04/11/2019 usbeketrica.com  14 min #163891

Brexit : L'Union européenne survivra-t-elle au départ du Royaume-Uni ?

Amputée de l'Union Jack, l'Union européenne se verra privée de 16 % de son PIB et d'un important contributeur. Aura-t-elle perdu de son sens voire de sa raison d'être ? L'avenir de l'Union dépendra aussi de la relation à terme établie avec son ancien État-membre. À moins que le Royaume ne paie de sa propre désunion le prix de ce départ.

« Nous pensions choisir le grand large. Finalement, nous choisissons l'Europe. » Et si pour mieux s'inscrire dans les pas de Churchill dont il a signé une  biographie (Winston, Comment un seul homme a fait l'histoire, éd. Hachette 2015), Boris Johnson prenait un jour l'exact contre-pied de l'une des saillies de l'homme au cigare face à De Gaulle en 1944 : « Si la Grande-Bretagne devait choisir entre l'Europe et le grand large, elle choisirait toujours le grand large. » Après tout, le même n'a-t-il pas été le premier à invoquer les Etats-Unis d'Europe au nom de la paix continentale deux ans plus tard ? Et n'est-ce pas encore lui qui déclarait en 1950 : « L'absence de la Grande-Bretagne déséquilibre la balance de l'Europe. » La balance rebasculerait donc.

La perspective du Brexit, trois fois reportée, aurait fondu à force d'user les patiences. « BoJo », l'homme du no deal d'hier, aurait refait l'histoire par un rétropédalage à 180 degrés. L'uchronie vient ici en écho d'un référendum qui, fait dire Jonathan Coe dans son Cœur de l'Angleterre (éd. Gallimard, 2019) à un membre du cabinet de l'ancien Premier ministre David Cameron,  n'aurait en fait jamais dû avoir lieu. La réalité a rattrapé la fiction et le Brexit met aujourd'hui clairement en balance la question de l'avenir de l'UE.

Manifestants opposés au Brexit, devant le palais de Westminster, à Londres, en décembre 2018. [(https://www.flickr.com/photos/69057297@N04/45554136424] ChiralJon / CC BY 2.0)

D'aucuns rassureront sur ce point comme hier sur l'issue du vote du 23 juin 2016 : le ver était dans le fruit. « L'ambivalence britannique vis-à-vis de l'Union européenne a toujours existé », relève Pascale Joannin, directrice générale de la Fondation Robert-Schuman, rappelant la conscience qu'en avait ce dernier à la naissance de la Communauté. « Quand la Grande-Bretagne a fait le choix de l'intégration, en 1973, la future Union avait déjà vingt ans d'existence et il a fallu passer sous les fourches caudines de l'acquis communautaire. » En réplique, le rabais (ou « chèque ») thatchérien à la contribution au pot commun, la non-participation du Royaume-Uni à la zone euro et son refus de s'insérer à l'Espace Schengen n'ont empêché l'Europe ni de tenir ni de susciter des adhésions. L'Albanie et la Macédoine du Nord piaffent aujourd'hui de la rejoindre. Quant au tant redouté « effet domino » du Brexit, il n'a pas eu lieu. « Même les partis les plus souverainistes, en France et en Italie notamment, ne veulent plus courir le risque », pointe Pascale Joannin. « Le pari britannique s'est révélé peu juteux et peu positif. » Le  navrant feuilleton de sortie, ajouté au spectre d'un no deal, aurait dissuadé les plus retors.

