10/11/2019 usbeketrica.com  27 min #164155

Faut-il changer de monnaie pour sauver le monde ?

Pour certains économistes, la monnaie est « neutre » et sa quantité n'influence pas l'économie. Pour d'autres, elle joue un rôle primordial, exacerbe les inégalités et détruit la planète. Mais pour l'essentiel des citoyens, la monnaie est juste incompréhensible. En complément de  chroniques réalisées en partenariat avec France Inter, dans la mensuelle de l'émission  Foule continentale, nous avons exploré les mécanismes méconnus et fascinants de notre monnaie. On vous explique tout et on revient sur quelques-unes des alternatives à la monnaie, jugées par leurs promoteurs indispensables pour envisager un futur soutenable.

« Il n'est guère, pour l'écologie politique, de sujet plus essentiel mais aussi plus négligé que la monnaie. » La remarque est signée de l'économiste Christian Arnsperger, professeur à l'université de Lausanne, dans l'ouvrage collectif Gouverner la décroissance, Politiques de l'Anthropocène III (Presses de SciencesPo, 2017). Avant même de parler de son impact écologique, on peut généraliser le constat : la monnaie semble largement négligée, ou du moins incomprise, par l'essentiel des citoyens.

Pour bien appréhender les enjeux majeurs liés à la monnaie, commençons donc par la définir. Une façon de comprendre son rôle peut consister à imaginer ce qui se passerait si la monnaie disparaissait et devait être remplacée par le troc. « Pour acquérir quelque chose, il faudrait donner autre chose en échange. Par exemple, un mécanicien, pour se procurer des aliments, devrait trouver un agriculteur dont la voiture serait en panne. Et si l'agriculteur n'avait rien à faire réparer ? Et s'il ne pouvait offrir au mécanicien que des œufs en quantités dont il ne saurait que faire ? S'il faut trouver un interlocuteur particulier avec qui faire du troc, il devient très difficile de se spécialiser. On risque de mourir de faim avant de le trouver », écrivent ainsi les  économistes du Fond monétaire international Irena Asmundson et Ceyda Oner.

Scène de troc entre un peuple nordique et des Russes. Illustration imprimée par Olaus Magnus en 1555. /users/(https://commons.wikimedia.org/wiki/File Domaine public)

La monnaie vient régler ce problème en servant de moyen d'échange. En étant reconnue et acceptée par l'ensemble de la communauté, disponible en quantité finie et non périssable, elle facilite les échanges et la spécialisation des tâches qui permet à une économie moderne d'émerger. Historiquement, ce rôle a pu être dévolu à des coquillages, des grains d'orge, des métaux précieux, puis à des billets de banque. La valeur de cette monnaie est donc arbitraire, c'est une convention, qui ne vaut que parce que tout le monde décide d'y croire. « La monnaie n'est pas une réalité matérielle, mais une construction psychologique. ... la monnaie est le système de confiance mutuelle le plus universel et le plus efficace qui ait jamais été imaginé »,  écrit sur son site l'historien Yuval Noah Harari.

Traditionnellement, on attribue trois rôles à la monnaie : celui de moyen d'échange que l'on vient de définir, celui d'unité de compte (c'est-à-dire de base commune pour définir les prix), et celui de réserve de valeur (c'est-à-dire d'outil pour mettre de côté du pouvoir d'achat pour s'en servir plus tard). Aujourd'hui, la monnaie remplit ces trois rôles en prenant deux formes distinctes : celle d'abord de nos pièces et billets, ce que l'on appelle la monnaie fiduciaire. Le terme vient du latin fiducia qui signifie « confiance », soulignant comme le fait Harari le statut de pure croyance collective que revêt la monnaie. L'autre type de monnaie existante, c'est celle qui est inscrite sur nos comptes en banque. De simples jeux d'écritures, que l'on appelle donc monnaie scripturale.

