17/11/2019 usbeketrica.com  16 min #164547

« Il faudrait créer un Netflix européen et public »

 Disney+,  Apple TV+,  HBO Max... Comment les plateformes concurrentes de Netflix vont-elles bouleverser le marché du streaming ? Que peut l'Europe face à ces géants américains ? Et quelle place pour les auteurs ? Entretien avec Alain Le Diberder, économiste et auteur du livre  La nouvelle économie de l'audiovisuel (La Découverte, 2019).

Le secteur streaming est en plein bouleversement. Après  Apple TV+ le 1er novembre, c'est le nouveau service du géant américain Disney, baptisé  Disney+, qui vient d'être lancé le 12 novembre aux États-Unis, au Canada et aux Pays-Bas. Attendue en France pour le 31 mars 2020, la plate-forme a déjà attiré  plus de 10 millions d'abonnés en moins de 24 heures. De quoi rendre confiant le mastodonte, qui vise 90 millions d'abonnés en 5 ans.

L'année prochaine, c'est la compagnie Warner qui lancera à son tour son nouveau service,  HBO Max. Sans compter l'offre du géant Amazon, P rime Video, disponible depuis quelques années déjà... Netflix aurait-il du souci à se faire ? Comment comprendre le positionnement de la plateforme vis-à-vis des auteurs avec lesquels elle collabore ? Et que peut proposer l'Europe face à ces géants américains ? Eléments de réponse avec Alain Le Diberder, économiste, ancien directeur des programmes d'Arte et auteur de  La nouvelle économie de l'audiovisuel, paru en septembre 2019 aux éditions La Découverte.

Usbek & Rica : Votre livre semble aller à contre-courant des discours très critiques que l'on entend parfois à l'encontre de Netflix. Les médias ont-ils tendance à être trop caricaturaux sur le sujet d'après vous ?

Alain Le Diberder : Oui, certainement. Je suis Netflix depuis 2005, à peu près. À l'époque, personne ne croyait à la SVOD [vidéo à la demande par abonnement, ndlr] parce qu'on pensait que ce n'était pas un bon modèle économique. Et puis, en 2014, quand Netflix est officiellement arrivé en France, il s'est passé l'inverse, à savoir une sorte d'immense campagne de publicité gratuite et un peu irresponsable. Tout le monde vantait ce merveilleux système « disruptif », on parlait de « start-up » et de « Silicon Valley » avec un côté extrêmement naïf et très positif.

Depuis un an, ça s'est inversé dans l'autre sens. Netflix fait désormais tellement partie du paysage qu'il est devenu, au contraire, très contesté. Mon propos n'est pas de corriger le tir mais de raconter l'histoire de Netflix, qui est finalement très peu connue. Netflix est une société originale par rapport à ce qu'on appelle les GAFA ou les boîtes technologiques. D'abord, c'est la seule qui est « mono-produit » et qui est obsédée par le fait de le rester : elle ne vise que la vidéo, alors que Google, par exemple, fait des téléphones, des livres, des cartes, des robots, etc. Ensuite, Netflix, c'est une histoire très mouvementée avec au moins six crises boursières très graves, qu'elle a pourtant réussi à surmonter. La capacité d'adaptation de Netflix est d'ailleurs très sous-estimée en ce moment.

« Il y a une tendance à dénigrer Netflix en l'assimilant à Google ou à Facebook alors qu'elle est totalement différente »

Je n'ai pas d'actions Netflix et je n'y connais personne, mais il y a effectivement une tendance à dénigrer cette grande entreprise en l'assimilant à Google ou à Facebook alors qu'elle est totalement différente. Si on remonte aux origines de Netflix, on voit aussi que ses créateurs ne sont pas des jeunes, comme Mark Zuckerberg avec Facebook et Sergey Brin avec Google, ce sont des « vieux » qui roulaient leur bosse dans l'informatique depuis longtemps. Peu à peu, ils ont essayé de comprendre comment fonctionne Hollywood en s'intégrant dans les salons et les festivals... Tout cela sans se précipiter sur les contrats mais en s'imprégnant simplement du milieu. C'est ce qui explique également la grande violence des autres majors hollywoodiennes, qui se sont rendues compte qu'elles étaient en quelque sorte « doublées » de l'intérieur.

