05/10/2019 usbeketrica.com  18 min #162591

« C'est l'histoire d'un robot qui va malgré lui sauver la beauté de l'humanité »

Rencontre avec Ugo Bienvenu, réalisateur et auteur de bande dessinée, dont le troisième album,  Préférence Système (Denoël Graphic, 2019), interroge l'overdose de contenus dans la société numérique, réinvente la relation homme-machine et propose une belle réflexion sur l'incarnation de la beauté dans notre monde.

2055. La masse des données produites par l'humanité est devenue trop volumineuse. Des archivistes doivent faire le tri entre les data à conserver et celles qu'il faut éliminer. Yves, l'un d'entre eux, sauvegarde clandestinement les oeuvres qu'ils jugent trop essentielles pour être détruites dans la mémoire de Mikki, son robot domestique, qui par ailleurs « porte » le bébé d'Yves et de son épouse à une époque où la GPA est prise en charge par les machines. Mais les cachotteries de l'archiviste finissent par être découvertes. Traqués, Yves, sa femme et son robot doivent s'enfuir...

Voilà comment, sans trop spoiler, on peut pitcher  Préférence Système (Denoël Graphic, 2019). « C'est l'histoire d'un robot qui va malgré lui sauver la beauté de l'humanité », préfère dire Hugo Bienvenu pour résumer l'intrigue de sa nouvelle bande dessinée.

Auteur et dessinateur, le jeune homme de 32 ans a déjà derrière lui deux autres albums :  Sukkwan Island, adaptation d'un roman de David Vann racontant l'histoire d'un père et de son fils de 13 ans sur une île désert au sud de l'Alaska, et  Paiement accepté, première exploration futuriste interrogeant la nature de la création à travers l'histoire d'un metteur en scène à succès.

En parallèle de ce travail de bédéiste, Ugo Bienvenu a tracé sa route en devenant une figure reconnue de l'animation en France. On lui doit notamment une dizaine de courts-métrages et de clips pour des marques (Hermès notamment) et différents groupes de musique (dont  Fog pour le groupe Jabberwocky). En 2014, il est aussi acteur et dessinateur sur le film Eden de Mia Hansen-Love, dont il conçoit le générique.

Mais c'est bien pour parler de Préférence Système que nous avons pris le temps de rencontrer Ugo Bienvenu. Derrière son titre abscons, ce roman graphique cache une belle réflexion sur les limites de la société numérique et l'incarnation de la beauté dans notre monde. Surtout, l'histoire confirme l'obsession de l'auteur pour la notion de mémoire, qui occupe une place centrale dans toutes ses dernières créations.

Usbek & Rica : La mémoire, sujet principal de vos deux précédents albums, est de nouveau centrale dans Préférence système. Pourquoi êtes-vous obsédé par cette question ?

Ugo Bienvenu : Je crois que ce qui m'intéresse le plus dans la vie, c'est ça : la transmission, la trace qu'on laisse dans le futur. Créer une oeuvre d'art, c'est une façon de transmettre une mémoire. Se reproduire, c'est une autre façon de perpétuer une image de soi dans le monde. En fait, depuis que j'ai 8 ans, je suis terrorisé par l'idée de la mort. Non pas à cause d'un choc particulier ou d'un décès familial, mais c'est à cet âge-là que je me suis dit qu'il ne fallait pas perdre de temps si je voulais pouvoir laisser mes traces dans le sable...

Pour ce nouvel album, je ne voulais pas traiter d'un thème en particulier. Je préfère procéder par intuitions. Après, c'est vrai que mes deux albums précédents parlaient déjà de mémoire, de façon différente d'ailleurs. Sukkwan Island, c'était l'histoire d'un père qui veut transmettre quelque chose à son fils mais ne sait pas quoi : qu'est-ce qu'on transmet quand on n'a rien à transmettre ? Et dans Paiement accepté, les personnages se demandaient à quoi bon faire des enfants dans un monde comme le nôtre. Ne vaut-il pas mieux créer des oeuvres d'art ? Mais est-ce que créer rend si heureux que ça ?

« La science-fiction est le meilleur moyen d'interroger de façon sexy les peurs des humains »

C'est cette passion pour la mémoire et la transmission qui vous pousse à créer des histoires situées dans les années 2050 ? Ou bien la science-fiction est-elle votre terrain d'expression naturelle ?