La dette crée la monnaie

Or, de façon contre-intuitive, les pièces et billets de banque ne représentent qu'à peine un dixième de la monnaie en circulation. Plus de 90 % de la monnaie existante - soit un peu moins de 10 000 milliards d'euros en 2017 en ce qui concerne l'Europe, selon la BCE - est purement virtuelle, constituée de 1 et de 0 dans les serveurs des banques. Encore plus contre-intuitif : loin de l'image d'Épinal du monarque frappant monnaie ou des banques centrales faisant tourner la planche à billets, l'essentiel de cette monnaie scripturale est créé aujourd'hui par les banques commerciales. Et cet argent est fabriqué à partir de rien, par un simple jeu d'écriture.

Plus précisément, c'est en créant de la dette que les banques créent l'essentiel de notre monnaie. Par exemple, si un particulier veut emprunter à sa banque 100 000 euros pour acheter une maison, la banque n'a pas besoin de disposer de ces 100 000 euros au préalable dans ses coffres : elle crée ces 100 000 euros en les inscrivant tout simplement sur le compte de son client. Elle inscrit dans le même temps ces 100 000 euros au passif de la banque sous forme d'une dette que l'emprunteur devra lui rembourser. Dans Gouverner la décroissance, Christian Arnsperger décrit cette forme de création monétaire comme un pari sur l'avenir : la banque crée ex nihilo 100 000 euros comme une dette sur l'avenir, parce qu'elle parie que son client produira suffisamment de richesse dans le futur pour lui rembourser. Elle décide donc de lui « faire crédit », du latin credere qui, encore une fois, signifie « croire ».

« Est-ce que ça ne change pas fondamentalement notre vision de l'utilité sociale de la dette ? »

Ce pouvoir de création ex nihilo, à faire pâlir d'envie les alchimistes, n'est toutefois pas illimité. D'abord, la monnaie créée par le crédit est automatiquement détruite au fur et à mesure du remboursement de l'emprunt. Ensuite, les banques ne peuvent pas générer des crédits à l'infini. Ce pouvoir est régulé par différents outils : d'abord, les banques ne peuvent faire crédit que dans une limite proportionnelle à leurs fonds propres. Ce ratio de fonds propres réglementaire est fixé par les accords de Bâle III à 8 %. Autrement dit, la banque doit avoir 8 euros en fonds propres pour pouvoir en prêter / créer 100.

Ensuite, les banques sont contraintes de conserver une partie de leurs fonds sur le compte qu'elles possèdent elles-mêmes auprès de la banque centrale, aussi surnommée la « banque des banques ». Enfin, la quantité de crédit créée dépend évidemment du nombre d'acteurs disposés à emprunter. Ce qui dépend de la conjoncture économique et notamment des taux d'intérêts, que la Banque centrale peut influencer en variant son taux directeur.

Un monopole contesté

Mais même ainsi régulé, le processus actuel de création monétaire est source d'interrogations. Prendre conscience que l'essentiel de l'argent en circulation ne peut exister que par la dette pourrait par exemple changer notre perception politique et morale de l'endettement, et notamment la charge de culpabilité qui pèse habituellement dans le débat public sur les acteurs les plus endettés. « En gros, l'argent c'est de la dette. S'il n'y a plus de dette, il n'y a plus d'argent. Et si on veut qu'il y ait plus d'argent dans l'économie, il faut nécessairement qu'il y ait des agents qui soient plus endettés. Est-ce que ça ne change pas fondamentalement notre vision de l'utilité sociale de la dette ? », questionne ainsi l'économiste Arianne Tichit dans une conférence TEDx Clermont .

Surtout, le monopole accordé aux banques privées de créer cet argent sous forme de dette, qui leur confère un pouvoir important sur leurs débiteurs, est fortement critiqué par une partie des économistes. C'est notamment le cas dans les débats à propos de la dette publique. Si l'État disposait toujours du monopole régalien de la création monétaire, il n'aurait pas à s'endetter sur les marchés privés pour se financer, se libérerait ainsi du paiement d'intérêts de la dette et celle-ci pèserait largement moins lourd sur les épaules des citoyens. C'est ce que soutenait dès 1935 l'économiste américain Irving Fischer, en proposant sa théorie «  100 % monnaie » qui consiste à rendre à l'État - via la banque centrale - son monopole monétaire. En 2012, l'économiste Gaël Giraud, directeur de recherche au CNRS,  écrivait de même : « N'était le coût du service de la dette que le Trésor français supporte depuis la loi de 1973 interdisant les avances de la Banque de France au Trésor, la dette publique française serait inférieure à 30 % du PIB », contre près de 100 % aujourd'hui.