Extrait de la série Netflix Mindhunter. Crédits : Copyright Netflix.

Vous écrivez que Netflix et les plateformes de streaming pourraient même être, pour les auteurs, « a priori une bonne nouvelle », parce qu'elles apportent « au moins deux degrés de liberté réjouissants : un rapport moins brutal à l'audience et un degré de liberté plus subtil ». Que recouvre exactement cette formule ?

Ce second point n'est pas spécifique à Netflix. La télévision des années 1950-1960 a inventé des formats assez rigides : le 26 minutes pour les petits programmes, le 52 minutes ou le 90 minutes pour les plus longs... Pourquoi ces chiffres-là ? Parce qu'il fallait créer des grilles mémorisables pour le consommateur, si possible tombant à heures fixes et pouvant diffuser de la publicité. Ces contraintes pèsent sur les réalisateurs, les auteurs et les producteurs depuis longtemps avec les chaînes linéaires [mode de consommation « traditionnel » de la TV dans lequel un programme est regardé au moment de sa diffusion].

Les formats non-linéaires existent depuis longtemps mais ils étaient jusque-là tout petits. Avec l'arrivée de Netflix et des autres plateformes, le centre de gravité de l'audiovisuel bascule tout à coup vers le non-linéaire. Donc la contrainte ne se justifie plus : Black Mirror et Game of Thrones sont deux programmes qui ont démarré dans un univers linéaire avant d'être consommés majoritairement en ligne, l'un sur Netflix et l'autre sur HBO. On voit d'ailleurs la variance des épisodes augmenter : au début, c'est très formaté, et puis au bout de 4 saisons, on trouve des épisodes de 46 minutes, d'autres d'1h20, etc. Et ça, pour les auteurs c'est très bien : c'est une contrainte en moins.

« La salle de cinéma a surtout un gros avantage pour l'ego des auteurs et des réalisateurs »

Par ailleurs, avant même de se lancer en France, Netflix a discuté avec la  SACD [Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, ndlr] en respectant les droits d'auteur et les traditions de rémunération. Ils ont parfois eu des problèmes, notamment en Scandinavie où des scénaristes et des réalisateurs ont fait grève pour s'opposer à la politique d'achat des droits de Netflix qui est, en gros « On achète de façon très longue tous les droits d'une œuvre pour tous les pays ». Ce qui ne plaît pas aux auteurs en général... Mais ils s'adaptent désormais aux réglementations et aux particularités de tous les pays.

Dans une  tribune publiée le 4 novembre sur le site du New York Times, le réalisateur Martin Scorsese regrette que son dernier film Netflix, The Irishman, ne puisse pas être diffusé en salles, tout en admettant qu'il n'aurait pas pu le faire produire autrement. Comment comprendre ce paradoxe ?

Du point de vue des auteurs, les salles de cinéma n'ont jamais été des amies. Historiquement, ce qui a beaucoup formaté le cinéma, ce sont justement les contrats des distributeurs en salle, qui voulaient que les films durent 1h30 pour pouvoir s'adresser à un maximum de public. Scorsese le sait bien. Un auteur ou un réalisateur veut d'abord faire son film, et il préfère naturellement que celui-ci soit disponible sur tous les supports. La salle a simplement un gros avantage pour l'ego des auteurs et des réalisateurs : elle est l'occasion de médiatiser leur projet. Quand vous sortez un film uniquement en ligne, forcément, vous avez moins de presse et un certain système de promotion disparaît. L'idée de ne plus être invité chez Nagui : voilà ce qui leur fout la trouille !

