14/11/2019 les-crises.fr  25 min #164394

Céder à Hitler - Christopher R. Browning

Source :  The New York Review of Books, Christopher R. Browning, 26-09-2019

 Appeasement : Chamberlain, Hitler, Churchill, and the Road to War

[Traduction à paraître début 2020, Le compromis : Chamberlain, Hitler, Churchill, Hitler. Ils voulaient la paix, ils eurent le déshonneur et la guerre..., NdT]

par Tim Bouverie

Tim Duggan, 496 p., 30 $.

 The Bell of Treason : The 1938 Munich Agreement in Czechoslovakia

[Ouvrage non traduit en français, La cloche de la trahison : les accords de Munich de 1938 en Tchécoslovaquie, NdT]

par P. E. Caquet

Autre presse, 287 p., 27,99

Le ministre allemand des Affaires étrangères Joachim von Ribbentrop, le premier ministre britannique Neville Chamberlain, le chancelier allemand Adolf Hitler, l'interprète Paul Schmidt et l'ambassadeur britannique à Berlin Nevile Henderson, lors d'une réunion à Berchtesgaden pour discuter de la demande faite par Hitler que la Tchécoslovaquie cède la région des Sudètes à Allemagne, septembre 1938

Lorsque le gouvernement tchèque, face à une attaque allemande imminente et à l'abandon total de ses alliés démocratiques occidentaux en septembre 1938, accepta sans résistance militaire l'annexion par l'Allemagne d'un cinquième du pays comme le décrétaient les accords de Munich entre la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne et l'Italie, le président tchèque Édouard Bénès, en colère, aigri et physiquement épuisé, déclara « l'Histoire jugera ». En effet, « l'histoire » a généralement acquitté Bénès du terrible « choix sans choix » qu'il a fait, mais a longtemps considéré les accords de Munich comme un cas d'école à la fois de déshonneur et de mutilation aveugle de leur propre intérêt national de la part de la Grande-Bretagne et de la France.

Que peuvent donc apporter deux nouvelles études historiques sur le compromis et les accords de Munich ? La réponse n'est pas une révision radicale de ce que nous savons déjà, mais plutôt un élargissement des perspectives. Le Compromis de Tim Bouverie s'appuie sur l'histoire politique et sociale de la Grande-Bretagne de l'époque, faisant appel à plus de quarante collections de documents personnels et à un examen approfondi de la presse ainsi que des documents gouvernementaux ordinaires pour illustrer l'évolution des attitudes et perceptions britanniques. Bouverie dresse également un portrait exceptionnellement soigné de son personnage principal, Neville Chamberlain. La cloche de la trahison de P. E. Caquet met l'accent sur la Tchécoslovaquie, nation victime relativement négligée, et sur la façon dont elle a vécu les mois fatidiques de mars à septembre 1938.

Pour comprendre la réponse de la Grande-Bretagne à Hitler, il est essentiel de comprendre comment les Britanniques voyaient leur monde en 1933. Un certain nombre d'ouvrages critiques, comme Les conséquences économiques de la paix (1919) de John Maynard Keynes, avaient produit un large consensus selon lequel les décisions et les injustices du Traité de Versailles ne devaient pas être appliquées mais révisées. Une vague de mémoires et de littérature de la Première Guerre mondiale à la fin des années 1920 avait répandu l'idée que la guerre avait été tragique et vaine, et qu'il fallait éviter à tout prix de répéter une telle guerre. Des études historiques avaient identifié la course aux armements européenne et un système d'alliances contraignantes comme des facteurs majeurs qui avaient empêché les hommes d'État d'arrêter le glissement malheureux vers cette guerre insensée.

