ». Littéralement traduite comme « celles qui restent », l'expression vise les femmes « dont personne n'a voulu ». Célibataires, alors qu'elles devraient statistiquement n'avoir aucun mal à trouver un mari, dans un pays où les hommes sont fortement majoritaires du fait de la politique de l'enfant unique mise en œuvre par la République Populaire de Chine de 1979 à 2015. Largement majoritaires, même : en 2020, il y aura 30 millions d'hommes de plus que de femmes en âge légal de se marier,  estime l'Académie chinoise des Sciences sociales.

Interpellée par ce paradoxe, après cinq ans passés en Chine comme journaliste, l'Américaine Roseann Lake a cherché à savoir pourquoi tant de femmes brillantes n'arrivaient pas à trouver l'amour ou ne souhaitaient pas se marier. Son enquête a donné naissance à un livre, publié en langue française en août 2019 :  Casse tête à la chinoise : mari ou carrière ? Le dilemme des femmes de l'Empire du Milieu (éd. François Bourin).

Une liberté encore neuve

Pour comprendre le problème, il faut se plonger dans l'histoire de la Chine : « C'est la première fois que les femmes ont le choix de ne pas se marier », détaille l'autrice. Jusqu'au début du XXe siècle, il  était encore de coutume de bander les pieds des Chinoises. Une tradition très douloureuse pour les femmes puisqu' elles devaient se bander les pieds fermement, confinés dans des chaussures miniatures en lotus. Les os des orteils étaient même brisés pour modifier la forme de leurs pieds, épousant à terme celle d'un triangle. En échange de ce sacrifice, on promettait aux Chinoises un mariage plus heureux et une meilleure vie.

« Puis, pendant la révolution culturelle (lancée en 1966, ndlr), il n'y avait pas de logements pour les célibataires, donc on mariait des personnes qui ne se connaissaient pas vraiment pour organiser la société », poursuit Roseann Lake.

« Beaucoup d'hommes préfèrent être avec une femme qu'ils peuvent modeler, comme un yaourt nature »

Mais avec la mise en œuvre de la politique de l'enfant unique, la valeur de la femme change radicalement. Si les infanticides, abandons et avortements de petites filles  se multiplient, certaines familles se retrouvent malgré tout à élever leur seul enfant de sexe féminin. « Ce sont des filles uniques qui ont été élevées sans frères, donc elles avaient l'éducation, la propriété et l'entreprise familiale pour elles. Donc une super-classe de femmes plus éduquées a émergé. » Une évolution qui a engendré de profondes transformations sur le marché du mariage en Chine : « Tous les hommes ne sont pas comme cela, mais beaucoup préfèrent être avec une femme qu'ils peuvent modeler, un peu comme un yaourt nature. Sauf qu'aujourd'hui, les femmes ne veulent plus être ce yaourt nature ! », analyse la journaliste.

L'amour, ce concept abstrait

« Si beaucoup de femmes sont aujourd'hui célibataires, c'est aussi parce qu'elles recherchent l'amour dans leur couple, ce qui n'était pas forcément le cas auparavant », précise-t-elle. Une profonde révolution qui passe aussi par le choix des mots. Jusqu'à la fin de la dynastie Qing et le début de la République de Chine (1911-1912), il n'y avait pas de terme en chinois pour désigner l'amour romantique, rappelle-t-elle. L'équivalent le plus proche était alors « qing », qui peut se traduire en français par « sentiment ».

Timbres postaux à l'effigie des principales figures féminines du roman « Le Rêve dans le pavillon rouge, écrit par Cao XueQin en 1791, sur l'attachement amoureux

« Le "qing" n'excluait pas l'amour romantique et la passion ; il requerrait seulement que l'amour et la passion soient en harmonie avec d'autres idéaux (la piété familiale et l'amour de la patrie) », nuance l'autrice. Mais en 1919, un mouvement social émerge en faveur du « qing », pour redonner à l'amour la place qu'il mérite, à savoir « le seul principe qui sous-tendait toutes les relations sociales ». Mais la vraie révolution émerge bien plus tard, dans les années 1960. C'est à ce moment-là que l'expression « tomber amoureux » s'impose, traduite en chinois par « tan lian ai ». Jusqu'alors, l'expression existait mais désignait davantage la phase de séduction, durant laquelle les couples apprenaient à se connaître et s'apprivoiser avant le mariage.

Une pression familiale

Femmes ultra-modernes dans une société toujours marquée par la tradition, ces « sheng nu » subissent aujourd'hui encore une forte pression familiale : « Les célibataires que je connais me racontaient que lors du Nouvel An chinois, leur famille leur posait tout un tas de questions : pourquoi n'es-tu pas mariée ? Et le copain, et les enfants... ? Le fait qu'elles parlent plusieurs langues et qu'elles soient les première de la famille à décrocher un master n'importait pas. Car elles n'avaient pas d'homme à leur côté ».

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Alors que la Chine  s'affiche comme un pays ultra-moderne, le célibat saura-t-il, au fil des années, s'imposer dans les familles chinoises comme une option socialement acceptable ? À ce sujet, la journaliste sinophile est plutôt optimsite : « Au début, on les voyait comme des femmes périmées et on ne leur parlait que de ça. Mais c'est en train de changer. Aujourd'hui, les parents se vantent de leur voyage en Égypte, payé grâce à l'argent gagné par leur fille. Et avec l'importance des réseaux sociaux en Chine, les parents commencent à mettre des photos sur WeChat. C'est une manière différente de se valider socialement : avant on allait au parc pour montrer son petit-enfant, aujourd'hui on s'affiche sur la toile ».

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