21/11/2019 cadtm.org  14 min #164797

Comment la Bce, les banques et les fonds vautours font des affaires au détriment du droit au logement

De Óscar Górriz

Le changement dans la dynamique du marché immobilier, qui insiste sur le fait qu'acheter est « plus avantageux » que louer, est complètement induit par la volonté des fonds vautours de se débarrasser d'une bonne partie de leurs actifs.

Assistons-nous à des vents de changement sur le marché immobilier espagnol ? Au mois d'octobre 2019,  plusieurs articles ont été publiés dans les médias espagnols attirant l'attention sur l'attractivité que représenterait l'investissement dans l'achat d'un logement. À l'unisson, les grands médias répètent qu'il serait désormais moins cher d'acheter que de louer : selon le quotidien  Cinco Días, le coût d'un crédit hypothécaire serait inférieur au coût actuel moyen d'un loyer. Il est frappant de constater le retour du mantra selon lequel « louer c'est gaspiller de l'argent » et « acheter vaut mieux que louer », bien connu pendant la phase de la bulle immobilière que le pays a vécu dans les années 2000. Une bulle immobilière dont la population est encore en train de payer les conséquences, en particulier en ce qui concerne les personnes qui y ont perdu leur logement. Par ailleurs, la promotion de l'endettement hypothécaire relève de l'indécence si l'on garde à l'esprit que  la crise du logement continue à s'aggraver en Espagne. Selon  un rapport du Consejo general del Poder Judicial (Conseil général de la magistrature) publié au mois d'août 2019, entre les mois de janvier et août de la même année environ 100 expulsions de logement par jour auraient eu lieu dans l'État espagnol en raison de non-paiement de loyers, et 42 par jour pour non-paiement de crédits hypothécaires. La crise du logement est tellement profonde qu'elle a même entraîné un changement dans le régime d'habitation de la société espagnole. Ainsi, bien que le marché locatif soit encore inférieur à la moyenne européenne, il est passé de 10,4 à 14,3 % du total entre 2007 et 2017. Les mouvements sociaux qui ont émergé depuis plus d'une décennie pour lutter contre ces violations répétées du droit au logement tirent aujourd'hui la sonnette d'alarme face aux prémices de ce qui semble pouvoir devenir une nouvelle phase spéculative. Comment expliquer le retour d'une bulle spéculative dans l'immobilier alors qu'une partie croissante de la population se voit contrainte de louer un logement parce qu'elle ne peut se permettre d'accéder à un crédit ?

Pour répondre à cette question, commençons par rappeler que la gestion politique de la crise de 2008 s'est appliquée en priorité à sauver le système financier espagnol, complètement impliqué dans la phase spéculative des années 2000. Toute une série de mesures ont été mises en place pour, d'une part, renforcer ce système (avec des fusions et une concentration du système bancaire) et, d'autre part, créer les conditions qui permettraient à celui-ci de poursuivre ses activités commerciales de la manière la plus avantageuse possible. Un des principaux problèmes concernait justement la question du logement, puisque suite à l'éclatement de la crise de 2008, les banques se sont retrouvées avec un vaste stock d'actifs immobiliers qui représentaient un danger du fait de leur potentielle perte de valeur. La principale mesure entreprise par le gouvernement a été le sauvetage des caisses d'épargne et des banques à hauteur de 60 milliards d'euros (une somme dont le gouvernement Rajoy a estimé que 42 milliards seraient irrécouvrables). Par ailleurs, un nouveau type de société a été créé, appelé Socimi (Société d'investissement immobilier cotée - SIIC en France -, destinée aux investissements immobiliers et bénéficiant d'une exonération fiscale) dans le but d'absorber une partie de l'immense stock immobilier. De même, une nouvelle loi sur les locations en milieu urbain (Ley de arrendamientos urbanos - LAU) a été promulguée, dont l'objectif était d'assouplir un maximum les droits des locataires pour maximiser les profits des propriétaires (en anticipant par ailleurs le changement qui allait se produire dans le marché immobilier espagnol). Il est important de souligner qu'à aucun moment il n'a été proposé de limiter l'action du capital financier ou de préserver les droits de la population qui pourraient être menacés en raison de ces modèles économiques.