L'accession au pouvoir d'Hitler était perçue par beaucoup en Grande-Bretagne comme une conséquence logique des griefs légitimes de l'Allemagne, et la moralité et la nécessité politique exigeaient maintenant des réparations opportunes. La brutalité nazie (comme en témoignaient la purge d'Ernst Röhm et d'autres dirigeants des SA [Sections d'assaut : première organisation paramilitaire Nazi fondée par Hitler, NdT], l'assassinat du chancelier autrichien antinazi Engelbert Dollfuss à l'été 1934) et l'antisémitisme racial extrémiste (par opposition au mépris social généralement accepté dans la société britannique) étaient regrettables, mais cela n'avait fait que renforcer le sentiment de culpabilité du Royaume-Uni pour ne pas avoir traité les griefs allemands auparavant. De plus, pour beaucoup de britanniques de la haute société en particulier, le nazisme n'était pas seulement un rempart utile contre le communisme et le moindre des deux maux, il possédait même, écrit Bouverie, une sorte de « séduction malsaine ».

À l'autre extrémité de l'échiquier politique, la conférence du Parti travailliste d'octobre 1933 approuvait le désarmement total et une grève générale pour faire tomber le gouvernement en cas de guerre, et un candidat travailliste ayant fait campagne pour le désarmement et la paix souffla le siège conservateur de Fulham-Est, jusqu'alors sûr, lors d'une élection partielle, ce qui effraya beaucoup plus le chef du parti conservateur Stanley Baldwin que l'ascension de Hitler. Avec une « intuition inégalée de l'opinion publique » et une conviction fataliste que les « bombes passeront toujours », Baldwin a rejeté toute augmentation des dépenses militaires, malgré les avertissements de Winston Churchill et d'autres sur le rythme alarmant du réarmement allemand. En novembre 1935, les conservateurs remportèrent une majorité de deux cents sièges au Parlement, ce qui allait assurer au successeur de Baldwin, Neville Chamberlain, l'immunité politique tant contre le petit groupe d'opposants au sein de son propre parti que contre l'opposition travailliste, quand il commença tardivement à adopter une position antifasciste en 1936. C'est à partir de là que Bouverie commence son analyse de la politique d'apaisement britannique.

La détermination de Baldwin à suivre plutôt qu'à façonner l'opinion publique britannique a eu des conséquences fatales en 1935 et 1936. L'opinion publique britannique soutenait massivement la notion idéaliste de « sécurité collective » dans le principe, sinon en pratique ; c'est la raison pour laquelle le gouvernement de Baldwin a soutenu toutes les sanctions qui écartaient la guerre dans sa réponse à l'invasion de l'Éthiopie par l'Italie en 1935. Comme ces sanctions n'incluaient aucune mesure qui auraient pu être efficaces, comme l'interdiction des importations de pétrole à l'Italie ou la fermeture du canal de Suez, l'Éthiopie n'a pas été sauvée, la Société des Nations comme instrument de sécurité collective a été totalement discréditée et un Mussolini qu'ils s'étaient mis à dos - qui en 1934 avait bloqué une prise de pouvoir nazie en Autriche - s'est allié à Hitler. En 1936, quand Hitler a remilitarisé la Rhénanie avec une poignée de troupes en violation du Traité de Versailles et des accords de Locarno, la Grande-Bretagne et la France n'ont pas relevé son colossal bluff. Baldwin ne s'est pas trompé sur le fait qu'il n'y avait pratiquement aucun soutien public pour s'opposer à la marche « justifiée et inévitable » des Allemands dans leur propre terrain de jeu.

Chamberlain est devenu Premier ministre lorsque Baldwin a pris sa retraite en mai 1937. En tant que ministre du budget, il avait accepté une politique de réarmement limité, mais seulement à un rythme qui n'allait pas grever le budget et nuire à l'économie. En tant que Premier ministre, il décida de remplacer la politique étrangère de Baldwin, qui consistait à acquiescer en réaction et à apaiser pro-activement, en s'adressant aux dictateurs pour « une discussion pratique et professionnelle de leurs souhaits ». Une rencontre entre le vicomte Halifax et Hitler à Berchtesgaden en novembre 1937 fut déterminante : Halifax assura son hôte que la Grande-Bretagne ne s'opposait pas aux changements du statu quo en Europe de l'Est - notamment en Autriche, en Tchécoslovaquie et à Dantzig - si ces changements n'étaient pas « menés par la force ».

