09/10/2019 tlaxcala-int.org  7 min #162728

Variations boboesques : des meringues de Fred aux nattes de Greta, en passant par muscadins et zazous

 Rosa Llorens

Le bobo ne se crée pas plus qu'il ne meurt : il change seulement de nom. Entre les muscadins du Directoire, les zazous de l'Occupation, les bobos du néolibéralisme, devenus déjà des hipsters, il y a un fond invariant : le mépris du peuple, qu'on dénigre en le dépassant « par la gauche », grâce à un style de vie « rebelle de luxe ».

Le succès, dans des quartiers huppés, de la pâtisserie Aux Merveilleux de Fred (11 boutiques en

Europe et 1 à New-York), et de ses meringues enrobées de chocolat a de quoi étonner (n'est-ce pas le type de l'étouffe-chrétien?), de même que les reproductions, dans les boutiques, d'Incroyables et Merveilleuses : les Français ne se réclament-ils pas, toutes tendances confondues, de la Révolution Française ? Or, les muscadins sont apparus après le 9 Thermidor (l'exécution de Robespierre) comme une réaction contre la période révolutionnaire - leur accoutrement comportait même un gourdin, pour casser du jacobin (ils ont participé à la Terreur blanche).

Mais on se les rappelle davantage pour leurs vêtements (collets montant jusqu'au menton pour les hommes, robes à l'antique, vaporeuses et semi-transparentes, pour les femmes), ou leur coiffure (nattes retombant sur les épaules), ou leur prononciation maniérée (ils affectaient de ne pas savoir prononcer le r), ou leur façon de se saluer, d'une brusque inclinaison de la tête, comme si on leur coupait le cou (hommage aux victimes royalistes de la guillotine).

Mais c'est bien ces références (outre que, semble-t-il, Frédéric Vaucamps a retravaillé la meringue pour l'alléger) qui expliquent le succès : nous vivons une autre réaction, et les bobos se plaisent à provoquer le peuple.

Entre muscadins et bobos, une autre période dramatique a été fertile du point de vue de la mode : l'Occupation. La jeunesse dorée se distinguait du peuple en adoptant le look zazou : vêtements et coiffures exagérés, et, cette fois, un désintérêt pour la politique (c'est-à-dire une parfaite indifférence à l'égard de l'occupant nazi), associé à la passion du jazz et de tout ce qui était américain (pendant que le peuple communiste organisait la Résistance, sur le terrain, pas dans les bureaux, et que les Russes étaient massivement massacrés par les SS, avant de réussir à prendre l'offensive et de libérer l'Europe).

La Libération n'a pas marqué une réelle rupture : les jeunes bourgeois rebelles ont continué à faire la fête, non plus dans les salons bourgeois, mais dans les caves de Saint-Germain des Prés, en adulant un écrivain dandy et joueur de jazz, Boris Vian, tout aussi féru de distinction (au sens de Bourdieu : se distinguer du peuple) : c'est ainsi qu'il affirme dans un de ses romans, que seules sont des femmes celles qui ont des jambes interminables et les seins haut placés - les autres sont des vaches.

Le Tabou, rue Dauphine, où Boris Vian jouait du saxo. Photo de Robert Doisneau

Il s'est ensuite réincarné, dans les années 70-80, sous la forme de Serge Gainsbourg, dont une des premières chansons tournait en ridicule des employés de la RATP : lui avait mieux à faire de sa vie que de faire « des petits trous, des petits trous », comme le Poinçonneur des Lilas ; on se souvient aussi du billet de 500 F brûlé devant les caméras pour protester contre son taux d'imposition (on sait moins qu'il a composé un hymne pour soutenir l'ardeur guerrière de Tsahal lors de la Guerre des Six Jours - source : Wikipédia, pour qui c'est plutôt méritoire).