Le coût du divorce

Le départ du Royaume-Uni représente malgré tout pour l'UE un coût élevé, que souligne Pauline Schnapper, professeure de civilisation britannique contemporaine à l'Université Paris III Sorbonne Nouvelle et co-autrice de  Où va le Royaume-Uni ? Le Brexit et après (éd. Odile Jacob, 2019). Deuxième économie de l'UE, juste après l'Allemagne, le pays concentrait 16% de son PIB au moment de la quitter. Il se situait en 2017 au troisième rang de ses plus généreux contributeurs - derrière l'Allemagne et la France - à hauteur de 11 milliards d'euros. Le coût est également stratégique. L'UE perd avec le Royaume-Uni l'une de ses deux puissances nucléaires militaires ainsi qu'un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l'ONU. « Oui, l'Union se trouve affaiblie », estime Pauline Schnapper. « Et on oublie ce que le Royaume-Uni lui a apporté en y envoyant, jusqu'à David Cameron, ses meilleurs diplomates et en jouant le jeu institutionnel parfois bien plus que l'Allemagne et la France citées en exemples. » Un constat que partage la juriste Emmanuelle Saulnier-Cassia, professeure de droit public à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et co-initiatrice en 2017 d'un  Observatoire du Brexit. « Les Britanniques ont été victimes de leur franchise, en défendant leurs intérêts avec moins de double discours. »

Le choc du Brexit devrait-il d'abord à la froideur d'une machinerie européenne incapable de ménager les susceptibilités nationales et vouée à la sclérose ? « L'attention portée à l'UE par la population et les médias britanniques - surtout anglais - n'a jamais été aussi soutenue que celle des autres pays », atténue Jack Simson Caird, chercheur au  Bingham Centre for the Rule of Law. La question nord-irlandaise,  nœud gordien du divorce, l'aura démontré par l'absurde. « Les Anglais ne l'ont pas vu venir au moment du référendum », se souvient Pauline Schnapper. « Le grand paradoxe est que le sujet préoccupe davantage l'UE que le Royaume-Uni, d'autant que l'Union a été garante des  Accords du Vendredi-Saint [scellant la fin de la guerre civile en Ulster en 1998 - ndlr]. » Et désormais ? Trois questions connexes déclinent le futur. L'Union saura-t-elle tirer du Brexit le moment d'un affermissement politique ? L'affirmative lui faciliterait la négociation d'un accord avec son ancien État-membre, mais sous quelle forme ? Or, quel Royaume-« Uni », éprouvé par les séquelles de la séquence Brexit, lui tiendra lieu de partenaire ?

De l'huile dans les rouages européens ?

La réponse à la première question dépendra déjà de la volonté politique des États-membres et de l'assise de  la nouvelle Commission européenne. La reconfiguration des  perspectives budgétaires européennes pour la période 2021-2027 aura valeur de test. Pascale Joannin espère le renforcement de certaines politiques communes. Le chantier est vaste, englobant des domaines aussi divers que l'agriculture, l'industrie, la recherche ou encore les nouvelles technologies et l'intelligence artificielle. « La sortie du Royaume-Uni pourrait aussi susciter de l'unité sur des sujets clés comme le poids économique de l'euro, les mécanismes de solidarité en cas de défaillance d'un État-membre, le Parquet européen qui doit voir le jour en 2020 et le Fonds européen de défense », anticipe la directrice de la Fondation Robert-Schuman, tout en admettant que « ces efforts appelleront une politique des "petits pas" ». Plus circonspecte, Emmanuelle Saulnier-Cassia redoute un « risque d'oubli du Brexit, la reprise du train-train institutionnel de l'UE voire des tentations de repli national pour rassurer certaines opinions publiques ». Deux indicateurs tendraient à démontrer que l'UE n'est pas si perdante.

Le brexit inspire l'art de rue londonien. (domaine public)

Le premier tient à l'attractivité de l'Union pour les entreprises, et notamment les start-up, attestée au lendemain du vote du 23 juin 2016. Depuis le référendum, une centaine de compagnies britanniques (ou sises au Royaume-Uni) ont délocalisé leur siège aux  Pays-Bas, dotés d'une fiscalité avantageuse, et plus de 300 devraient leur emboîter le pas, d'après l'Agence néerlandaise des investissements étrangers (NFIA). Le second aspect relève d'une « initiative européenne d'intervention » ( IEI), proposée par la France et approuvée par neuf pays dont le Royaume-Uni le 25 juin 2018, qui doterait le continent d'un socle stratégique commun. Loin d'une sortie totale de l'Europe, Albion n'en a pas non plus fini avec l'Union tout juste quittée et « c'est bien ce que Boris Johnson ne peut pas dire à son opinion publique », grince Pauline Schnapper. Encore faut-il ajuster les nouveaux rapports de voisinage. Trois modèles d'accord se profilent.