Deux semaines plus tôt, lors de la tristement célèbre conférence de Hossbach, Hitler avait informé ses généraux de haut rang et son ministre des Affaires étrangères que l'Allemagne devait mener la guerre pour son espace vital d'ici 1943 et que l'Autriche et la Tchécoslovaquie devaient être absorbées par le IIIe Reich peut-être dès 1938. Il n'était pas satisfait de leur manque d'enthousiasme et, au début de 1938, il remplaça ses deux principaux généraux et son ministre des Affaires étrangères. Simultanément, Chamberlain évinça Robert Vansittart, qui était contre l'apaisement, de son poste de sous-secrétaire permanent du ministère des Affaires étrangères, puis remplaça son tiède secrétaire aux Affaires étrangères, Anthony Eden, par Halifax. L'heure de ce que Bouverie appelle les « apaiseurs évangéliques » - déterminés à mener leur politique avec « ferveur » et « conviction » - avait sonné, exactement au moment où Hitler faisait connaître non seulement son intention, mais aussi son calendrier de guerre, nouvelle qui avait atteint Londres par de multiples sources. Les « apaiseurs évangéliques » n'ont rencontré aucun obstacle sérieux de la part de l'opposition parlementaire. Avec le déclenchement de la guerre civile espagnole en 1936, les travaillistes ont commencé à passer d'une défense irréfléchie du désarmement universel à une solidarité antifasciste, mais les 154 sièges des travaillistes étaient éclipsés par les 386 des conservateurs. Le véritable débat sur l'apaisement était donc interne au Parti conservateur, mais, encore une fois, les opposants étaient peu nombreux et manquaient d'un chef de file solide. Winston Churchill avait un passé politique mouvementé et était considéré par de nombreux conservateurs comme un homme instable et, selon les mots de Baldwin, manquant de « sagesse et de jugement ». Après sa démission du poste de ministre des Affaires étrangères, Eden était le champion espéré, mais il s'avéra être paradoxal, réticent et indécis. Au moins aussi visiblement que les opposants étaient quant à eux des admirateurs d'Hitler, qui exprimaient leur sympathie et leur soutien au régime nazi par le biais d'un tourisme friand du « pays merveilleux d'Hitler ». Les plus ostensibles étaient le prince de Galles (peu de temps avant son abdication en tant qu'Édouard VIII), Lord Londonderry, et les sœurs Mitford, mais Bouverie fournit une longue liste de noms, en particulier d'aristocrates.

L'annexion de l'Autriche par l'Allemagne en mars 1938, accompagnée de foules enthousiastes accueillant Hitler et de scènes de violence malséantes contre les Juifs à Vienne, fut acceptée à Londres avec un sentiment de soulagement. L'inévitable s'était produit, et un grief majeur sur la liste d'Hitler avait été retiré. Maintenant, le défi clair était d'obtenir qu'Hitler soit satisfait en Tchécoslovaquie sans qu'il y ait la guerre. Le point épineux était que la Tchécoslovaquie comptait une minorité germanophone de 3,25 millions de personnes vivant principalement dans les montagnes en fer à cheval des territoires aux frontières du nord, de l'ouest et du sud, appelés Sudètes, mais aussi qu'elle avait une alliance avec la France (et une alliance avec l'Union soviétique, conditionnée par le fait que la France respecte en premier ses obligations). Pour Chamberlain, la réponse appropriée était d'exercer (de concert avec les Français) toutes les pressions nécessaires sur les Tchèques pour obtenir des concessions suffisantes regardant le traitement des Allemands des Sudètes afin de pacifier Hitler et d'éviter la guerre. Pour faire pression sur les Français et les Tchèques tout en tenant l'Allemagne à distance, il a poursuivi la politique, écrit Bouverie, de garder les deux parties dans l'incertitude. Il avertit les Français et les Tchèques que la Grande-Bretagne ne les soutiendrait pas s'ils étaient inflexibles et avertit les Allemands que si la guerre éclatait, la Grande-Bretagne ne pourrait garantir qu'elle resterait à l'écart. Avec la France, cette approche a été couronnée de succès. Les Français exhortèrent à plusieurs reprises les Britanniques pour qu'ils annoncent leur solidarité et leur soutien à l'alliance franco-tchèque, mais ne parvinrent jamais à obtenir un tel engagement, et ils acceptèrent alors de suivre l'exemple britannique. Cette politique était vouée à l'échec vis-à-vis de l'Allemagne, cependant, parce qu'Hitler ordonna au leader Sudète, Konrad Henlein, d'exiger toujours plus que ce que les Tchèques pouvaient concéder et établit le plan d'une attaque allemande, privilégiant une guerre locale contre une Tchécoslovaquie isolée, pour détruire complètement le pays avant le 1er octobre 1938.