Ainsi donc, le fil ne s'est pas rompu entre la fin XVIIIe et la fin XXe siècle, les bobos reproduisent le même système de distinction, un style « rebelle » qui vise à faire oublier les inégalités matérielles en dénigrant le peuple pour son traditionalisme et ses goûts de beauf. Wikipédia analyse le phénomène bobo dans un article très riche : il s'agit d'un « sociostyle, c'est-à-dire une tentative de caractériser un groupe social selon les valeurs que ses membres partagent, plutôt que selon leurs caractéristiques socio-économiques ou démographiques » : on retrouve le fond de l'idéologie et de la propagande néolibérales, le sociétal pour étouffer le social.

De fait, les « bourgeois-bohèmes » sont beaucoup plus nocifs que les bourgeois classiques, dans la mesure où ils se présentent comme « de gauche », ce qui vise à annuler la gauche populaire, sociale (la seule gauche), et où, au lieu de se cantonner aux quartiers riches, comme le XVIe, ils chassent sur les terres des ouvriers, l'Est parisien, dont ils finissent par les expulser.

Selon Michel et Monique Pinçon-Charlot (cités par Wikipédia), ils s'approprient non seulement des immeubles, mais « également l'espace public, la rue, les trottoirs, les cafés et les commerces des quartiers où ils habitent », se gargarisant d'une convivialité dont ils ont privé l'ancienne population, qui n'en retrouvera pas l'équivalent dans les zones périphériques.

Berlin-Est en est la meilleure illustration : après en avoir chassé les ressortissants de l'ex-État des Ouvriers et des Paysans, les bobos en ont fait un véritable Disneyland où on ne voit que vélos avec sièges pour enfants, bars à vins, restaus « conviviaux », librairies spécialisées dans le développement personnel et l'écologie.

La Mainzer Strasse à Berlin-Friedrichshain, en 1990...

et, après le "nettoyage", en 2006

Le film de Ruben Östlund, The Square, fournit aussi une excellente illustration du type bobo et de son idéologie : nous sommes dans le milieu intello-artiste de Stockholm, celui où a grandi Greta, où on proclame son attachement inconditionnel aux droits de l'homme et à l'écologie, ce que le héros, un directeur de musée, prouve en roulant en Tesla (voiture électrique accessible seulement aux hauts revenus) et en organisant une exposition dont la pièce maîtresse est un carré délimité dans le sol, où tout infortuné peut venir se réfugier pour demander de l'aide.

Il suffira, pour faire voler en éclats ses principes humanitaires, qu 'on lui vole son portefeuille et son portable : il ne pensera plus qu'à récupérer son bien, quoi qu'il en coûte aux autres, et se débarrassera en le brutalisant d'un petit garçon turc, qu'il avait, au cours de son « enquête », traité de voleur, et qui venait demander son aide pour « retrouver son honneur ».

Pour le hipster actuel, encore plus que pour le bobo, l'écologie est une arme de lutte de classe : les pratiques alimentaires (bio, régime sans gluten, végan) sont la forme d'apartheid social la plus courante : elles lui permettent de se distinguer, tout en méprisant le prolo qui mange mal (gras, salé sucré, carné), comme si c'était une question de (mauvais) goût, et non un choix économique forcé.

Mais si le bobo se réclame de l'écologie quand il s'agit de manger plus sain, et donc d'améliorer sa qualité de vie, il ne va pas jusqu'à sacrifier sa voiture (sauf pour de courts trajets urbains), ni son smartphone dernier cri gourmand en terres rares, ni ses voyages lointains pour se ressourcer au milieu d'une nature préservée (mais combien de dégradations et de déchets entraîne l'organisation de tels séjours nature de luxe?).

Bref, le bobo de toutes époques se définit par ses privilèges, son mépris et sa bonne conscience, et on peut craindre que, dans le contexte actuel, où même la bourgeoisie est de plus en plus menacée par le « 1 % », la défense de sa qualité de vie le pousse à devenir féroce : Greta, la poupée qui pleure quand on appuie sur le bouton, en attendant qu'elle morde ?

La Bellevilloise, coopérative ouvrière fondée en 1877 à Paris-Belleville, ici en 1905. Vendue en 2000...

et devenue un haut lieu de la culture bobo

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Publication date of original article: 09/10/2019

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