Dans le contexte décrit, un nouvel acteur est apparu sur le marché du logement : les « fonds vautours ». Ces fonds d'investissement, tels que Cerberus ou Blackstone dans le cas espagnol, connus pour leur agressivité, ont acquis des logements à grande échelle à partir des années 2012-2013. Depuis lors, leur présence s'est accrue dans les villes espagnoles, devenant d'importants bailleurs ( Blackstone est maintenant le premier propriétaire de logements du pays), ce qui leur permet de  jouer sur les prix du marché. En effet, bien que le marché locatif espagnol soit principalement composé de petits propriétaires, le fait que ces fonds accumulent des dizaines de milliers de logements leur confère une grande capacité pour orienter l'ensemble du marché.  L'augmentation des loyers jusqu'à 50 % au cours des dernières années, conduisant à ce qu'on appelle la bulle des loyers, et la multiplication des expulsions liées à cette augmentation, témoignent de l'impact de ces fonds sur l'accès au logement.

Traditionnellement, ces fonds d'investissement ont réalisé leurs plus gros profits grâce à la spéculation sur les dettes souveraines. En les acquérant à bas prix sur le marché secondaire, les fonds vautours refusent catégoriquement de renégocier la dette (un mécanisme récurrent entre pays débiteurs et pays créanciers pour restructurer et rendre viable le paiement) et vont même poursuivre les pays débiteurs en justice pour exiger un recouvrement total. Ce total finit, dans de nombreux cas, par dépasser de loin le montant initial de la dette. Le cas le plus connu historiquement est celui de l'Argentine, où en 2012 l'État a été condamné à payer aux fonds NML-Elliot et Dart un montant équivalent à 1 600 % de la dette initiale (émise avant la crise de 2001). Compte tenu du montant des créances douteuses sur le marché de la dette privée en Espagne, ces fonds ont trouvé intéressant de prendre une place importante sur ce marché, occupant un poids déterminant.

En bref, la tendance à la hausse du marché hypothécaire, comme  certain·e·s militant·e·s l'ont souligné à juste titre, n'a que peu ou pas de rapport avec la capacité économique et l'endettement des gens (en fait, l'Institut National des Statistiques - INE -  indique que la population tend à emprunter moins). Il s'agit d'un changement de tendance totalement induit par le cycle d'évaluation et d'extraction des profits d'un secteur par la spéculation financière. Le changement dans la dynamique du marché du logement, où il serait supposément moins cher d'acheter que de louer, est totalement induit par la volonté des fonds vautours de vendre une bonne partie de leurs actifs car ils considèrent qu'ils ont tiré le maximum de profit du logement loué. La machine à spéculer ne semble jamais s'arrêter.

Quel rôle les institutions européennes jouent-elles à cet égard ?

Loin du mantra néolibéral qui défend la réduction de l'intervention publique sur le marché au strict minimum, les quatre dernières décennies nous montrent que le capitalisme est en crise et qu'il survit justement grâce à l'intervention de l'État. En particulier, la dernière décennie n'a pas cessé de voir appliquées des mesures de relance des marchés financiers tant qu'ils pouvaient continuer à fonctionner. Du sauvetage des banques aux politiques adoptées par la Banque centrale européenne - BCE - ces dernières années, le capital financier, champion du néolibéralisme, n'a cessé de demander l'aide de l'État. Par conséquent, lorsque l'on s'intéresse aux changements dont ces capitaux sont responsables sur le marché du logement en Europe et au-delà (c'est-à-dire dans la façon dont les gens vivent), il faut également indiquer qui sont les responsables politiques de cette situation.

Dans un contexte où se multiplient les avertissements sur l'éventualité d'une future crise financière, les prévisions du marché pour les années à venir ne sont pas nécessairement optimistes. Face à un système financier fragile, la BCE a promu une politique visant à empêcher les banques européennes de se retrouver au centre de la tempête lorsque les problèmes commencent. C'est pourquoi, en 2017, elle a proposé la mise en œuvre de « Guidelines » (feuilles de route) dont l'objectif est « d'assainir » les bilans des banques de toute une série d'actifs toxiques qui restent dans leurs comptes, appelés « Prêts non-performants » (Non-Performing Loans - NPL - en anglais), c'est-à-dire des crédits en souffrance depuis au moins 90 jours.