Alors que la guerre approchait en septembre, Chamberlain se rendit en Allemagne et accepta d'imposer aux Tchèques la demande d'Hitler pour l'autodétermination des Sudètes germaniques (et donc l'acceptation de principe de céder la région des Sudètes à l'Allemagne). Une fois cette tâche peu recommandable accomplie, Chamberlain fit un second voyage en Allemagne, pour trouver un Hitler furieux rejetant l'acceptation de ses propres demandes antérieures et insistant désormais pour que l'Allemagne occupe immédiatement tous les territoires contestés sans plébiscite. Lorsque Chamberlain fit face à une révolte au sein de son propre cabinet, il apparut que finalement la Grande-Bretagne et la France (et donc aussi l'Union soviétique) n'abandonneraient pas les Tchèques si l'Allemagne attaquait. Après qu'Hitler eut appris que l'Italie ne le rejoindrait pas, il ferma les yeux et accepta la cession des Sudètes lors d'une troisième rencontre avec Chamberlain (ainsi qu'avec Mussolini et le premier ministre français Édouard Daladier) à Munich - une fois de plus en affirmant qu'il s'agissait de sa dernière exigence territoriale. La Grande-Bretagne et la France ont ensuite forcé les Tchèques à se soumettre.

Hitler a vite regretté sa décision de dernière minute de ne pas parier sur une guerre locale. Chamberlain fut d'abord accueilli par une foule soulagée et reconnaissante, mais bientôt un sentiment croissant de honte à propos de Munich, conjugué au spectacle de la nuit de Cristal en novembre 1938, commença à transformer l'opinion publique britannique. Fin octobre et début novembre, deux candidats anti-compromis remportèrent des élections partielles. En mars 1939, Chamberlain fut contraint de donner une garantie à la Pologne à la suite de la prise du reste de l'État tchèque par Hitler, ce qui prouva de manière définitive la vacuité de ses affirmations répétées de n'intervenir que dans le but de sauver des minorités allemandes de l'étranger persécutées et auxquelles le Traité de Versailles aurait refusé l'autodétermination. Chamberlain fut alors contraint de poursuivre ce qui était pour lui une alliance indésirée avec l'Union soviétique afin de faire de la garantie polonaise un moyen de dissuasion crédible. Dans ses négociations sans conviction avec les Soviétiques, cependant, il ne pouvait pas rivaliser avec les concessions territoriales étendues (les États baltes, la Pologne orientale et la Bessarabie) qu'Hitler avait accordées à Staline, car Hitler avait de toute façon l'intention de s'approprier ces territoires ultérieurement. Une fois le pacte de non-agression nazi-soviétique signé fin août 1939, Hitler était déterminé cette fois-ci à ne pas être privé de sa guerre, que la Grande-Bretagne et la France honorent leur garantie à la Pologne ou non. Deux jours après l'invasion allemande de la Pologne, Chamberlain, de nouveau confronté à la révolte parlementaire, lança l'ultimatum britannique exigeant la fin des hostilités, puis déclara la guerre à l'Allemagne.