Pendant très longtemps, j'ai détesté la SF. Je lisais Tchekhov, Marguerite Duras, des auteurs classiques français et américains. Mais dans mon travail, j'avais l'impression qu'il me manquait quelque chose dans le réel pour pouvoir créer la bonne caisse de résonance. Et puis j'ai fait le clip Fog et j'ai compris qu'avec la science-fiction je pouvais faire passer mon propos en sous-main d'une histoire, juste en créant des symboles et en utilisant quelques archétypes, un peu comme avec le surréalisme ou la fantasy. La SF permet d'attirer le lecteur ou le spectateur, de créer en lui du désir pour un univers, et ensuite de mieux lui faire une prise de judo pour le mettre à terre !

En voyant Fog, mon éditeur Jean-Luc Fromental m'a dit : « Mais t'as pas lu Philip K. Dick ? On dirait vraiment du Philip K. Dick... » Alors j'ai lu et j'ai découvert que la SF, ça n'était pas juste du space opera mais bien le meilleur moyen d'interroger de façon sexy les peurs des humains. Et maintenant je ne lis presque plus que ça : je me suis fait tout Isaac Asimov et j'ai découvert Clifford D. Simak, notamment  Demain les chiens, qui est probablement ce que j'ai lu de plus puissant à ce jour.

C'est marrant parce qu'on compare souvent votre trait à celui de Paul Gillon, le dessinateur des  Naufragés du Temps, et votre univers à celui créé par Griffo et Van Hamme dans  SOS Bonheur, deux classiques des années 1970. Et puis vos personnages portent des combinaisons moulantes, de gros casques. Il y a dans vos images toute une imagerie futuriste un peu vintage...

J'essaie de regarder le moins de science-fiction possible pour que mes créations révèlent mon imaginaire, et pas celui des autres. C'est pour ça que je préfère lire des romans de SF. Mon robot Mikki, par exemple, j'ai mis deux ans à le trouver. J'ai fait un clip en 3D avec lui qui s'appelle  Spheres of existence, et un autre, pas encore terminé, sur le retour de Jésus, dans lequel je pars du principe que la vraie image de Jésus est la somme de ses représentations et où je mets en scène des robots qui ramènent des fragments de toutes les parties de son corps. Mais avant de dessiner Mikki, je ne savais quasiment pas à quoi ressemblait un robot à part ceux qu'on voit dans Star Wars.

Plusieurs planches de Préférence Système sont consacrées à une longue déambulation à Vézelay où Mikki et Yves, son maître humain, mènent une sorte de dialogue socratique sur l'intelligence artificielle et l'absence d'émotions des machines. Pourquoi ce parti pris pédagogique ?

La première partie de l'histoire est vraiment l'incubateur de la seconde. Je ne pouvais pas parler de transmission si mon robot n'avait rien à transmettre. Donc il a fallu que je le remplisse, ce Mikki. Et puis je me suis dit que ça serait cool si ce robot, qui est vraiment un personnage secondaire au début de l'histoire, s'imposait petit à petit comme le premier rôle, avec bien sûr la petite fille qu'il a porté dans son ventre.

Oui, car vous mettez en scène une forme de GPA par les machines. Pourquoi ce choix ? Vous aviez envie de faire passer un message à l'heure où la France est en plein débat sur l'adoption d'une nouvelle loi bioéthique ?

Non, surtout pas, car je n'aime pas l'intrusion frontale de la politique dans l'art. J'avais envie de montrer un état futur de l'humanité où ce seront les robots et plus les femmes qui porteront les bébés. Elles ne voudront plus « abîmer » leur corps, au nom d'un certain confort. À ce propos, je suis en train de lire Günther Anders et c'est incroyable comme, dès les années 1950, il a imaginé comment le confort finit par nous couper du monde, comment on a créé un monde fantôme dans lequel on n'a plus de contact avec la réalité.

Vous dites que vos albums ne sont pas politiques. Pourtant, vous passez quand même quelques messages forts. Par exemple quand la femme d'Yves travaille sur une publicité et qu'elle évoque la « peur de se faire tomber dessus par les communautés ». Elle prononce notamment cette phrase, qui résonne parfaitement avec notre époque : « On remplace l'universel par l'anecdote, le particulier. Le moindre fait devient l'égal d'un concept. »

Oui, c'est vrai. Ça, c'est une réflexion très personnelle. Dans le milieu de la pub et du cinéma, j'entends souvent des phrases aberrantes, du genre : « Ah non, ça c'est trop clivant, on ne peut pas le dire, je veux des éléments non déterminants ! ». Mais attendez, on parle à des individus, oui ou non ? Il faut s'adresser à son public au lieu d'essayer d'embrasser le monde. Pour ne pas diviser, on divise le monde : l'universel est sacrifié pour faire plaisir à des communautés.