Par ailleurs, Scorsese l'explique très bien dans son texte : son film n'aurait pas pu se monter avec le modèle actuel des studios parce qu'ils font de moins en moins de films originaux et de plus en plus de licences. Il regrette ce système, mais je ne pense pas que ce soit le problème. Dans l'histoire de l'audiovisuel, on a déjà connu ça : quand la télé est arrivée, des réalisateurs qui avaient du mal à monter leurs films se sont mis à faire de la télé, et ça n'a pas empêché ces œuvres faites pour la télé d'être magnifiques, et les auteurs de continuer à vivre. Donc je pense que c'est un faux problème : la salle conserve un intérêt pour l'ego, mais elle n'a plus un intérêt économique.

Extrait de The Irishman, le nouveau film Netflix de Martin Scorsese. Crédits : Copyright Netflix 2019.

Dans la conclusion de votre livre, vous parlez d'un « audiovisuel sans nation », qui constituerait la grande tendance actuelle du secteur. Pourquoi ?

D'abord parce que la technologie le permet. Avant, ce n'était pas possible : il fallait, pour les télévisions, louer des fréquences rares contrôlées par les États et, même s'il y a eu des tentatives plutôt ridicules de lancer des chaînes par satellite transnationales, ça n'a jamais marché. Aujourd'hui, la technologie permet de faire cela donc les gens le font, tout simplement.

Ensuite, il faut reconnaître qu'il y a des différences selon les zones géographiques : la Chine, le Japon et l'Asie, de manière générale, résistent assez bien à cette tendance. Les Européens sont les « bons cons » dans cette affaire ! L'Europe est la seule zone du monde avec beaucoup d'auteurs et de créateurs mais qui n'exporte presque rien et importe énormément. La part de marché des films américains en Europe, c'est environ 70% mais, à l'inverse, la part de marché des films européens aux Etats-Unis, c'est 0,5%. Il y a une ouverture malheureuse du marché dans laquelle les Américains s'engouffrent parce que les Européens se laissent faire.

« Une réponse européenne à Netflix ne pourrait venir que des chaînes publiques »

Je ne suis pas un adepte du protectionnisme mais le principe du commerce mondial, c'est la réciprocité. Un certain Donald Trump  nous dit : « Nous n'exportons pas de vins en France, et vous vous exportez du vin, donc on va vous taxer ». Faisons pareil pour l'audiovisuel, il n'y a pas de raison ! En matière d'ordinateurs ou de téléphones portables, par exemple, l'Europe n'a rien à proposer, mais dans l'audiovisuel, c'est autre chose ! Jusqu'à preuve du contraire, J. K. Rowling n'est pas Américaine ! On a des comédiens, des scénaristes, des techniciens... Et pourtant nous n'exportons rien. C'est une sorte d'anomalie historique, permise par une absence de politique européenne en la matière.

Vous seriez donc en faveur d'un grand service de streaming européen ?

Absolument. Il faudrait créer un Netflix européen et, à court terme, il ne pourrait être que public. En Europe, nous n'avons aucune tradition de collaboration avec le privé. À l'exception, peut-être, de Berlusconi avec sa holding Fininvest, mais elle s'est fâchée avec tout le monde et on n'a pas vraiment envie d'être sauvé par Berlusconi. Une autre entreprise privée qui a une véritable présence européenne, c'est  RTL group, un groupe audiovisuel luxembourgeois présent dans de nombreux pays. Mais ils n'ont jamais réussi à déborder leurs propres frontières, qui sont celles des chaînes radio et télévision. Une réponse coordonnée de la part d'un ou plusieurs groupes européens me semble très peu probable parce qu'ils sont concurrents sur les marchés des programmes et ne se connaissent pas.