Comme le note Bouverie, de nombreux pays ont mené des guerres larvées, mais les mois qui ont suivi la conquête de la Pologne ont constitué un cas rare de ce type de configuration. Beaucoup plus de Britanniques ont été tués en tentant de conduire pendant le black-out électrique imposé dans tout le pays qu'au combat les quatre premiers mois, et il y avait beaucoup plus d'empressement à aider la Finlande assiégée lorsqu'elle a été attaquée par l'Union soviétique en décembre que la Tchécoslovaquie et la Pologne respectivement en 1938 et 1939. Une campagne ratée en Norvège a finalement mené au débat parlementaire fatidique du 7 au 9 mai 1940, après quoi Chamberlain a connu la « défaite morale écrasante » de voir sa majorité de plus de deux cents sièges se réduire à seulement quatre-vingts dans un vote de confiance.

Après que les travaillistes eurent refusé de se joindre à un gouvernement national sous Chamberlain et du fait qu'aucune volonté d'assumer la responsabilité d'être son successeur ne fut manifestée par Halifax (bien qu'il fût le candidat préféré des conservateurs et du roi George VI), Churchill fut la seule alternative viable et devint Premier ministre le 10 mai, jour où l'Allemagne lança son offensive décisive sur le front occidental. Face au catastrophique effondrement de la France, Halifax proposa de demander à Hitler ses conditions, ce qui, selon Bouverie, a été « le moment le plus proche de gagner la guerre qu'Hitler ait pu connaître ». Dans un acte final de rédemption, Chamberlain soutint Churchill dans sa détermination à continuer seul. « L'ère de l'apaisement était révolue », écrit Bouverie. « L'âge de la guerre avait recommencé ». Bouverie conclut que « l'incapacité à percevoir le véritable caractère du régime nazi et d'Adolf Hitler est le plus grand échec des décideurs politiques britanniques durant cette période, puisque c'est à partir de là que tous les échecs ultérieurs... se sont enracinés ». Pourquoi, malgré des preuves de plus en plus nombreuses du contraire, Chamberlain (ainsi que son ambassadeur à Berlin, Neville Henderson) n'ont-ils cessé de réitérer leur foi dans les objectifs limités et les intentions pacifiques de Hitler ? Chamberlain et les « conciliateurs évangéliques » partageaient l'opinion de nombreux autres Britanniques selon laquelle la Première Guerre mondiale avait été une telle catastrophe qu'il était inconcevable que quiconque puisse activement rechercher une autre guerre. Et comme le faisait remarquer Duff Cooper à propos de Chamberlain, l'ancien homme d'affaires, maire et ministre du budget « n'avait jamais rencontré à Birmingham quelqu'un qui ressembla même de loin à Adolf Hitler ». Hitler en tant que prévaricateur et belliciste intentionnel était une personne qu'il ne pouvait concevoir.

Mais il y avait un autre caractère décisif dans la personnalité de Chamberlain : il subordonnait obstinément l'appréciation de la preuve au maintien de ses propres convictions antérieures. Confronté à une analyse des propres écrits et déclarations d'Hitler qui rendaient parfaitement clair son objectif de guerre, Chamberlain s'est replié dans un déni total : « Si j'acceptais les conclusions de l'auteur, je devrais désespérer, mais je ne le fais pas et je ne le ferai pas ». Trois jours avant l'occupation de Prague par Hitler en mars 1939, Chamberlain écrivait : « Je sais que je peux sauver ce pays et je ne crois pas que quiconque d'autre puisse le faire ». La conjonction historique d'Hitler et de Chamberlain a été faite en enfer. Les dirigeants politiques qui se passent de preuves dans la prise de décision parce qu'ils ont une suprême confiance dans leur propre infaillibilité et dans leur caractère indispensable n'ont pas été rares ; heureusement, Hitler a été un cas historique singulier.