« La meilleure manière de parler d'universel, c'est de parler du détail »

Aujourd'hui, le problème de la création, c'est qu'elle essaye d'embrasser la totalité de l'humanité tout en s'en coupant complètement dans le même temps. Et je trouve ce double geste nocif. La meilleure manière de parler d'universel, c'est de parler du détail. C'est la précision qui crée l'universalité. La division de la société naît aussi du fait de cette espèce de lissage culturel constant.

L'autre « message » qu'on retient, et qui découle directement de la tendance à l'aseptisation des oeuvres culturelles, c'est cette phrase prononcée par l'archiviste à propos de la profusion de données : « À l'époque, on se définissait par ce que l'on connaissait. Aujourd'hui, c'est ce qu'on ne sait pas qui nous définit. »

Aujourd'hui, de plus en plus de gens ont des choses à raconter, mais le problème, c'est que l'expression artistique passe aussi par le façonnage d'un vocabulaire, d'une grammaire. La démocratisation permise par Internet est une bonne chose, elle ouvre le champ à des auteurs potentiels, mais ça remplit aussi de plein de choses nulles un sceau dont la contenance est limitée. Ça n'est pas parce qu'on peut faire quelque chose qu'on doit forcément le faire. Or aujourd'hui, on a l'impression que parce qu'on a créé Internet, il faut à tout prix donner son avis et publier de tout sur tout. La pensée, ça se façonne, c'est pas juste faire du bruit avec sa bouche ou poster des photos de son plat sur Instagram. Netflix, par exemple, a intérêt à produire toujours plus pour assurer un flux, un temps linéaire. La qualité, ils s'en foutent : c'est le temps d'occupation des esprits qui compte !

Je pense, au contraire, qu'un récit doit être créé et partagé pour permettre de se poser des questions, pour vivre quelque chose par procuration. Si on est face à du vide, alors on fait du remplissage. La création doit être une nécessité. Après, en ce qui concerne la profusion d'oeuvres, je crois qu'il faut assumer de ne pas pouvoir tout lire, tout voir. On a tous un chemin dans une bibliothèque, et c'est ce chemin qu'on tisse entre tel ou tel livre qui est intéressant. Il faut assumer une part d'ignorance si un autre travail de recherche et de création est mené en parallèle.

« À un moment, pour faire le tri dans toutes nos données, le critère de la quantité de visionnages d'une oeuvre primera sur sa qualité »

Ces archivistes chargés de faire le tri dans toutes les données créées par l'humanité, c'est un scénario qui paraît assez crédible pour le futur...

Ça va se passer comme ça, c'est sûr ! Il suffit de regarder la courbe de la quantité de contenus culturels créés et celle des espaces de stockage disponibles : dans pas très longtemps, elles vont se croiser... Or nous habitons un monde fini. Il y aura tellement de données à traiter qu'on n'aura pas la capacité de toutes les stocker. Et à un moment, pour faire le tri, le critère de la quantité de visionnages d'une oeuvre primera sur sa qualité. On a tous déjà vécu cette expérience à une échelle individuelle avec notre ordinateur : quand on manque d'espace, il faut faire des choix et ça nous est tous déjà arrivés de nous débarrasser de photos et de les regretter plus tard, tout ça pour garder un film tout naze qu'on n'avait pas encore vu... Quand on sait que Squeezie fait des millions de vues et 2001, l'Odyssée de l'espace peut-être 3 vues par jour sur les sites de streaming, on peut se poser pas mal de questions.

Vous prenez justement l'exemple du film de Stanley Kubrick dans votre album pour évoquer ces oeuvres qui pourraient être effacées de la mémoire de l'humanité. Pourquoi ?

C'est sûrement le plus grand film sur l'humanité jamais réalisé. Tu donnes un outil à un animal, il apprend à s'en servir, et un jour l'outil se retourne contre lui : cette idée, c'est une déflagration ! Il y a très peu de films qui ont cette puissance là, Apocalypse Now et Barry Lindon peut-être... Quand tu as vu 2001 une fois, tu t'en souviens toute ta vie. Et ce film est comme le miroir de mon propre récit, puisque Hal est un danger pour l'humanité tandis que Mikki, mon robot, est là pour la sauver.

« Dire que tout le monde va mourir, c'est simple, c'est facile »

Il y a beaucoup d'espoir dans cet album. Pour notre espèce mais aussi pour la relation homme-machine, souvent dépeinte de façon très sombre dans les oeuvres de science-fiction.