L'audiovisuel public, quant à lui, a plein de problèmes mais c'est quand même le plus gros producteur de contenus en Europe actuellement. Les chaînes privées font du flux et quelques fictions, mais beaucoup moins. En Hongrie, en France ou en Allemagne, les chaînes publiques, elles, sont obligées de produire des fictions, des séries, des documentaires, de l'animation... Même si elles ne se connaissent pas très bien non plus, elles ont une tradition de collaboration Arte en est un exemple parmi d'autres. Et surtout, elles ne se sentent pas concurrentes les unes des autres. Le seul problème, c'est que c'est un « mammouth » très difficile à faire bouger. Donc ça ne peut passer que par une impulsion politique, qu'on ne voit pas venir pour l'instant. Mais s'il y avait une réponse coordonnée et éditorialement consistante dans les cinq ans à venir, elle ne pourrait venir que des chaînes publiques.

Extrait de la série Disney+ The Mandalorian. Crédits : Copyright Lucasfilm.

Quel effet va avoir l'arrivée des nouvelles plateformes de streaming de Disney, d'Apple et de Warner l'an prochain ? Certaines de ses plateformes vont-elles nécessairement s'effondrer, ou peut-on imaginer un système où elles cohabitent toutes sans difficulté ?

D'abord, si on reste sur les plateformes lancées par les studios, il faut dire que c'est un pari très risqué. Pendant très longtemps, le fait de ne pas voir sa propre distribution permettait à Disney de gagner énormément d'argent en revendant ses films à  Sky, à Canal+, aux chaînes en clair, etc. Désormais, ils vont devoir distribuer seuls l'ensemble de leurs contenus. C'est un système qui n'est pas viable à long terme, en tout cas pas pour tout le monde. Cette logique du « chacun ses propres films » n'a jamais fonctionné : le consommateur ne sait pas ce que sont Warner, Universal, Disney... Découvrir qu'il faut s'abonner à des services spécifiques pour voir différents films, ça peut être dangereux. On ne peut pas imaginer un système stable où toutes les majors auraient leur propre système de distribution exclusif.

Ensuite, pour revenir à votre question, tout dépend de l'horizon que l'on se donne. Si on part sur un horizon de 5 ou 6 ans, les marchés financiers sont tellement faibles en Europe et tellement forts aux États-Unis qu'on peut tout à fait imaginer que des entreprises non rentables restent sur le marché. Donc il n'est pas impossible que 5, 6 ou 7 offres importantes, notamment avec des capitaux américains non rentables, se maintiennent malgré tout parce que leurs actionnaires ont des poches très profondes.

« À long terme, il y aura sûrement de la place pour 2 voire 3 plateformes généralistes »

À long terme, en revanche, les entreprises non rentables vont disparaître. Il y aura sûrement de la place pour 2 voire 3 plateformes généralistes c'est-à-dire qui s'adressent à tout le monde et ne sont pas trop spécifiques. Globalement, je dirais que Warner, Disney et Netflix devraient marcher. Amazon est un cas particulier, parce qu'ils s'en foutent. Leur PDG Jeff Bezos  le dit ouvertement : « Quand on gagne un Golden Globe, ça nous aide à vendre plus de chaussures. »

Apple, de son côté, finira par racheter Netflix. Ou un autre. D'une part, ils en ont les moyens. Et d'autre part, je les vois mal marcher parce que, contrairement à Netflix, ils n'ont pas vraiment d'expérience dans ce secteur. Je n'aimerais pas être à leur place... L'audiovisuel ne sera jamais un actif stratégique pour eux. Ils vont laisser tomber ou sortir avec les honneurs en se mariant avec un autre service, mais ça m'a l'air très mal parti pour qu'ils soient un acteur significatif. À court terme, évidemment, ils sont capables de dire « Pendant un an, si vous achetez un casque Apple, le service est gratuit pour vous. » Et les producteurs, les écrivains et les auteurs ne vont pas se gêner pour aller manger à ce râtelier. Mais à long terme, je pense que ça ne marchera pas.

Image à la Une : Extrait de la saison 3 de Stranger Things. Crédits : Copyright FR_tmdb.

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