Caquet place ses jumelles sur la Tchécoslovaquie plutôt que sur les grandes puissances. Il s'agissait d'un État multiethnique comprenant non seulement des Tchèques et des Slovaques, mais aussi des minorités de Polonais, de Hongrois, de Ruthéniens et de Juifs aussi bien que d'Allemands. Bien que les Allemands des Sudètes aient d'abord été divisés entre quatre partis politiques, en 1935, le Parti nazi des Sudètes avait obtenu une majorité parmi les électeurs germanophones et, en 1938 et avait absorbé tous ses rivaux sauf les sociaux-démocrates. Comme cela s'était passé en Allemagne, les nazis des Sudètes avaient également acquis un contrôle presque total sur les organisations sociales et culturelles. Leur chef, Konrad Henlein, était donc crédible dans sa revendication à représenter les Allemands des Sudètes lors les négociations avec le gouvernement tchèque au sujet des concessions que Chamberlain avait appuyées après l'Anschluss.

Comme Caquet le note avec perspicacité, les Britanniques ont accepté les mêmes concepts et le même vocabulaire pour analyser la question que les Allemands, à savoir que les Tchèques et les Allemands en tant que races distinctes étaient enfermés dans une lutte primordiale depuis des siècles. En réalité, affirme Caquet, alors que les frontières territoriales de la Bohême étaient stables depuis des siècles, les frontières ethniques et les identités de ses habitants étaient en constante évolution. Il estime que si la définition raciale nazie des Juifs inscrite dans les lois de Nuremberg (dans lesquelles les « Juifs à part entière » étaient considérés comme ayant trois ou quatre grands-parents juifs) avait été appliquée de la même manière en Tchécoslovaquie à ceux qui étaient de race allemande, alors seulement un million environ des 3,25 millions des Sudètes allemands auraient ainsi été qualifiés. En bref, la « germanité » de la plupart des Allemands des Sudètes était une construction récente, tout comme la longue liste de leurs griefs et poursuites prétendument intolérables était le produit de l'agitation et de la propagande incessantes des Nazis. Malheureusement, les Britanniques avaient des ambassadeurs pro-allemands et anti-tchèques à Berlin (Neville Henderson) et à Prague (Basil Newton), ainsi qu'un médiateur, Lord Runciman, qui ne cessait de défendre la perspective allemande, à savoir que les griefs des Sudètes étaient légitimes et que Henlein était modéré et raisonnable tandis que Bénès était obstiné et retors. En réalité, Henlein mentait constamment au sujet de sa soumission à l'Allemagne nazie et de son financement, mais étant donné la disposition des Britanniques, il était impossible de les convaincre de sa mauvaise foi. Les Tchèques, avec ce que Caquet appelle leur « foi naïve en la vérité », n'étaient pas de taille face au mensonge allemand, aux illusions et à la crédulité britanniques.

Caquet fait deux affirmations importantes sur la situation intérieure en Tchécoslovaquie. Tout d'abord, comme l'ont démontré une mobilisation partielle en mai et une mobilisation complète en septembre 1938, l'armée tchèque était extrêmement compétente et prête à se battre. Tous les principaux partis politiques ainsi que de larges foules de manifestants montraient clairement que le pays était prêt et capable d'offrir une résistance déterminée et unie à un envahisseur. La Tchécoslovaquie aurait pu résister vaillamment, mais sa défaite finale était inévitable, d'autant plus que la Pologne et la Hongrie auraient probablement rejoint l'attaque allemande si elle s'était battue seule. C'était, comme l'a dit un Tchèque, « le choix entre le meurtre ou l'amputation avec une chance de survie ».

