06/10/2019 tlaxcala-int.org  7 min #162632

Abya Yala : le monde d'en bas grandit en silence

 Raúl Zibechi
 Juan Wahren

Les peuples d'Amérique latine continuent à construire leurs autres mondes, très lentement, à contre-courant, dans l'obscurité de la vie quotidienne, loin, très loin des campagnes qui gaspillent ressources et discours.

Il y a une vie (et de la lutte) au-delà des élections. Dans nos pays (Argentine, Uruguay), des projecteurs médiatiques jusqu'aux conversations entre militants des mouvements sociaux, tout est centré et concentré sur les prochaines joutes électoraux, avec l'espoir que, cette fois, il y aura des changements.

Bien que nous sachions que ces changements ne viennent pas d'en haut et que les vrais changements sont ceux que nous construisons d'en bas et par le bas, nous nous laissons sans cesse entraîner par les feux d'artifice des élections. Nous diluons à nouveau notre pouvoir de faire d'en bas dans la délégation de pouvoir vers le haut....

Mais les peuples d'Amérique latine continuent à construire leurs autres mondes, très lentement, à contre-courant, dans l'obscurité de la vie quotidienne, loin, très loin des campagnes qui gaspillent les ressources et les discours : qui aurait cru que cette année la Garde indigène communautaire "Whasek" Wichi serait créée dans l'impénétrable, au Chaco, en Argentine ?

Qui est au courant de la création du Gouvernement Territorial Autonome de la Nation Wampis, au nord du Pérou, une voie que trois autres peuples amazoniens commencent à suivre ?

Combien de médias ont rapporté que le peuple mapuche du sud du Chili a récupéré 500 000 hectares par une action directe depuis les années 1990, lorsque la démocratie a été restaurée pour les réduire par l'application de la loi antiterroriste héritée de la dictature de Pinochet, mais appliquée tout aussi bien par des gouvernements progressistes que conservateurs ?

Où peut-on lire quelque chose sur l'immense lutte des Tupinambá du sud de Bahia (Brésil), qui en quelques années ont récupéré 22 haciendas, des milliers d'hectares, malgré la répression et la torture de leurs dirigeants ? Quand avons-nous consacré du temps à commenter la victoire des 30 communautés de Molleturo (Azuay, Équateur) qui ont réussi à arrêter la compagnie minière chinoise Ecuagoldmining, après l'incendie du chantier, qui parle du récent triomphe paysan de toute la vallée du Tambo, face au projet d'extraction de de cuivre Tía María, dans le sud du Pérou ?

Nous voyons maintenant comment les peuples mayas du sud du Mexique, organisés au sein de l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), sont passés à l'offensive et ont brisé le siège militaire et informatif du gouvernement mexicain via la " Quatrième transformation ", créant sept nouveaux caracoles et quatre municipalités autonomes, qui s'ajoutent aux espaces de gouvernement autonome zapatiste dans cette région (voir  La troisième expansion des zapatistes).

Le gouvernement d'Andrés Manuel López Obrador (AMLO) a salué et accordé "son approbation" aux nouvelles municipalités autonomes zapatistes, nous ne savons pas ce que vont répondre les zapatistes, mais nous pouvons observer que pendant toutes ces années ils de en fait construit leur autonomie dans les territoires insurgés où ils se trouvent sans avoir besoin de l'approbation du moindre gouvernement.

Les Accords de San Andrés signés en 1996, qui reconnaissaient l'autonomie des peuples autochtones dans tout le Mexique, ont été niés et trahis par chaque gouvernement successif ; cela n'a pas empêché la croissance de l'autonomie en territoire zapatiste et dans des dizaines de municipalités autonomes d'autres peuples autochtones du pays.

Plutôt que d'approuver ou non, en paroles, ces processus d'autonomie, le gouvernement d'AMLO pourrait bien mettre en pratique les Accords de San Andrés et laisser s'épanouir l'autonomie autochtone au lieu de poursuivre et de renforcer l'encerclement policier et militaire des communautés en rébellion, comme l'ont dénoncé les communautés indigènes du Chiapas, tant zapatistes que non zapatistes.

Pour nous, ces événements sont un motif de grande joie et nous remplissent d'enthousiasme et d'espoir, car ils confirment la décision politique de construire en bas avec ceux d'en bas, de manière autonome, notre santé et notre éducation, nos espaces de vie et notre justice, basés sur nos propres pouvoirs que nous avons créés en dehors de l'État.

Ils ont réussi à briser le siège que des dizaines de milliers de soldats ont maintenu depuis le soulèvement du 1er janvier 1994, lorsque le gouvernement avait décidé de mobiliser la moitié de ses troupes pour encercler les communautés rebelles autonomes zapatistes. Comment les zapatistes ont-ils pu se multiplier, sortir du siège et construire plus de nouveaux mondes ?

Comme le font toujours celles et ceux d'en bas : "des compañeras de tous âges se sont mobilisées pour parler avec d'autres sœurs organisées ou pas", explique le sous-commandant insurgé Moisés dans son dernier communiqué. Ce sont les femmes et les jeunes qui sont allés parler avec leurs pairs d'autres communautés, pas pour les convaincre, parce que les opprimés se connaissent eux-mêmes, mais pour s'organiser ensemble, pour pratiquer ensemble l'autogouvernement.

Dans cette mobilisation de celles et ceux d'en bas, ils ont vu que les aumônes des gouvernements (ce que nous appelons ici avec une certaine pompe "politiques sociales" et qui n'est rien de plus que de la contre-insurrection) porte atteinte à la dignité en raison du mépris et du racisme qu'elles impliquent. De nouveaux mondes naissent de la contagion et de la nécessité, sans suivre les instructions des manuels de partis ou les recettes prédéterminées des anciens ou des nouveaux dirigeants.

Comment avons-nous perdu la "plus belle capacité du révolutionnaire", celle de sentir "au plus profond, toute injustice faite à quiconque, n'importe où dans le monde", comme disait le Che, pourquoi ne nous réjouissons-nous pas quand, n'importe où dans le monde, ceux d'en bas mettent leur dignité comme bouclier face au les puissants, édifiant d'autres mondes, comme les Kurdes du Nord de la Syrie ?

Nous, les militant·es, nous devons réformer nos sens et nos sentiments de vie, retrouver nos propres feux et reprendre la lutte au-delà des feux d'artifice électoraux, retrouver la confiance dans notre propre pouvoir et nous gouverner à distance de l'État, nous désaliéner et nous décoloniser pour marcher ensemble, pas en première ligne pour montrer la voie, mais côte à côte avec les rébellions qui continuent à (re)surgir d'en bas et par le bas dans toute notre Amérique.

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  nodal.am
Publication date of original article: 29/08/2019

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