Les fenêtres de la quasi-adhésion

Une solution basique consisterait en un accord de libre-échange calqué sur  le CETA entre l'Union européenne et le Canada. « Mais il porterait sur les marchandises et pas sur les services, qui représentent aujourd'hui 80 % de nos économies », note Pauline Schnapper. « C'est toute la différence avec les modèles suisse et norvégien qui sont des quasi adhésions à l'UE. » La  formule norvégienne, applicable à l'Islande et au Liechtenstein, s'inscrit dans le cadre l'Accord sur l'Espace économique européen (EEE) associant ces trois pays membres de l'Association européenne de libre-échange (AELE) à l'Europe des 27. Imposant des conditions égales de concurrence dans l'espace concerné, l'accord y garantit la libre-circulation des marchandises, des capitaux, des services mais aussi des personnes. Plus restrictive en matière de services (surtout bancaires) et aujourd'hui attaquée s'agissant des personnes, l' option helvétique prendrait la forme d'accords bilatéraux tels que conclus entre l'UE et la Suisse, seul membre de l'AELE à ne pas avoir ratifié l'adhésion à l'EEE.

Manifestation écossaise hostile au Brexit, en août 2019. (https://flickr.com/photos/hagdorned/48636934833/in/photostream Magnus Hagdorn / CC BY-SA 2.0)

Ces solutions ne cadrent guère avec les visées des brexiters. Un Royaume-Uni sorti de l'UE irait-il, contre toute logique, solliciter une adhésion à l'AELE pour passer sous la juridiction de son Autorité de surveillance ? « Du point de vue britannique, la participation au budget européen et la reconnaissance de juridictions supranationales constituent des lignes rouges, même si Boris Johnson a lâché du lest sur la circulation des personnes », avertit Emmanuelle Saulnier-Cassia. Une absence d'accord ferait craindre à l'UE un Royaume-Uni reconverti en « casino flottant », un Singapour atlantique susceptible de lui ravir nombre de capitaux extérieurs grâce à la carotte fiscale. « L'intérêt d'un futur accord est énorme pour l'UE. Ne faudrait-il pas envisager un statut particulier pour ses anciens États-membres ? », s'interroge la juriste. Avec humour, son collègue britannique Jack Simson Caird renverse la question. « Vouloir in fine rester si proche de l'Union fait se demander pourquoi on a voulu la quitter. » Le chercheur du Bingham Centre se plaît à rêver d'un « retour possible au bout de deux générations ». Or, avant de se réconcilier avec l'UE, le Royaume-Uni devra sans doute restaurer sa propre unité.

Profondes, les divisions générées par le Brexit ont « ravivé de graves problèmes constitutionnels et territoriaux qui se posaient peu jusqu'à lui ». Plaidant pour un consensus citoyen à l'appui d'une nouvelle constitution, Jack Simson-Caird sait que « cette perspective intéresse peu le brexiter du nord de l'Angleterre ». Plus au nord, justement, le Brexit a nourri le sentiment nationaliste d'une  Écosse qui s'y est opposé à plus de 60 % en juin 2016 et pourrait rééditer, avec succès, l'expérience d'un référendum d'indépendance. « La fracture démographique et générationnelle reste la plus marquée », rappelle Pauline Schnapper. Elle pourrait être l'un des facteurs d'une réunification irlandaise, dopée depuis l'Ulster par le refus du divorce avec l'UE et une  population catholique majoritaire dans dix ans. « Le Royaume-Uni sera-t-il encore le même ? », ose Pascale Joannin. D'autres amarres se largueraient au grand large.

Image à la une : Photo d'une œuvre murale de Banksy ( Dunk / CC BY 2.0)

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