Oui, je n'aime pas les récits qui nous assurent que dans le futur, c'est la mort assurée pour notre espèce. Marre du catastrophisme ambiant ! J'ai besoin qu'on me dise qu'il y a des issues, et que ces issues sont complexes. C'est ça le truc, aussi : dire que tout le monde va mourir, c'est simple, c'est facile. Et beaucoup d'auteurs de SF sont d'ailleurs obligés de simplifier leur univers pour faire tenir leur récit. Moi, j'aime créer un monde complexe, avec des sièges des années 1960 et des bureaux des années 1990, un monde où le passé est compris dans le présent, et où la complexité du présent investit le réel, avec des problèmes politiques en trame de fond. En tout cas, pas un monde simplifié. Dans le premier film Blade Runner, par exemple, ils ont enlevé l'élément le plus intéressant et important pour l'intrigue : la disparition des animaux. C'est ça qui permet de comprendre le rapport à la vie dans le livre de Philip K. Dick ( Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, ndlr) !

La nature est très présente dans toute la deuxième partie de l'album. Pourquoi occupe-t-elle une telle place ?

Parce que c'est le lieu de la beauté, tout simplement. Et puis il y a aussi ce fantasme de bobo d'aller vivre à la campagne pour trouver quelque chose - on ne sait pas vraiment quoi d'ailleurs - quitte à sacrifier notre mode de vie contemporain. Yves, mon personnage, est comme ça. Moi aussi. Mais encore une fois, je crois que c'est Clifford Simak qui a raison : nous ne sommes pas prêts pour le retour à la nature car pour que ça marche, il faudrait que tout le monde puisse le faire. Un peu sur le modèle de la Suisse : là-bas, ils ont gardé un maillage territorial très fort entre la campagne et de petites villes où l'activité, notamment culturelle, reste très riche. Nous, en France, on a vidé les campagnes de toute proposition culturelle, on a enlevé tous les hôpitaux, alors qu'on aurait très bien pu prendre exemple sur la Suisse, même si le territoire n'est pas comparable.

Yves développe une relation de grande intimité avec son robot. D'une certaine manière, il devient plus intime avec lui qu'avec sa propre femme en archivant dans sa mémoire le meilleur de la création humaine. Pourquoi ce choix ?

Je voulais créer un personnage de néo-humain enfermé dans son travail. C'est la femme d'Yves qui joue ce rôle de machine productiviste complètement déconnectée du réel. Yves, lui, a encore besoin d'attaches avec la réalité, il a envie de regarder des choses non fictives, et c'est Mikki, son robot, qui peut lui parler de ce contact là car avec lui il n'y a pas l'inhibition qui peut exister entre deux êtres humains. Yves se déverse dans le robot car il sait qu'il aura toujours une réponse honnête et « juste » mathématiquement. Pas forcément une bonne réponse, mais une réponse quand même.

La fin de l'histoire est ouverte. On imagine que vous avez déjà en tête un deuxième tome ?

Non, je veux pas faire de suite. Préférence système fait en quelque sorte partie d'une trilogie : c'est le deuxième chapitre, après Paiement accepté et avant Appel en absence, sur lequel je vais encore travailler pendant des mois... Le personnage d'Isi, la petite fille, sera évoqué, mais l'album parlera de Dieu.

En toute simplicité...

Je ne peux pas encore trop en parler mais ça se passera très loin dans le futur, environ 1500 ans après 2050... Pour me documenter, j'ai déjà bouquiné tout Thérèse d'Avila et je viens de me lancer dans Thomas d'Aquin. Je dois aussi définir le casting des scientifiques et des historiens que je veux rencontrer.

Et sur quels autres projets travaillez-vous en parallèle ?

À plus court terme, avec ma maison d'édition, je prépare un dyptique d'albums courts. Le premier s'appellera Mayday, et le second Tango Charlie. Et j'ai aussi un projet de BD érotique pour les Requins Marteaux : l'histoire d'une femme tellement belle, qui dégage un truc tellement incroyable, qu'elle n'arrive jamais à se faire pénétrer car tous les mecs éjaculent avant... Elle est super frustrée et un jour, dans la vitrine d'un magasin, elle voit un super beau robot sexuel. Alors elle fait un emprunt à la banque pour pouvoir se le payer. Bon, en creux, ça parle surtout de la misère sexuelle contemporaine. Et à côté de ça, j'écris un long métrage et une série avec Remembers, ma boîte d'animation.

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