19/11/2019 tlaxcala-int.org  9 min #164696

15 novembre : Brésil, une République agonisante

 Mário Maestri

Le 15 novembre, le Brésil célébrait la proclamation de la République de 1889. L' article ci-dessous avait été commandé à l'auteur pour être publié le 16 novembre dans le Cahier du Samedi du Correio do Povo (Courrier du Peuple), le quotidien le plus diffusé dans le Rio Grande do Sul (Porto Alegre), appartenant au Groupe Record. Il a été censuré par la rédaction en chef du journal. Vive la République ! -Tlaxcala

Proclamation de la République, par Benedito Calixto, 1893

Une définition a été proposée pour le Brésil comme nation inachevée, même dans une version conservatrice. Évaluation optimiste suggérant une conclusion heureuse. C'est une injustice de désigner la proclamation de la République élitiste comme l'origine de notre dépérissement national, puisque la roue de l'histoire ne s'est pas arrêtée en 1889. Les nations républicaines sont nées de l'impulsion populaire, comme la France en 1789, le Paraguay en 1814, le Mexique en 1910, la Russie en 1917, l'Italie en 1945. Les monarchies absolutistes se sont adaptées à la poussée plébéienne pour survivre, comme l'Angleterre en 1640. Là où l'impulsion populaire a échoué, les classes dirigeantes ont fondé des nations républicaines ou monarchistes constitutionnelles, comme les USA en 1776, l'Italie et l'Allemagne en 1870 et 1871.

L'accouchement républicain plébéien ou au forceps imprégnait les racines des nations respectives. Dans des contextes historiques divers, ces mouvements ont conformé des nationalités tendant à être autonomes, déterminées plus ou moins fortement par des segments populaires ou de classes dominantes. La définition traditionnelle de la "république" comme "gouvernement" dans laquelle le peuple souverain gouverne l'État par ses "représentants" est optimiste. Elle dissimule les profondes contradictions internes et externes des États-nations qui prétendent être dirigés par le peuple.

Au Brésil, la république est née de la dissolution de l'ordre esclavagiste. En 1822, pour se défendre, l'ordre esclavagiste impose l'unification des provinces luso-brésiliennes en un Etat pré-national monarchique, centraliste, autoritaire et esclavagiste. L'abolition de l'esclavage en 1888 a conduit au cabinet réformiste libéral d'Ouro Preto, qui a refusé d'instaurer le fédéralisme provincial. Or, sans avoir besoin de défendre l'esclavage, le Parti conservateur, expression des grands propriétaires fonciers provinciaux, a opté pour une république oligarchique, élitiste et surtout fédéraliste.

Avec la fin de la guerre contre le Paraguay en 1870, l'armée revint à sa toute petite dimension et la Garde nationale, sous domination oligarchique, resta la grande force militaire du pays. Le 15 novembre 1889, le coup d'État de Deodoro da Fonseca, qui n'était même pas républicain, reçut la bénédiction des oligarchies. Sans ce soutien, le coup du quarteron républicain serait aujourd'hui une note de bas de page dans les manuels d'histoire. L'historien Robert Conrad a proposé de qualifier le 15 novembre de contre-révolution fédéraliste qui a fait avorter le réformisme abolitionniste, premier mouvement pluriclassiste national, démocratique et modernisateur du pays. L'État républicain a montré son ADN antipopulaire en massacrant la République de Belo Monte dans le sertão (État de Bahia) en 1897.

En 1889, le Brésil fait un pas en arrière par rapport à l'Amérique hispanique, républicaine depuis 1810. La révolution abolitionniste a mis fin à l'esclavage et unifié la classe ouvrière, mais la République a gardé le caractère d'un Etat semi-colonial et d'une nation inachevée de l'Empire. Les soi-disant élites ont continué à gouverner la politique intérieure sous la domination économique des grandes nations. Le pays a continué comme un latifundium caporalisé par des estancieiros [grands propriétaires descendants des officiers chargés de la colonisation du Rio Grande do Sul, NdT] pour le bénéfice de seigneurs étrangers.


Les lavandières (à gauche, la politique lavant les candidatures aux élections, à droite, la presse) :
-Eh ! Vous êtes en train de laver les vêtements sales ou de salir les v^tements propres ?
Magazine satirique Careta, 1921

La Révolution de 1930 a déséquilibré cette situation. La fraction capitaliste industrielle émergente de Rio de Janiero et de São Paulo subordonne le monde agraire par le biais du gétulisme [Getulio Vargas] et maintient les ouvriers sous son contrôle par la force et le populisme. Pour la première fois, la dépendance semi-coloniale a diminué et l'autonomie nationale s'est accrue. Dans les années 1950, Vargas voulait un grand Brésil armé de la bombe atomique. Le national-développementisme bourgeois a fait progresser les forces productives matérielles et les classes laborieuses.