« La création monétaire ex nihilo par le système bancaire est identique à la création de monnaie par des faux-monnayeurs »

En France, l'économiste Maurice Allais, prix Nobel d'économie en 1988, fut également un partisan acharné de ce retour à la création monétaire par l'État. Dans un extrait souvent cité de son ouvrage La Crise mondiale d'aujourd'hui. Pour de profondes réformes des institutions financières et monétaires (éd. Clément Juglar, 1999), il assimile carrément les banques privées à des faux-monnayeurs : « Dans son essence, la création monétaire ex nihilo actuelle par le système bancaire est identique, je n'hésite pas à le dire pour bien faire comprendre ce qui est réellement en cause, à la création de monnaie par des faux-monnayeurs, si justement condamnée par la loi. Concrètement elle aboutit aux mêmes résultats. La seule différence est que ceux qui en profitent sont différents ».

Le débat n'est pas que théorique : en juin 2018, les Suisses étaient appelés à se prononcer par votation citoyenne sur une proposition de « monnaie pleine », équivalente à l'idée « 100 % monnaie », c'est-à-dire qui donnerait à la Banque nationale suisse le monopole de la création monétaire. L'initiative a été  largement rejetée par les Suisses, jugée trop complexe, parfois  mal pensée et avec la crainte que la confédération helvétique ne joue aux apprentis sorciers avec une mesure que personne n'a encore jamais expérimentée.

La monnaie crée la croissance ?

Mais le quasi-monopole des banques privées sur la création monétaire pose aujourd'hui un autre problème structurel majeur. Car en créant la monnaie, les banques génèrent un type de dette particulier : une dette qui doit être remboursée avec des intérêts. « Le montant de ce qui est remboursé (prêt plus intérêts) est souvent plus du double de ce qui a été prêté », souligne Jean-Michel Cornu dans De l'innovation monétaire aux monnaies de l'innovation (éditions FYP, 2010). Or, puisque la monnaie n'est créée que par de la dette, si une banque crée 100 euros sous forme d'un crédit à un particulier et exige avec intérêt un remboursement total qui s'élèvera à 200 euros, les 100 euros supplémentaires devront pour être remboursés être générés... par la création d'une nouvelle dette, elle-même porteuse d'intérêts supplémentaires, engendrant une inflation monétaire sans fin.

Ceci pose la question du lien entre création monétaire et croissance économique. Lorsque l'économie croît, il est nécessaire de produire plus de monnaie puisqu'il y a plus de biens et services à échanger. Mais le cercle infernal décrit ci-dessus sous-entend que la mécanique pourrait être inversée : la monnaie définie comme une dette avec taux d'intérêt rend indispensable la croissance économique pour rembourser une dette qui grossit inéluctablement. Dit autrement : la monnaie est aujourd'hui un pari sur la production de richesses futures, et son remboursement avec intérêts signifie que la création de plus de monnaie est donc un pari sur toujours plus de production de richesses.

« Être toujours plus productifs pour payer toujours plus d'intérêts... Quitte à en détruire notre propre niche écologique »

Or, la crise écologique mondiale qui s'aggrave de jour en jour pourrait nécessiter de  remettre en cause cette logique de croissance infinie dans un monde fini. Ou du moins devrait-on pouvoir s'autoriser à se poser la question, ce que le système de création monétaire pourrait rendre compliqué, souligne donc l'économiste Christian Arnsperger : « La privatisation de la création monétaire, donc de la marchandisation de la monnaie devenue un bien produit et exploité de façon privée a joué un rôle essentiel dans la "grande accélération" qui a fait de l'Occident industriel moderne non seulement une force géologique, mais une force de destruction écologique accélérée ». Et Jean-Michel Cornu de conclure : « Le mécanisme de prêt à intérêt nous oblige globalement à nous endetter toujours plus et donc à devoir être toujours plus productifs pour payer toujours plus d'intérêts... Quitte à en détruire notre propre niche écologique ».