Il est plus difficile de juger l'affirmation de Caquet selon laquelle, en septembre, après que Henlein et les extrémistes du parti nazi des Sudètes aient émigré en Allemagne, la solidarité des Allemands des Sudètes était en cours d'effondrement et que beaucoup ne voulaient pas de l'annexion au IIIe Reich. Il ne peut pas non plus prouver que, dans un plébiscite vraiment libre, une combinaison de Tchèques, de Juifs, de sociaux-démocrates allemands et d'Allemands des Sudètes anti-annexionnistes aurait pu l'emporter. La résolution du conflit ethnique interne, affirme Caquet, se serait produite si Chamberlain n'avait pas choisi l'Allemagne et accepté la demande de Hitler d'une cession immédiate des Sudètes, puis n'avait imposé cette solution aux Tchèques abandonnés. Caquet cite des témoins tchèques affirmant que Chamberlain n'a pas montré de honte lors de son ultimatum aux Tchèques, bien au contraire, il s'enivrait d'avoir empêché la guerre et agissait comme si traiter avec les Tchèques était une formalité désagréable.

En fin de compte, le conflit prétendument éternel entre les Allemands des Sudètes et les Tchèques a été résolu d'une manière différente. Caquet note que les conséquences à long terme des accords de Munich ont été six années d'occupation nazie suivies de plus de quarante années de régime communiste. Curieusement, il ne mentionne pas du tout le sort des Allemands des Sudètes après la guerre, qui, entre 1945 et 1948, ont été expulsés en masse des frontières retrouvées de la Tchécoslovaquie. Bouverie et Caquet s'opposent tous deux catégoriquement à l'affirmation des apologistes de Chamberlain selon laquelle les accords de Munich ont permis de gagner un temps crucial pour le réarmement britannique et la survie finale. Caquet va beaucoup plus loin en présentant une analyse détaillée des situations militaro-stratégiques relatives de 1938 et 1939-1940 et affirme avec insistance que retarder la guerre a gravement désavantagé la Grande-Bretagne. En 1938, l'armée tchèque disposait de trente-huit divisions bien équipées et de fortifications frontalières sophistiquées pour se défendre contre une attaque allemande de quarante-quatre divisions. A l'ouest, l'Allemagne disposait d'une mince rideau de cinq divisions actives et de quatre divisions de réserve, avec la construction des défenses frontalières de la ligne Siegfried à peine engagée, pour contenir les quarante divisions françaises prêtes à envahir le Rhénanie.

De plus, les Tchèques avaient leur alliance conditionnelle avec l'Union soviétique, et Caquet soutient que la volonté soviétique d'aider les Tchèques était « suffisamment claire ». Selon lui, la Roumanie avait donné une autorisation informelle pour le transit ferroviaire et aérien à travers son territoire, ce qui aurait permis de déplacer une ou deux divisions soviétiques par semaine en Tchécoslovaquie. En 1938, les Français et les Tchèques disposaient d'une force de chars combinée de 3 200 hommes, contre 2 200 en Allemagne. Les chars allemands étaient encore les modèles légers Mark I et II, dont le blindage et l'armement étaient sérieusement insuffisants face aux chars lourds français et tchèques et complètement vulnérables aux canons antichars également. Les forces aériennes françaises, britanniques, tchèques et soviétiques combinées avaient deux fois et demi plus de bombardiers modernes que la Luftwaffe et plus du double de bombardiers. L'Allemagne disposait d'un approvisionnement de six semaines de munitions, d'un stock de trois mois de pétrole et d'une ligne d'approvisionnement en minerai de fer en provenance de Suède que l'Union soviétique aurait pu couper dans la Baltique. Et la domination navale britannique aurait assuré un blocus de plus en plus dur sur le long terme. Bref, l'Allemagne n'avait ni la marge de supériorité nécessaire pour remporter une victoire rapide, ni la capacité de mener une longue guerre en 1938.