Très vite, le capital industriel a abandonné la direction de la construction de l'autonomie nationale, même en sa faveur, craignant le progrès du monde du travail, qui ne l'a pas remplacé dans cette tâche. En 1964, le capital industriel national a soutenu le coup d'État qui a intronisé les militaires castelistes [partisans de Castelo Branco, NdT] pro-libéraux et pro-impérialistes. Dès lors, le pays a tourné en eau de boudin. En 1967, sous l'impulsion du capital de São Paulo, des militaires développementaliste effectuent un coup d'État à l'intérieur du régime putschiste et le retour de l'industrialisme gétuliste bourgeois, qui porte désormais des cothurnes.

Dans le nouvel ordre dictatorial, le populisme gétuliste a cédé la place à la répression, la croissance appuyée sur les capitaux nationaux et le marché intérieur a été remplacée par un accent mis sur les exportations et les emprunts étrangers. Une fois de plus, le caractère semi-colonial du pays a reculé. Un puits a été creusé pour y faire exploser la bombe atomique tupiniquim [nom de code du programme nucléaire secret du gouvernement Geisel sous la dictature, les Tupiniquim étant un peuple aborigène, NdT]. L'industrialisation et une classe ouvrière aguerrie ont été renforcées. Au milieu des années 1970, la crise mondiale a fait trébucher cette course brésilienne avec les jambes des autres.

Le monde du travail a fait progresser la lutte pour la redémocratisation, conquérant, pour la première et unique fois, une relative autonomie politico-idéologique et faisant ses preuves comme direction alternative de la lutte pour l'émancipation nationale. Mais le mouvement a été phagocyté par les classes dominantes, sous la direction du grand capital. Après 1985, tous les gouvernements fédéraux, sans exception, ont favorisé l'intégration subordonnée du pays, à la mondialisation. Sous les exigences des USA, appuyées par une gauche inconséquente, la Constitution interdit la bombe atomique et on a refermé le puits devenu inutile. On a ignoré qu'elle seule impose aux grands le respect pour les minus, comme l'a rappelé le petit gros coréen.

Depuis 1985, le pays a connu un processus ininterrompu d'internationalisation, de dénationalisation et de désindustrialisation, célébré par les grands médias et par les gouvernements qui ont favorisé le glissement vers le bas de la nation. L'avancée quantitative de la situation semi-coloniale a conduit à un bond en avant qualitatif, avec le coup d'Etat de 2016, sous la bénédiction des généraux néocastelistes, désormais hégémoniques. C'est alors qu'a commencé un véritable renversement du fragile ordre républicain. Le pays est entré dans une sorte de statut "néocolonial mondialisé", où les classes dirigeantes nationales perdent aussi les rênes politiques de la nation au profit du grand capital mondial, en ce qui concerne les grandes décisions.

À cette fin, la destruction d'une grande partie du peu de capital monopolistique public et privé du pays - méga-entrepreneurs, Petrobras, BR, BB, CEF, Embraer, etc. La métamorphose autoritaire des institutions, les dépouillant de leur contenu républicain, et l'institution d'une sorte d'esclavage salarial, en ce qui concerne les relations travail-capital, ont progressé. On organise une ouverture commerciale qui va écraser l'industrie brésilienne déjà rampante. À la différence du coup d'État militaire d'après 1967, celui qui est en cours actuellement fait battre en retraite et détruit les forces productives et les classes laborieuses nationales.

La sujétion radicale du capital national a permis à ce processus d'avancer sans résistance de la part du capital industriel national, désormais incapable d'inspirer une défense militaire. Les partis de l'opposition parlementaire acceptent le rôle d'opposition consentante, comme celui du MDB après le coup d'État des années soixante. Comme au Chili, après le massacre de 1973, l'objectif ultime est une nation produisant des produits manufacturés, des céréales et des minerais à faible valeur ajoutée, sous le commandement général du grand capital mondialisé, qui s'efforce d'encadrer les nations périphériques dans cette réalité. En raison de sa taille, de sa population et de sa richesse, le Brésil ne méritait pas de succomber à un destin aussi triste, avec autant de facilité, comme une lettre à la poste, sans susciter de réations.

Le 15 novembre, le capitaine Jair Bolsonaro, métaphore parfaite du Brésil d'aujourd'hui, parlera à la nation. Il y aura des défilés militaires et scolaires. Nous entendrons le son des clairons et les salutations traditionnelles au drapeau. Les médias commenteront l'événement. Nous célébrerons une jeune nation républicaine en décrépitude, qui a vécu en trébuchant, sans même atteindre une maturité relative, avant d'entrer dans l'agonie.

"Demain sera un autre jour !" : la chanson de Chico Buarque, Apesar de Você (Malgré vous), devenue un slogan de la révolte étudiante de 1968

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  tlaxcala-int.org
Publication date of original article: 19/11/2019

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