Nos destructions écologiques sont-elles un effet secondaire de notre système monétaire ? (Déforestation en Amazonie.  flickr.com Source : Greenpeace, 2018. CC BY-NC-SA 2.0)

Enfin, le système de création monétaire actuel est aussi critiqué pour sa propension supposée à favoriser la spéculation, elle-même source de crises financières. « L'objectif d'une suppression de cette création monétaire bancaire est de réduire l'hyperdéveloppement d'une sphère financière qui finance de moins en moins l'économie dite "réelle" », soulignait ainsi dans une  tribune au Monde en 2018 Jean-Michel Servet, professeur honoraire à l'Institut de hautes études internationales et du développement de Genève.

Le monopole laissé aux banques commerciales sur la création monétaire et la circulation de cet argent a abouti à ce déséquilibre effarant : jusqu'à 98 % de l'argent existant ne sert pas l'économie réelle, selon Ariane Tichit. Seuls 2 % de la monnaie servirait à la consommation, à l'investissement ou à la production. « Tout le reste sert à l'accumulation de richesses, à travers notamment la spéculation, l'achat d'actions qui prennent de la valeur. C'est une sorte d'augmentation complètement artificielle et qui nous échappe », dénonce l'économiste dans sa vidéo TEDx.

Des monnaies plus éthiques

Les griefs adressés à la monnaie sont donc nombreux chez une partie des économistes. Ils s'accompagnent d'une revendication prioritaire, préalable à toute réforme : démystifier la monnaie, se la réapproprier et en faire à nouveau un bien public, voire un bien commun, au service de la société. C'est ce que préconisent  les économistes atterrés dans un ouvrage, La monnaie, un enjeu politique (Éditions du Seuil, 2018), dans lequel ils appellent à « dévoiler les mystères dont est entourée la monnaie parce que la branche dominante de la discipline de l'économie a fait en sorte que citoyens et gouvernants croient en la neutralité de cet objet ».

Une fois démystifiée, reste donc à lui trouver des alternatives. Il en existe en réalité une multitude. Nous avons déjà évoqué l'idée de « monnaie pleine », qui a ses  détracteurs et dont les enjeux sont expliqués en détail sur la chaîne Youtube spécialisée Heu?reka. Une autre alternative, et sans doute la plus connue, est celle des  monnaies locales complémentaires et citoyennes.

« La monnaie comme lien social, une caractéristique essentielle qui s'est distendue »

Les monnaies locales apparaissent généralement en période de crise. Plusieurs ont ainsi vu le jour dans les années 1930, pour faire face au manque de liquidité après la crise de 1929. En France, c'est après la crise de 2008 que les monnaies locales se sont multipliées. On en dénombre aujourd'hui plus d'une cinquantaine aux noms plus ou moins fleuris : abeilles, pêches, bouzouks, euskos, sol-violettes... Ces monnaies ne sont pas souveraines : elles restent adossées à l'euro, c'est-à-dire qu'une «  roue » vaut un euro ou qu'une «  abeille » vaut un euro, pour prendre l'exemple de monnaies locales en Provence et à Villeneuve-sur-Lot. Le taux de change est fixe, il n'y a pas de cours de l'abeille, on ne peut donc pas spéculer dessus. Et ce n'est pas vraiment une monnaie puisqu'il n'y a pas de création monétaire, on substitue juste temporairement un euro par une abeille.

L'argument principal de ces monnaies est éthique : elles s'inscrivent dans « un mouvement de réhabilitation, à l'échelle locale, de la monnaie comme lien social, une caractéristique essentielle de la monnaie qui s'est distendue avec la montée de l'individualisme, la financiarisation et la mondialisation de l'économie, la multiplication des déboires et scandales financiers, la perte de sens reprochée aux actions économiques, etc. », écrivent dans leur ouvrage les économistes atterrés.

Plus précisément, c'est d'abord contre la spéculation, cause majeure de la dernière crise, que s'élèvent les utilisateurs de monnaies locales. « En gros, la monnaie avec laquelle vos salaires sont payés, c'est la même qui sert de jetons de casino sur les marchés », résume Ariane Tichit. À l'inverse, lorsque l'on utilise des monnaies locales, les euros correspondants sont placés dans une banque éthique ou servent à financer l'économie sociale ou solidaire, par exemple. L'idée est quoi qu'il en soit de s'assurer que ces euros ne finissent pas en placements spéculatifs sur les marchés financiers.