Le moyen privilégié par la BCE pour assainir les banques est de recourir au marché secondaire en titrisant ces actifs toxiques. Rappelons que c'est l'hypertrophie de ce même marché secondaire qui a conduit à la génération d'une dynamique spéculative avant la crise de 2008. La titrisation, qui a été l'un des moteurs qui ont accéléré le krach financier il y a 10 ans, est une fois de plus un instrument privilégié dans une logique du « chacun pour soi » dans le secteur bancaire. En bref, pour assainir le secteur bancaire en 2019, la BCE encourage les banques à poursuivre sur la voie qui a conduit à la plus grande crise financière que nous ayons connue.

De toute évidence, ces actifs toxiques ne disparaissent pas dans l'air, mais passent dans d'autres mains. C'est ici que les fonds vautours reviennent en jeu. Ayant gagné du poids ces dernières années sur le marché secondaire, ils facilitent une grande partie de ces  opérations de « d'assainissement » de la banque. Cette pratique n'est pas nouvelle, mais correspond à la logique d'affaires entre la banque et les hedge funds ces dernières années. Alors pourquoi la BCE parie-t-elle sur une politique de vente sur le marché secondaire alors que c'était déjà le cas auparavant ? La réponse réside dans le fait que le taux d'actifs toxiques dans les bilans des banques européennes est encore plus élevé qu'aux États-Unis et au Japon. Si l'objectif est de préserver autant que possible le système financier européen face à une crise prévisible, il est nécessaire de limiter autant que possible l'exposition de ces banques.

Toutefois, il s'agit d'une politique contradictoire. D'abord, parce qu'elle cherche à sécuriser les banques en affaiblissant l'ensemble du marché financier (en encourageant la spéculation sur des actifs peu sûrs, ce qui augmente le risque d'éclatement de la crise). Deuxièmement, parce que la BCE tente d'accompagner la dynamique du capital financier caractérisé par une capacité de contrôle faible ou inexistante, et est réticente à limiter les secteurs qui promettent une rentabilité élevée. Ainsi, malgré la politique de réduction des actifs toxiques de la BCE, certaines banques d'investissement  cherchent déjà des moyens d'accorder, avec les fonds vautours, des prêts à haut risque pour faciliter l'achat de maisons par des particuliers.

Cette politique entraîne de lourdes conséquences, en particulier sur le droit au logement des populations. Selon la dynamique spatiale observée sur le marché immobilier, la vente aurait lieu dans des zones périphériques dont les logements sont de moins bonne qualité. Nous sommes confrontés à un cercle vicieux entre la bulle locative et la vente de logements dans la périphérie qui entraîne l'expulsion et le déplacement de la population la plus précaire qui ne peut se permettre de continuer à vivre dans les centres urbains et qui est forcée d'aller en périphérie et de s'endetter. Ces processus, qui ne sont pas une nouveauté dans l'ordre néolibéral des villes, attaquent directement non seulement le droit au logement mais plus largement le « droit à la ville » des personnes. Lorsque l'on parle de ce droit, il ne s'agit pas de quelque chose d'abstrait, mais de quelque chose lié aux conditions mêmes de la reproduction sociale des individus, qui sont soumises et dépendantes d'un fonctionnement et d'une logique incompatibles avec le développement d'une vie dans des conditions dignes. Au cours de la dernière décennie, le capitalisme a survécu grâce à toute une série de richesses desquelles il nous a dépossédé·e·s, nous exposant encore plus face à l'éventualité d'une nouvelle crise. C'est pourquoi la politique de la BCE est une véritable politique de « classe », qui cherche à tout prix à préserver le système bancaire aux dépens des citoyen·ne·s. Étant beaucoup plus exposé·e·s au capital financier qu'il y a une décennie, ce seront elles et eux qui, sauf  changement radical dans la politique européenne, paieront les coûts de la prochaine crise.

Ce texte est une version élargie d'un article initialement publié sur  El Salto

L'auteur remercie Nathan Legrand pour son travail de relecture.

 cadtm.org

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