En 1939-1940, l'Allemagne, en accord avec l'Union soviétique plutôt qu'en opposition, a fait face à une Pologne isolée, puis à la France. L'industrie tchèque de l'armement capturée a produit un tiers des nouveaux modèles de chars Mark III et IV indispensables à la victoire d'abord en Pologne, puis en France. Les graves pénuries d'approvisionnement de l'Allemagne et sa vulnérabilité à un blocus naval ont été résolues par son accord avec l'Union soviétique, qui non seulement n'a pas bloqué les expéditions suédoises de fer, mais a fourni de grandes quantités de matières premières à l'Allemagne nazie entre 1939 et 1941. Il est vrai, comme le font remarquer les apologistes de Chamberlain, que les Hurricanes, les Spitfires et le système radar cruciaux pour la survie des Britanniques lors de la bataille d'Angleterre d'août-septembre 1940 n'étaient pas disponibles en 1938. Mais en 1938, l'Allemagne n'avait pas les aérodromes de la Manche ou les nouveaux Me-109 et les bombardiers qui lui ont permis d'engager la bataille d'Angleterre. En 1939 et 1940, l'Allemagne a prouvé qu'elle pouvait remporter des victoires spectaculaires et rapides, même si elle n'aurait pas gagné de longue guerre ; en 1938, elle n'aurait pu faire ni l'un ni l'autre.

Bouverie et Caquet font tous deux référence à l'affirmation faite par le chef d'état-major de l'armée allemande du temps de guerre Franz Halder lors de son témoignage devant le Tribunal militaire international de Nuremberg après la guerre, qui a ensuite été mentionné par Winston Churchill dans ses mémoires sur la Seconde Guerre mondiale. Selon Halder, un groupe de conspirateurs anti-hitlériens se tenait prêt à faire un coup d'État et à renverser le dictateur s'il partait en guerre contre la Tchécoslovaquie, mais l'abjecte reddition de Chamberlain à Munich leur a coupé l'herbe sous le pied et a donné à Hitler une victoire sans effusion de sang qui a conforté sa position. Bref, sans la reddition de Chamberlain, il n'y aurait eu ni Hitler, ni la Seconde Guerre mondiale, ni Holocauste. Les deux auteurs sont « dubitatifs » quant au fait qu'une telle tentative de coup d'État aurait pu avoir lieu, et encore moins réussir, mais ils n'examinent pas plus avant l'affirmation de Halder. L'annexion de l'Autriche et la détermination d'Hitler à poursuivre avec la Tchécoslovaquie ont amené le chef d'état-major de l'armée allemande de l'époque, Ludwig Beck, à s'inquiéter de plus en plus du déclenchement d'une grande guerre européenne pour laquelle, à son avis, l'Allemagne n'était pas prête et qui, en fin de compte, ne pouvait être gagnée. Il écrivit une série de mémorandums, les premiers soulignant la nécessité militaire d'éviter une telle guerre et, plus audacieusement, exhortant ses collègues généraux à protester collectivement contre les préparatifs de guerre d'Hitler, puis, en cas d'échec, à démissionner. Bien que de nombreux officiers aient partagé son analyse de la situation, aucun n'a appuyé sa solution. Le 18 août 1938, Beck isolé présenta sa démission.

Halder, le successeur de Beck, s'est alors impliqué dans une conspiration visant un coup d'État, mais seulement dans le cas où l'ordre d'invasion de la Tchécoslovaquie était donné. Le nombre de personnes impliquées était nécessairement faible, les préparatifs improvisés et les chances de succès probablement minimes, surtout si l'on tient compte du refus du corps des officiers de se rassembler autour du très estimé Beck seulement un mois plus tôt. Quoi qu'il en soit, le coup d'État imminent a été annulé le 28 septembre lorsque Hitler a donné son accord à la conférence de Munich. Généralement hésitant tout au long du mois de septembre, Halder est devenu encore plus irrésolu par la suite. L'historien Harold Deutsch conclut : « Il ressemblait à un cheval qui s'élance vers la haie avec toutes les apparences de la confiance et de la détermination pour finalement trébucher et sauter trop court ».

Comme l'ont montré Bouverie et Caquet, le jugement de l'histoire n'a pas été indulgent à l'égard des partisans de l'apaisement. Mais ne pas avoir contrarié un prétendu coup d'État qui aurait fondamentalement changé le cours de l'histoire, n'est pas un fardeau supplémentaire de blâme qu'ils auraient à porter.

Source :  The New York Review of Books, Christopher R. Browning, 26-09-2019

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

 les-crises.fr

 Commenter