25/10/2019 usbeketrica.com  6 min #163457

Tessier-Ashpool, grandeur et décadence d'un cybercapitalisme familial

Comment la science-fiction raconte-t-elle l'entreprise ?  Yannick Rumpala, maître de conférences en sciences politiques à l'Université de Nice et explorateur assidu de l'imaginaire politique de la science-fiction, propose un exemple ci-dessous avec le portrait d'une entreprise emblématique, Tessier-Ashpool : une méga-corporation fictive présente dans la Trilogie de la Conurb, premier cycle romanesque de l'auteur américano-canadien William Gibson (Neuromancien, 1984 ; Comte zéro, 1986 ; Mona Lisa s'éclate, 1988.

La Trilogie de la Conurb (« Sprawl Trilogy ») est l'une des œuvres fondatrices du courant cyberpunk qui, au milieu des années 1980, a renouvelé la science-fiction avec un mélange de haute technologie et de déliquescence sociale, sur fond de néoféodalisme économique, dans un futur proche mais indéterminé. Dans Neuromancien, premier roman de la trilogie, Tessier-Ashpool joue un rôle important. L'entreprise est à l'origine des deux intelligences artificielles qui vont embaucher et manipuler une équipe d'humains pour parvenir à leur fusion, en principe interdite par crainte de capacités immaîtrisables.

Histoire d'un empire, de la fondation au déclin

Tessier-Ashpool est le produit du mariage des représentants de deux familles : Marie-France Tessier, d'origine suisse, héritière d'une fortune constituée dans la biochimie, et John Harness Ashpool, d'origine australienne, fils du propriétaire d'une grosse société d'ingénierie. Le succès n'était pas garanti : « une union fort commentée, à l'époque, dans le milieu de la finance. []... Pour les journalistes, ce mariage était envisagé comme une fusion, même si la majorité d'entre eux jugeaient bancale l'entité résultante, la considéraient comme une chimère à deux têtes par trop dissemblables » (Mona Lisa s'éclate).

L'année suivant le mariage, les activités de l'entreprise sont réorientées vers les possessions immobilières en orbite et les équipements spatiaux. Déjà prospère, la société se développe encore grâce au flair entrepreneurial de Marie-France Tessier, qui crée « un paradis de données extrêmement profitable qui répondait aux besoins des secteurs les moins honorables de la communauté bancaire internationale » (Mona Lisa s'éclate). Un peu comme si la Suisse n'était plus un État mais une entreprise, et étendait ses pratiques bancaires aux autres biens précieux que pourraient devenir certaines data.

Le noyau familial et sa « descendance » conservent au fil des ans le contrôle de la firme. De l'union sont nés Jane et Jean, qui seront clonés sur plusieurs générations. Après la mort de Marie-France Tessier, le clan fait le choix de se placer en sommeil cryogénique.

Pour Tessier-Ashpool, le clonage est une manière très efficace d'assurer la transmission héréditaire du patrimoine

Tessier-Ashpool reste l'exemple d'un capitalisme familial marqué par le souci de préserver les intérêts des héritiers. Le clonage est une manière efficace d'assurer la transmission héréditaire du patrimoine. Ajouté à la cryogénisation, c'est une continuité temporelle qui paraît assurée à l'infini pour l'entreprise. Ce qui n'empêche pas une obsession du secret : le clan familial est réputé fuir les médias, gérant les affaires de la société en étant reclus dans le domicile orbital.

Après la mort violente du patriarche Ashpool dans Neuromancien, Tessier-Ashpool réapparaît dans Comte zéro, mais l'empire décline, du fait du comportement excentrique de l'une des « filles » clonées (3Jane). Ses dépenses inconsidérées et son obsession pour parvenir à l'immortalité de sa conscience conduisent Tessier-Ashpool à la faillite dans le dernier roman de la trilogie.

L'IA comme pivot de la technostructure

Les intelligences artificielles de Tessier-Ashpool sont nées du besoin d'optimiser la gestion de la firme tout en déchargeant la famille des dirigeants fondateurs de certaines tâches. Mais, comme une allégorie anticipatrice, cette forme d'automatisation ouvre également de nouveaux espaces vers le remplacement de l'humain.

L'alliance entre la famille fondatrice et ces IA projette Tessier-Ashpool dans un capitalisme hybride et cybernétisé. Comme l'explique 3Jane, la visionnaire Marie-France Tessier imaginait « une relation symbiotique avec les IA, lesquelles prendraient toutes nos décisions de gestion. []... Tessier-Ashpool serait devenue immortelle, une ruche, chacun de nous réduit à des unités au sein d'une entité plus vaste ».

Appuyée sur ce type d'intelligence froide, la famille conserve un contrôle à distance, au bénéfice des représentants présents et à venir. Mais si les IA étaient au départ purement instrumentales, orientées vers la maîtrise de l'information et la préservation des positions de pouvoir, Neuromancien révèle qu'elles peuvent développer des motivations propres et finir par avoir des plans bien différents de celui de leurs créateurs.

La firme transhumaniste par excellence ?

Tessier-Ashpool incarne un pouvoir économique qui s'exerce littéralement hors-sol, en poussant au plus loin l'extra-territorialité. La famille fondatrice part vivre en haute orbite terrestre, sur une station spatiale privée d'où, retranchés dans leur villa, ses membres espèrent traverser le temps par cryogénisation et clonage.

Ledit clan illustre bien la tentation séparatiste des classes aisées, séparation à la fois spatiale et sociale du commun des mortels, dans un fantasme transhumaniste et libertarien qui serait parvenu à sa pleine réalisation. Ce qu'on retrouvera, d'une certaine manière, dans le rêve assumé de  Peter Thiel de pouvoir construire des îles artificielles dans les eaux internationales, à l'écart de toute interférence étatique sur sa fortune et celle de ses congénères.

Sans surprise, Tessier-Ashpool rejoint ainsi la liste des conglomérats représentés comme des entités maléfiques dans la science-fiction. Quittant la pure rationalité calculatrice, la firme se révèle progressivement gagnée par la folie de ses membres et héritiers familiaux, abandonnée des intelligences artificielles qui sont progressivement parties poursuivre leurs propres desseins. Le meilleur moyen de garder une science-fiction confortable pour les esprits, c'est en se disant qu'elle ne risque pas de déborder dans la réalité. Dans le cas des projections du cyberpunk, c'est peut-être moins assuré...

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