Ensuite, la monnaie complémentaire permet de redynamiser l'économie locale. Parce que seuls les habitants et les commerçants locaux ont accès à cette monnaie. Si je suis au Pays basque et que je paye en euskos mes courses chez mon épicier, celui-ci cherchera lui-même comment dépenser ses euskos. S'il a besoin de refaire sa façade par exemple, il choisira le peintre artisan du coin qui accepte les euskos plutôt qu'une grosse entreprise plus lointaine. Les monnaies locales peuvent aussi orienter les choix de consommation en n'autorisant que les commerçants éthiques ou ayant un faible impact environnemental, par exemple, à utiliser leur monnaie.

Plus généralement, les monnaies locales favorisent beaucoup plus les échanges : « On estime qu'un euro est échangé 2,4 fois en moyenne entre deux passages par la banque. Pour une monnaie solidaire comme le Sol Violette, c'est plutôt 6 fois ! »,  disait à la Tribune en 2013 Philippe Charbois, responsable administratif du Crédit Coopératif de Toulouse. Un des leviers pour accélérer les échanges consiste à faire de certaines monnaies locales, comme l'eusko, des « monnaies fondantes ». À l'inverse de la monnaie classique, qui « travaille » lorsqu'elle est placée et vous rapporte de l'argent, une monnaie fondante perd de sa valeur avec le temps, incitant les utilisateurs à utiliser leurs billets rapidement : si mon billet de 10 euskos ne vaut plus que 9,50 euskos le mois prochain, j'ai tout intérêt à le dépenser rapidement, et ainsi faire tourner l'économie plutôt que de thésauriser.

Prêts sans intérêts

Les monnaies locales ne peuvent cependant pas à elles seules révolutionner la finance mondiale. Leur portée reste aujourd'hui très limitée : la monnaie locale la plus répandue en France est l' eusko basque, qui compte 750 000 unités en circulation tandis que les autres tournent au mieux à 100 000 unités. Bien loin des milliers de milliards d'euros en circulation...

« Les monnaies locales complémentaires ne peuvent à elles seules inverser la logique globale du capitalisme, notamment dans son aspect financier. Cela tient, d'une part, au fait qu'elles ne répondent pas à toutes les conditions d'une véritable monnaie, en particulier reposer sur une assise politique et un tissu productif suffisamment larges, ce qui les contraint le plus souvent à être reliées à la monnaie officielle. D'autre part, l'ensemble des questions relatives à la propriété et au pouvoir reste à résoudre », écrivent les économistes atterrés.

D'autres initiatives tentent d'endiguer les méfaits du système monétaire. Pour sortir d'un mécanisme de création monétaire accusé d'appeler toujours plus de croissance sans tenir compte des limites planétaires, certains proposent ainsi des prêts sans intérêt. C'est le cas de la banque suédoise JAK. Celle-ci ne propose des prêts qu'à partir de l'épargne réellement déposée à la banque par ses membres. Il y a certes des frais fixes associés aux crédits pour financer l'activité bancaire, mais il n'y a pas de création monétaire dans l'opération.

Un emprunt immobilier implique aujourd'hui un long et régulier paiement d'intérêts... et beaucoup de création monétaire. (© Shutterstock)

Une telle initiative a toutefois une portée limitée. Dans  un article de 2010 de Rue89 détaillant le fonctionnement de la banque JAK, qui comptait alors quelque 35 000 épargnants, Georges Pujals, chercheur associé à l'Observatoire français des conjonctures économiques, faisait part des limites liées précisément à la taille de l'établissement : « Dans une banque qui gère quatre ou cinq millions de clients, c'est impossible. Ce type de banque peut marcher uniquement en s'adressant à une clientèle restreinte, militante, solvable et surtout très fidèle ».

Lier la monnaie aux limites planétaires

Plus ambitieux, Christian Arnsperger propose un changement systémique de notre façon de créer la monnaie. « Au lieu d'émettre la monnaie de façon décentralisée et en la faisant reposer sur une croissance indéterminée mais maximale, donc potentiellement infinie, pourrait-on l'émettre - de façon décentralisée, centralisée ou les deux - en l'adossant à une biocapacité finie ? », interroge-t-il dans Gouverner la décroissance. La biocapacité étant la capacité d'un milieu à absorber les déchets et renouveler ses ressources, la monnaie serait ainsi en quelque sorte une manière de distribuer des quotas de droits à produire respectant cette capacité.

L'économiste propose que la monnaie devienne « des fractions d'une empreinte écologique maximale autorisée ». Des « budgets écologiques » basés sur « l'acceptation délibérée des limites de la biosphère » seraient déterminés à toutes les échelles : pour les nations, les localités, les ménages et les entreprises, et détermineraient la quantité d'argent disponible. « Chaque entité devrait posséder un budget écologique déterminé lui servant de stricte limite sur ses transactions annuelles », écrit-il.

« Ces questions sont proprement inédites, prévient Christian Arnsperger, tant elles rompent avec les conventions et les réflexes de pensée et d'action d'une ancienne modernité "an-écologique", voire anti-écologique. » L'auteur précise par ailleurs qu'il ne s'agit que d'une des propositions possibles de réforme monétaire, mais qu'une telle monnaie alternative demeure indispensable et devra être « au cœur de tout projet de réforme institutionnelle à la hauteur des défis actuels de l'Anthropocène ».

Repolitiser la monnaie

Cette approche et ce lien entre monnaie et croissance ne sont bien sûr pas partagés par l'ensemble des économistes, tant le sujet est complexe et mêlé d'idéologies. « À ce jour, il n'existe pas de consensus sur le fait que les facteurs monétaires puissent ou non causer une réelle croissance économique, ni dans quelle mesure ou de quelle manière. Il n'y a même pas de consensus sur ce qu'est la monnaie et ce que sont les "facteurs monétaires" », résument trois chercheurs de l'Helmholtz Centre for Environmental Research (UFZ), en Allemagne,  dans un article intitulé Is there a monetary growth imperative? et publié en 2015.

Une  autre publication de 2015, signée des chercheurs Tim Jackson et Peter A. Victor dans la revue Ecological Economics conclut également, à partir de modélisations mathématiques du système économique, qu'une économie « en état stationnaire ou quasi-stationnaire », c'est-à-dire avec pas ou peu de croissance, est compatible avec un système de création de crédits avec intérêts. En d'autres termes, la création de monnaie par la dette avec intérêts n'engendrerait selon eux pas inévitablement de la croissance économique.

« Nous sommes convaincus qu'une réforme monétaire est essentielle pour une économie soutenable »

Mais, au-delà des limites inhérentes à une modélisation forcément simplifiée du système économique mondial, les auteurs soulignent que de nombreux écueils, autres qu'un éventuel « impératif de croissance », justifient de réformer notre système de création monétaire : « Ainsi qu'une large variété d'auteurs l'ont souligné, cette forme de monnaie peut mener à des niveaux insoutenables de dette publique et privée, à une instabilité des prix et fiscale, à des comportements spéculatifs sur les ressources environnementales, à de plus grandes inégalités de revenus et de richesse, et à une perte de contrôle souverain sur le système monétaire. Nous sommes donc fermement convaincus qu'une réforme monétaire est une composante essentielle pour une économie soutenable ».

Si rien n'est simple ni consensuel avec la monnaie, concluons au moins ceci : elle semble tout aussi primordiale et puissante qu'elle est impensée et méconnue par les citoyens. Convention sociale, simple croyance ou construction psychologique collective, la monnaie revêt pourtant une apparence d'inéluctabilité aux yeux du plus grand nombre. Une idée reçue qui offre un contraste saisissant avec la pléthore d'alternatives, voire de modèles de sociétés différentes qu'ouvrent les partisans de réformes monétaires. « La maîtrise de la monnaie est une condition d'un vrai changement », martèlent les économistes atterrés pour qui l'objectif est de « repolitiser au sens plein du terme la monnaie, c'est-à-dire d'en faire une institution au service de la société ». Sortir le sujet de l'indifférence citoyenne serait aujourd'hui une première étape.

Image à la une : Money to burn, œuvre du peintre Victor Dubreuil (1893). ( Domaine public)

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